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Le titre de cet ouvrage collectif évoque d’emblée l’impact que peut avoir la mort d’un être cher, resté au loin ou ayant partagé l’aventure du grand déplacement. Il annonce aussi le parcours semé d’embûches de l’immigrant, lié aux distances spatiales et à l’entrechoc de référents culturels différents entre « culture première » (dirait Fernand Dumont, dans sa pensée rayonnante) et environnement d’accueil. La mort vient les révéler, parfois les exacerber. À cet égard, s’il est essentiel de refléter comme ici les difficultés sous sources multiples, il serait aussi nécessaire de mieux connaître ce qu’on pourrait désigner comme des « facteurs de protection », facteurs qui débordent le réseau familial, le réseau ethnoculturel et les balises culturelles, singulièrement religieuses (et ce, par-delà l’observation subtile du mythe du retour et de la nostalgie comme « tuteurs de résilience »). Car cet ouvrage est destiné a priori aux intervenants – offrant aussi écho aux travailleurs sociaux à qui incombe de jongler avec les méconnaissances-apories bien concrètes – et à un public plus large. Les directrices de publication ont cru bon de proposer une analyse descriptive de la situation au Québec, et dans une moindre mesure, en France – même si la France est quadrillée de tant de contextes différents –, ce qui n’empêche pas des chapitres souvent toniques dont ceux inspirés de l’ethno-psychiatrie. L’ouvrage reprend en large part une recherche collective sur le thème du deuil (2013-2016), en treize courts chapitres partitionnés sous trois angles clairement identifiés et si simplement pertinents, respectivement coiffés par des témoignages éloquents et illustratifs, mais dont l’analyse à la fois singularisée et reliée me semble inachevée – étrange paradoxe d’un empirisme choisi. « Entre mobilisation et impuissance » (Partie 1) campe fort justement le réflexe premier dans des situations d’adversité. Le titre interrogatif du premier chapitre (« un deuil comme les autres ? ») engagerait trop pour ce qu’il propose : par-delà les propos éclairés de L. Rachedi, il aurait été bienvenu de travailler systématiquement la question du deuil en général et/ou de mener la comparaison avec d’autres sociétés d’accueil pour bien y répondre. Quant à la question des ressources transnationales, sous différentes formes incluant les technologies de l’information et de la communication (Ch. 2, 3), l’état des lieux est dressé avec justesse, avec ses limites. Le hiatus de la question lancinante du retour de la dépouille au pays se double de l’impossible présence au décès et aux funérailles (Ch. 4), rendus plus déchirants à mon sens du fait qu’on a, en émigrant, forgé soi-même un écart, si légitime soit-il.

« Mourir dans la différence » (Partie 2) donne accès à un inventaire des conditions de « gestion » de la mort, avec des accents différents, selon qu’il s’agit – notamment – de santé publique au Québec (Ch. 5), de traditions hindouistes qui se coulent dans l’adaptation sereine (Ch. 5, 6) ou encore de la pointe acérée de la mort des migrants aux frontières selon deux narrativités ciblées (et il me semble bien minimalement indicielles de la question), l’une cinématographique, l’autre romanesque, menées finement.

Enfin, « Offrir un accompagnement adapté » (Partie 3) documente avec vigueur les efforts originaux mis en place afin que la société d’accueil (Québec et France) soit davantage mise « au service de ». La mort annoncée est brillamment explorée dans l’offre de soins palliatifs (Ch. 9), astucieusement décrite dans la reconnaissance active des valeurs culturelles qui se condensent en proximité de mort au Centre Babel (France) (Ch. 10). La concertation innovatrice des forces du milieu est articulée concernant le projet « Info-décès » (sic) de Sherbrooke (Ch. 11). La multiséculaire potentialité du récit (c’est moi qui énonce), sous ses formes actuelles de narrativité, marque de médiation culturelle, est exemplifiée dans le chapitre 12 à travers l’expérience de diffusion d’une capsule vidéo (il y aurait trop à développer sur ce sujet) dont le titre reprend le mot d’un interlocuteur (« Chez nous, les morts ne sont pas [jamais?] morts »), tandis que le récit du lien et de la transmission possible (Ch. 13) offre en soi comme en ersatz de la non-présence aux funérailles une transposition nuancée des modèles narratifs, sous l’apport singulier de la place laissée aux croyances dans le sens général des productions imaginaires.

L’objet hybride – deuils ET vécus immigrants – de cette parution notable se déploie dans une épistémologie minimaliste qui privilégie le phénomène de l’immigration. Si l’effectuation des rites de mort s’avère cruciale pour officialiser l’entrée dans le deuil, la palette de leurs fonctions implique notamment l’inter-reconnaissance des survivants face à la mort et à leur chagrin, et sur le devoir dû aux morts, prescrit par les diverses religions, et notoirement le sort des dépouilles. En ce sens, le caractère fondamental des funérailles est relevé. Or la puissance symbolique du rite se situe intrinsèquement dans l’aptitude à métaboliser tout changement, et de là, l’immigration même. De la même manière, peut-être à trop serrer de près l’empiricité, même avec sensibilité, les enjeux psychiques du deuil, à la fois intimes et collectifs, ne bénéficient pas assez de l’étayage conceptuel nécessaire (et davantage probant et fouillé dans ses sources) qui éviterait des approximations, notamment terminologiques, et qui permettrait par exemple d’explorer le fait que l’instauration d’une société des morts ne signifie pas rupture avec la société des vivants (au contraire), ou encore que la dispersion des groupes humains sur des territoires différents est en soi une figure de la mort, suprême dispersion. La souffrance des « deuilleurs » (néologisme de L.-V. Thomas, 1975, désignant l’engagement de tous les acteurs sociaux) ici esquissée, et à juste titre amplifiée par la surmultiplication des démarches administratives (la multiplication étant malheureusement le lot ordinaire), serait à approfondir, si possible au moyen de l’exploration des symboliques de mort reliées en soi à l’arrachement, au renoncement puis à l’attachement à une terre nouvelle, physique et autres méta. La double référence serait alors à croiser avec le phénomène des pertes et de ce qu’elles font apprendre.

On peut comprendre cette butée théorique par l’autre piste épistémologique, cette fois axée sur une forme de relativisme culturel – sous la diversito-manie, me semble-t-il – inhérente au socio-constructivisme. Tant et si bien qu’on risque de méconnaître le discours sous-jacent, voire une symbolique culturelle transversale aux pratiques répertoriées. Bref, le pari d’analyse au premier degré des expériences est bellement rencontré, mais de se doter d’un supplément de profondeur conceptuelle n’aurait pas nui à la compréhension et, du coup, à l’intervention pertinente, tout au contraire, puisque la richesse prismatique de l’intention et de la démarche révèle déjà sa générosité et son acuité.

Par-delà ces quelques bémols concernant la validité scientifique de l’oeuvre, cet ouvrage s’avère d’une grande sensibilité générale aux expériences, offrant des pistes toniques; d’une facture sobre et alerte, équilibrant une série d’enjeux aussi non-dits, il est rendu dans une écriture accessible et fort agréable. Surtout, il fait justement oeuvre utile, permettant à tout lecteur – quelles que soient ses connaissances préalables – de saisir avec acuité les singularités situationnelles et émotives qui marquent la trajectoire de l’immigration, la hachurant souvent davantage. Évitant le plus souvent le dolorisme, il investit les formes d’apprentissage et d’inventivité que l’épreuve vient galvaniser. Il fallait ouvrir ce chemin (des sentiers ethnographiques le furent discrètement au Québec, dès les années 80), du moins au niveau d’une publication qui recèle une cohérence par ailleurs plutôt difficile à tenir. Le souci des « défis et adaptations », sous-titre de l’ouvrage, n’est que mieux exprimé.