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De prime abord, le défi est audacieux : rassembler dans un même livre la pensée de deux Canadiens anglais et de quatre Québécois qui semblent avoir exercé une influence déterminante au Canada au cours des quelque quarante dernières années, soit l’espace de deux générations. En effet, beaucoup de choses séparent un tory mystique comme George Grant d’un souverainiste marxiste comme Marcel Rioux. C’est le mérite des trois auteurs de ce livre que d’avoir rapproché des pensées en apparence irréductiblement différentes les unes des autres en sautant les barrières de la langue, des appartenances idéologiques et des disciplines. On peut certes reprocher aux auteurs d’avoir fait la part belle à la pensée québécoise, qui remporte quatre illustres représentants. Pourquoi n’y avoir pas inclus McLuhan par exemple ? Le choix des auteurs se défend toutefois dès lors que l’on admet qu’il leur importait de réunir les contributions des intellectuels canadiens qui ont marqué le cours de choses et travaillé sur les thèmes classiques de la vie politique, soit la liberté, l’égalité et la communauté. L’exercice auquel les auteurs se sont prêtés ne se veut donc pas une synthèse de l’ensemble de l’oeuvre de ces six intellectuels, ni une analyse critique de chacun d’eux.

Le projet de cet ouvrage est né de la volonté de Bickerton, Gagnon et Brooks de prendre « les auteurs canadiens au sérieux » et de dissiper la fâcheuse impression que le Canada serait un pays où les grandes idées et les conflits idéologiques brilleraient par leur absence. C’est là une impression qu’André Siegfried conforta dans les observations qu’il fit sur le pays au début du XXe siècle et que la gauche canadienne a par la suite voulu théoriser en attribuant cette absence à la volonté délibérée des dirigeants politiques canadiens d’éviter que la politique n’engendrât des conflits de classe. Bien que les trois auteurs reconnaissent que la politique canadienne, par son pragmatisme, son insistance sur la médiation assurée par les partis et ses moeurs empreintes de népotisme, ne prédispose pas toujours aux débats d’idées, ils estiment néanmoins qu’il y a eu au Canada d’autres conflits que ceux de classe qui ont suscité une réflexion originale. Longtemps un importateur d’idées et un exportateur d’intellectuels, le Canada, fort de ses Ignatieff, Taylor et Kymlicka, adoubés par le monde intellectuel anglophone, serait sorti de son adolescence et aurait produit des idées « grandioses ».

La structure de l’ouvrage est relativement simple : après un chapitre d’introduction aux intellectuels et à la vie politique au Canada, les auteurs consacrent un chapitre à chacune des six figures, puis font une récapitulation dans un chapitre final.

La présentation de l’économie politique radicale de Innis, figure emblématique des sciences sociales au Canada, constitue d’emblée la contribution la plus originale de l’ouvrage, qui fait découvrir un auteur plutôt méconnu dans le monde francophone. Historien qui a oeuvré à l’Université de Toronto de 1920 à 1952, Innis n’est pas à proprement dit un philosophe ou un théoricien de la politique. Sa théorie des « ressources premières », qui tente d’élucider les rapports entre dépendance et développement, entre empire et colonie et entre nationalisme et régionalisme, lui a toutefois valu d’exercer une influence durable sur plusieurs disciplines et d’être le créateur, à lui seul, de l’école de Toronto. En matière politique, Innis fut un libéral dans la grande tradition whig qui avait en horreur les monopoles de toutes sortes, en particulier les monopoles du savoir contrôlés grâce à la technologie. La modernité, selon Innis, était loin de dessiner un horizon de progrès sans faille. Pour contrecarrer les déséquilibres et les crises qu’elle avait engendrés, il se fit l’avocat de la tradition orale. Il compta aussi parmi les rares intellectuels anglophones à avoir critiqué les tendances centralisatrices et la technocratie à la base du nationalisme canadien, attitude conforme à sa conception de l’équilibre culturel à laquelle les empires sont réfractaires. Libéral, Innis fut néanmoins dans une certaine mesure un collectiviste qui voyait dans les communautés locales le lieu de la liberté, quoique menacée par les médias de masse, la bureaucratie centralisée et la grande entreprise qui tous privilégient le contrôle de l’espace au détriment du temps et des filiations.

Les auteurs jettent également un regard intéressant sur le conservateur angoissé qu’était George Grant, à leur dire « l’un des penseurs les plus connus et les plus originaux du Canada anglais au XXe siècle ». À l’instar d’Innis, Grant a élaboré une réflexion sophistiquée sur les conséquences de la technologie sur la société et la dynamique du monde moderne. Bien que les auteurs mentionnent Alexandre Kojève et Jacques Ellul parmi les penseurs qui ont influencé la critique que Grant a faite de la société technique, il aurait été instructif d’apprendre plus précisément ce que Grant doit à ces deux penseurs et ce qui les en sépare. De plus, s’agissant de la conception de la liberté défendue par Grant, les auteurs auraient pu reprendre la distinction établie par ce dernier entre mythe et liberté, la modernité étant pour lui un processus de séparation entre les deux. Tout conservateur qu’il fût, Grant n’en fut pas moins considéré comme un allié de la gauche politique canadienne, en raison de sa critique implacable du matérialisme capitaliste et de son appel au ressaisissement contre l’emprise de l’empire technologique américain sur le Canada, ce que les auteurs mettent bien en évidence. Ces derniers dépeignent Grant tel un nationaliste convaincu qui voyait comme une fatalité le dépérissement des liens communautaires et des traditions locales canadiennes sous la poussée de l’État libéral et du capitalisme, ce qui lui fit prendre le parti de la décentralisation afin de retarder le processus d’américanisation du Canada.

Pour ce qui est des quatre penseurs québécois, les auteurs nous en brossent des tableaux assez complets et pondérés. Parfois, les auteurs puisent un peu trop dans les interprétations qu’on en a données et pas assez dans leur oeuvre même. En ce qui regarde Laurendeau, les auteurs n’ont pas jugé bon d’expliciter les bases républicaines de sa pensée ; dans plusieurs de ses écrits, Laurendeau a fait de la république un idéal politique qui informe sa conception de la liberté et de la communauté. S’agissant de Rioux, les auteurs expliquent que le « nationalisme libéral » caractérise son oeuvre. Ce n’est peut-être pas là l’appellation la plus heureuse pour désigner une forme de nationalisme qui fonde la conquête de l’autonomie sur la double émancipation des peuples et des personnes dans une perspective socialiste. Critique de l’impérialisme américain et promoteur de l’autogestion contre la centralisation bureaucratique, Rioux semble avoir partagé avec Grant et Innis, soulignent avec raison les auteurs, le souci de « défendre un ordre social fondé sur les communautés de base ». Ils rappellent à juste titre que le communautarisme libéral défendu par Taylor a commencé à s’élaborer dans ses premiers écrits sur la politique canadienne qui ont tôt établi son statut comme l’une des figures de proue de la gauche au Canada. Leur interprétation de l’oeuvre de Taylor a donc le mérite de rendre compte aussi bien de ses premiers écrits que des ouvrages plus tardifs qui ont fait la renommée mondiale de Taylor, tels que Sources of the Self et The Malaise of Modernity, et qui ont posé le modèle d’un communautarisme libéral qui admet la légitimité politique des nationalismes.

De toutes les figures étudiées, c’est celle de Pierre Elliott Trudeau qui s’accorde le moins avec les autres. Chez lui l’intellectuel s’est doublé d’un homme d’État. Quels éléments, entre ses écrits ou ses politiques, témoignent le mieux de sa pensée ? Les auteurs ont pris le parti de restituer la pensée politique de Trudeau à partir principalement des textes qu’il a publiés avant d’entrer en politique. Ils vont jusqu’à affirmer que Trudeau, une fois installé au pouvoir, « restera toujours fidèle aux principes de base de la philosophie politique qu’il a élaborée et exposée » dans sa première carrière d’intellectuel. Ils ont en partie raison en ce que la conception générale que Trudeau s’est faite de la liberté, de l’égalité et de la communauté a peu varié après son accession au pouvoir. Seulement, on peut difficilement concilier la défense du fédéralisme décentralisé que Trudeau mit en avant en 1967 (dans Le fédéralisme et la société canadienne-française) et la vision quasi unitaire du pays et de la gouverne politique qu’il fit triompher notamment avec la réforme constitutionnelle de 1982. Les auteurs rendent quand même justice à l’épaisseur philosophique de la pensée de Trudeau, largement tributaire du personnalisme. On regrette seulement qu’ils n’aient pas fait écho aux travaux de Martin Meunier et de Jean-Philippe Warren sur l’influence du personnalisme sur les collaborateurs de Cité libre ou à ceux de Stéphane Kelly, qui ont montré l’influence exercée par Lord Acton, Laski et le fabianisme sur la genèse de la pensée de Trudeau.

L’ouvrage s’achève par une synthèse utile et pédagogique contrastant les unes avec les autres les thèses défendues par les six intellectuels. Les auteurs concluent leur ouvrage par ces mots : « Tous ces hommes laissent une impression durable et indélébile au firmament de la pensée politique canadienne. » Qu’il y ait une telle pensée, les auteurs, à n’en pas douter, ont relevé le défi d’en dévoiler les principaux éléments, dans un ouvrage stimulant et instructif qui s’inscrit dans le renouveau de l’étude des idées politiques que l’on constate depuis quelques années. Quant à l’impression durable que laisseront ces intellectuels au firmament des idées, l’avenir seul le dira.