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Quelle est la place du Québec dans le contexte américain (ou « hémisphérique », pour employer le terme que les États-uniens tendent à privilégier en référence au continent[1]) ? Ce n’est que depuis quelques années que le Québec a découvert (ou redécouvert ?) son « américanité », son appartenance à cet ensemble de territoires et de peuples que l’on a appelé le Nouveau Monde et que l’on a pu décrire comme le lieu d’expérimentation des utopies modernistes de l’Europe[2]. Une telle prise de conscience des Québécois se manifeste autant sur le plan des idées – avancées et débattues dans plusieurs publications savantes et colloques universitaires récents[3] – que sur celui des actions politiques. En effet, il est possible de relever un certain nombre d’initiatives gouvernementales qui témoignent d’un intérêt croissant pour le rôle actuel et potentiel du Québec dans l’espace des relations interaméricaines[4]. Bien sûr, dès que l’on songe à un cadre interaméricain, on se tourne vers l’autre Amérique, « l’Extrême-Occident » comme l’a caractérisée Alain Rouquié, cette vaste géographie où un demi-milliard de personnes qui partagent une identité culturelle vivent réparties dans une vingtaine de pays s’étalant du Rio Grande à la Terre de Feu.

L’Amérique latine, une région qui a longtemps été méconnue, sinon carrément ignorée, par les décideurs canadiens à cause de son blocage économique et son instabilité politique, est perçue aujourd’hui comme un partenaire incontournable dans la dynamique de mondialisation des marchés. On ne se le cache pas, la principale motivation des gouvernements est de favoriser les relations commerciales et financières en vue d’une éventuelle intégration continentale. Le Canada, depuis son adhésion à l’Organisation des États Américains en 1991, a clairement établi une stratégie visant à se positionner, face aux États-Unis, comme un pourvoyeur alternatif d’investissements, de technologie et d’expertise pour les marchés émergeants de l’Amérique latine[5]. Le Québec, parfois même en concurrence avec le gouvernement fédéral canadien, poursuit les mêmes objectifs. Bref, à la faveur des processus de mondialisation et d’intégration régionale, le contexte interaméricain – ce qui veut dire, dans la pratique, l’Amérique latine – devient une référence de plus en plus importante pour le Québec. Or, si le but ultime de ce rapprochement est surtout de nature économique, il n’en demeure pas moins que des projets comme la Conférence parlementaire des Amériques, mise sur pied par l’Assemblée nationale du Québec en 1997, et le Collège des Amériques, établi à Montréal en 1998 par l’Organisation universitaire interaméricaine, soulignent le potentiel qu’a la société québécoise de constituer un lieu de rencontre politique et culturel entre l’Amérique du Nord et l’Amérique latine.

C’est dans ce contexte que nous nous intéressons aux parallèles et aux contrastes que l’on peut établir, sur le plan des valeurs collectives, entre la société québécoise contemporaine et les autres sociétés du continent. Dans le cadre de l’interrogation sur l’américanité des Québécois, il s’avère en effet nécessaire de déterminer leurs coordonnées culturelles – on peut aussi dire, avec Yvan Lamonde (1999), leur « formule identitaire » – vis-à-vis des autres collectivités du Nouveau Monde. Nous allons nous pencher, dans cet article, sur l’hypothèse que le Québec se situe culturellement entre l’Amérique du Nord – plus précisément l’Amérique de tradition anglo-saxonne – et l’Amérique latine[6]. Il est bien sûr impossible de « valider » ou d’« invalider » une telle hypothèse qui relève, en grande partie, de l’opinion de chacun sur la possibilité de parler d’une quelconque « façon d’être québécois » (ou d’une « façon d’être latino-américain »). Nous croyons pourtant qu’il est important d’examiner l’intuition qui la sous-tend. Quoique fort présente dans l’imaginaire social, l’idée qu’il existe des affinités culturelles – soient-elles superficielles ou profondes – entre les Québécois et les Latino-Américains n’a mérité que très peu d’analyses sociologiques[7]. Or, le Québec, avec toute sa complexité en tant que carrefour de cultures convergentes sous une identité francophone en Amérique du Nord et sensible à la question des rapports entre majorités et minorités, est en mesure de jouer un rôle actif dans l’établissement de liens solides avec l’Amérique latine, non seulement au niveau des relations intergouvernementales, mais aussi de la société civile. Cependant, il est essentiel d’identifier les points de contact sur lesquels il serait possible de développer un dialogue constructif, ainsi que les écarts significatifs qui relèvent des différences sur le plan de la culture publique.

Il est aisé de trouver dans le discours politique contemporain des références à un sentiment – certes diffus – d’affinité culturelle entre le Québec et l’Amérique latine : « Nous [les Québécois] sommes des Latins du Nord »[8] ; « nous [les Québécois] avons en outre à offrir notre condition de Latins du Nord. Pour les Latino-Américains, il est sans doute intéressant de venir discuter au Québec, où il règne une ambiance un peu plus latine qu’ailleurs en Amérique du Nord »[9]. La condition de « latin » semble ainsi renvoyer à une « façon de voir les choses », à une « ambiance », donc à une sorte de d’arrière-plan anthropologique dont on prend rarement le temps d’expliquer le contenu. L’idée que les Québécois sont des « Latins du Nord » – une expression forgée par Marcel Rioux (1974) – est probablement utilisée par les politiciens d’aujourd’hui de façon purement opportuniste (un bon vendeur ne manquera pas de rappeler à son client que, après tout, « on est des cousins »). Pourtant, le fait qu’elle soit évoquée comme une évidence qui n’a pas à être justifiée indique qu’elle rejoint, ne serait-ce que de façon périphérique, la représentation identitaire des Québécois. Leur latinité découlerait, bien évidemment, de l’origine française. Mais au-delà de la langue et de l’attachement à un héritage culturel particulier (un certain type de goûts, de préférences dans le domaine de la cuisine, la mode, les loisirs, la consommation, etc.), peut-on parler d’une « vision du monde » colorée d’un caractère latin ?

Mais, il faut d’abord se demander : qu’est-ce qui est proprement latin dans la culture latino-américaine[10] ? En raison des avatars politiques des nations d’origine espagnole ou portugaise – guerres civiles, dictatures, révolutions – et de leur situation chronique de sous-développement et d’injustice sociale, il y a eu une tendance à mettre l’accent sur les déficiences de l’homo latinus. En fait, d’innombrables auteurs latino-américains se sont fait le devoir de répertorier les défauts de leur personnalité collective. Par exemple, l’écrivain mexicain Octavio Paz a dressé une liste accablante des traits saillants de la vie publique en Amérique latine : « [...] le désordre, la démagogie, les mythomanies, l’éloquence vide, le mensonge et ses masques, l’archaïsme dans les attitudes morales, le machisme, [...] l’intolérance en matière d’opinions, croyances et coutumes » (Paz, 1983, p. 163 ; traduction). L’essayiste et journaliste chilien Ricardo Latcham décriait, quant à lui, le « culte des apparences », ainsi que « la soif d’ostentation, l’orgueil, la tendance à former des bandes et des clans... » (cité dans García-Huidobro, 1998, p. 129 ; traduction). Est-ce bien le caractère latin qui est à la base – comme condition de possibilité ou comme cause directe – de ces tendances psychologiques et sociétales ? Comment distinguer les préjugés et les banalisations des traits véritables d’une « mentalité collective » donnée ?

Lors d’un entretien avec Jorge Luis Borges, Jean de Milleret signalait à l’écrivain argentin que dans ses contes policiers on voit ressortir « la préférence créole pour ce qui n’est pas ordonné et contre tout ce qui nécessite un effort » (deMilleret, 1967, p. 206). Dans la même veine, de Milleret insistait également sur le fait que les personnages borgésiens, imbus de leur créolitude, « ne manifestent jamais une éthique ; [...] ils sont fatalistes : ils acceptent d’être victimes » (deMilleret, 1967, p. 201). La condition créole renvoie, dans le contexte latino-américain, à l’identité profonde, authentique du fils du pays, connotant autant l’Européen né en Amérique que le Métis[11]. Borges ne contredit pas son interlocuteur ; mais il évoque ailleurs dans l’entrevue les qualités de « l’amitié espagnole, le courage espagnol, la loyauté espagnole » (deMilleret, 1967, p. 135), vertus morales souvent attribuées à l’esprit latin, moins individualiste et plus grégaire. Mais, au-delà de cette image quelque peu simpliste, il est important de rappeler ce qui est surtout vu comme le coeur – et la promesse – de l’identité latino-américaine : le pluralisme culturel, son immense potentiel intégrateur et créatif. L’écrivain mexicain Carlos Fuentes l’a exprimé dans ces termes :

Tout réductionniste porte atteinte à l’authenticité ibéro-américaine : méditerranéenne, indigène et africaine, mais surtout originellement métisse, incluante et non excluante. Encourager la multiplicité ethnique et culturelle jusqu’à ce qu’elle pénètre les institutions politiques et économiques, tel est à grands traits le projet de la modernité latino-américaine.

Carlos Fuentes, cité dans Remiche-Martynow et Valier, 1993, p. 14.

Il faut certes se méfier de toute prétention essentialiste : l’identité latino-américaine est hétérogène, complexe et changeante. Il est cependant possible de parler d’un « espace culturel latino-américain, dans lequel cohabitent beaucoup d’identités » (GarcíaCanclini, 1999, p. 103). C’est justement la dynamique de mélange, hybridation, heurts et contradictions de multiples identités qui constitue l’une des particularités culturelles de l’Amérique latine. Mais, qu’est-ce qu’une culture ? Marcel Rioux la définit comme « un ensemble de structures mentales et affectives dont les diverses classes et groupes d’une société sont porteurs » (Rioux, 1976, p. 237). Ces structures mentales, poursuit Rioux, « peuvent donner naissance à différentes institutions et pratiques, tout en les imprégnant de leur spécificité. Dans les périodes de transition, les sociétés abandonnent certains traits culturels concrets pour en créer d’autres ». Les institutions et les pratiques peuvent donc se transformer, ou même être abandonnées, sans que pour autant l’intégrité culturelle d’une société soit nécessairement compromise : les structures mentales et affectives demeurent essentiellement inchangées. Quelle est la nature de ces structures mentales et affectives ? Suivant Octavio Paz, nous dirons qu’elles englobent « les arts érotiques et culinaires ; danses et enterrements ; courtoisie et malédictions ; travail et loisirs ; rituels et festivités ; châtiments et récompenses ; rapport aux morts et aux fantômes de nos rêves ; attitudes envers les femmes et les enfants, les vieillards et les étrangers, ennemis et alliés ; l’éternité et le présent ; l’ici et maintenant et l’au-delà » (Paz, 1979, p. 137 ; traduction).

Si les politiciens québécois font valoir la latinité du Québec, c’est bien évidemment pour évoquer vaguement les stéréotypes positifs que l’on projette sur les Latino-Américains (chaleureux, joviaux, transgresseurs, généreux) et non pas les stéréotypes négatifs (fatalistes, je-m’en-fichistes, désordonnés, autoritaires). Mais, au-delà des apparences et des aspects folkloriques, existe-t-il une convergence quelconque sur le plan des « structures mentales et affectives » entre les latins du Nord et du Sud des Amériques ? Peut-on identifier des points de contact sur la base de l’énumération que fait Paz ? La question de l’identité québécoise contemporaine est déjà d’une grande complexité. Une fois que les repères de l’identité canadienne-française se sont écroulés – familisme, religiosité, localisme –, les Québécois se sont attachés à leur langue, à leurs institutions publiques et à la conviction de constituer une communauté distincte. Mais, « partagent-ils une certaine mentalité, certaines attitudes, certaines valeurs qui les distinguent de leurs voisins canadiens et américains ? » (Lemaire, 1993, p. 34). Dans les pages qui suivent, nous nous pencherons sur cette question et, plus particulièrement, sur l’hypothèse que la distinction québécoise réside, en partie, dans son caractère latin. Ensuite nous examinerons des données tirées d’une enquête sur les valeurs des citoyens de plusieurs pays. En nous centrant sur les valeurs à la base de la culture publique, nous contrastons les résultats obtenus au Québec, au Canada anglais, aux États-Unis, au Mexique, au Brésil, au Chili et en Argentine. Cette analyse permettra d’observer de façon empirique l’écart, sur le plan des valeurs civiques, entre la société québécoise et les autres sociétés du continent. Nous proposerons en conclusion quelques pistes de réflexion au sujet de la « compatibilité » culturelle entre le Québec et l’Amérique latine dans le cadre d’une éventuelle intégration panaméricaine.

1. L’américanité latine du Québec

Saisir l’identité québécoise est un défi majeur. Toute identité collective est fluide et contradictoire, donc par définition impossible à décrire de manière systématique et définitive. Mais l’analyse de l’identité québécoise contemporaine présente des difficultés encore plus grandes, en ce qu’elle est au centre de deux tensions extraordinairement significatives. D’une part, l’identité québécoise s’inscrit dans une relation conflictuelle de majorité / minorité : elle est majoritaire – ou, dans d’autres termes, dominante – dans l’espace sociopolitique québécois, mais non pas exclusive (comme c’est le cas dans les pays latino-américains, où les identités minoritaires qui contestent l’identité nationale sont extrêmement marginalisées), alors qu’elle se vit comme minoritaire dans l’espace canadien et, de façon plus large, anglophone nord-américain. D’autre part, et ceci est peut-être encore plus difficile à cerner d’un point de vue analytique, l’identité québécoise moderne se construit à travers une rupture, voire une négation de son antécédent, l’identité canadienne-française marquée par une « doctrine agriculturiste » et une « vocation missionnaire » (Rocher, 1973, p. 21). L’existence de la communauté découle de la reconnaissance de sa continuité historique (exprimée par la devise « je me souviens »), mais la transformation – et surtout la politisation – de son identité correspond à une mise en question des valeurs, des pratiques et d’institutions traditionnelles. Il n’y a qu’à relire les Directives de Lionel Groulx pour voir cette volonté de rupture avec « soi-même ».

Ces enfants qui sont devant vous, fils trop souvent de prolétaires, se croient prédestinés à l’esclavage perpétuel. À vivre indéfiniment du sportule que leur jette le maître ou le trustard d’en face, un trop grand nombre ont fini par se résigner à cette existence comme à leur condition normale.

Groulx, 1937, p. 174.

Le discours affirmationniste et souverainiste québécois depuis les années 1960 et 1970 s’inscrit précisément en faux contre cette image de docilité et d’impuissance. La césure s’est fondée, comme on le sait fort bien, sur une distanciation de la population vis-à-vis du discours clérical et de la représentation de la « race canadienne-française et catholique » (Bourque et Duchastel, 1995). Nous n’allons certes pas faire ici l’historique de cette mutation, non plus qu’analyser les enjeux de cette dynamique de transformation identitaire. Nous allons tout simplement souligner le fait que, dans le contexte de notre problématique, il paraîtrait raisonnable d’avancer la thèse d’une « dé-latinisation » du Québec à la faveur de sa modernisation et de sa « nord-américanisation ». En effet, les parallèles entre la société canadienne-française antérieure à la Révolution tranquille et les sociétés latino-américaines sont évidents : emprise de l’Église, clientélisme politique, taux élevé de natalité, penchant collectiviste, etc. Cependant, autant l’image de la Grande Noirceur est par trop simplificatrice d’une période où se déploie la dialectique entre la tradition et la modernité (Bourque et Duchastel, 1988), autant l’image d’une Amérique latine arriérée et repliée sur elle-même ne correspond que partiellement à la réalité de cette région durant le vingtième siècle. C’est en ce sens que nous dirons qu’il est erroné d’associer – comme le font certains auteurs – la latinité au conservatisme, au fatalisme et à la soumission à l’autorité, même si certaines corrélations peuvent bel et bien être établies. Il nous semble plus pertinent de voir dans la latinité, émergeant de la culture occidentale, une forme spécifique de la tension entre l’universalisme émancipateur de la modernité et le fixisme moral et identitaire. L’idéal moderne de la transcendance des particularismes à travers une « synthèse globale » est d’ailleurs pleinement inscrit dans la pensée du mexicain José Vasconcelos lorsqu’il rédige La Raza Cósmica, un ouvrage fondamental dans le processus de construction identitaire latino-américaine :

Seule la partie ibérique du continent dispose des facteurs spirituels, la race et le territoire qui sont nécessaires pour la grande entreprise d’initier l’ère universelle de l’humanité.

Vasconcelos, 1958 ; traduction.

C’est pourquoi l’histoire politique de l’Amérique latine est beaucoup plus riche et complexe que ce que certaines idées reçues sur le « sous-développement » nous amènent parfois à croire. La plupart des États de ce continent ont été bâtis au dix-neuvième siècle par des élites favorables au républicanisme des Lumières européennes, repris dans l’imaginaire du « Nouveau Monde » et retraduit dans l’idéal de l’« américanité ». Il est aussi important de rappeler que l’indépendance des peuples latino-américains était déjà accomplie vers 1830 et que, en ce sens, le processus de nation-building dans cette région précède de plus d’un siècle celui des mouvements anti-coloniaux du Tiers-Monde. L’Amérique latine n’est donc pas née aux marges ou dans un prolongement tardif de la modernité politique ; au contraire, elle incarne de façon problématique – et peut-être extrême – le projet typiquement moderne de création volontariste de nouvelles sociétés (Armony, 2000). C’est pourquoi tout au long du vingtième siècle, les pays latino-américains ont été le théâtre de luttes où la référence à la souveraineté du peuple et à la capacité de celui-ci à prendre en charge son destin collectif a été centrale. Pensons, par exemple, aux cas emblématiques de la Révolution mexicaine de 1910, de la Révolution cubaine de 1956 ou de la Révolution Sandinista de 1979 au Nicaragua, aussi bien qu’aux diverses vagues de démocratisation dont la plus importante est bien sûr celle déclenchée au début des années 1980. Cette dimension de la « latino-américanité » est ancrée dans l’univers culturel de l’Europe méridionale (l’Espagne, le Portugal et l’Italie), un univers qui appartient nettement à l’Europe – notamment par le relais du christianisme –, mais qui se trouve aussi en contact avec le monde méditerranéen (par le biais de la tradition gréco-romaine et les rapports avec le monde islamique).

[L]es traditions qui composent notre culture, en plus d’être indiennes et africaines, sont européennes, au-delà même de la péninsule ibérique, car c’est l’Espagne et le Portugal qui nous ont transmis l’héritage européen. L’Amérique ibérique est incompréhensible sans le droit romain, le stoïcisme de Sénèque, la philosophie ecclésiastique de saint Augustin et la philosophie politique de saint Thomas d’Aquin.

Carlos Fuentes, cité dans Remiche-Martynow et Valier, 1993, p. 13.

Mais en plus de tracer cette généalogie des influences culturelles, il faut tenir compte du processus d’« américanisation » de cet univers (Armony et Lamy, 1999). Autrement dit, l’identité de l’Amérique latine post-coloniale émerge d’une dynamique marquée autant par l’européanité méditerranéenne que par l’imaginaire du Nouveau Monde, et qui a comporté l’intégration des populations créoles, métisses et autochtones dans des projets nationaux. Comme nous l’avons vu, il est extrêmement difficile de cerner les caractéristiques clés de la matrice culturelle dans laquelle s’insèrent ces projets nationaux. Nous ferons pourtant l’exercice d’en identifier quelques-unes, en nous basant sur les analyses de plusieurs auteurs[12] : 1) une conception hiérarchique de l’ordre social, incarnée dans une organisation politique et administrative extrêmement formaliste et centralisée qui n’admet pas le conflit (dont le modèle est l’Église ou l’armée) ; 2) une idéologie de la « rencontre » de races ou du mestizaje (métissage biologique), selon laquelle les groupes sont vus comme différents mais complémentaires ; 3) une éthique dualiste qui distingue entre le domaine privé et le domaine public, de sorte qu’un code empathique s’applique à la famille et aux amis (fraternité, loyauté, affection) et un autre de nature surtout stratégique s’applique dans le monde extérieur ; 4) un imaginaire anti-matérialiste qui valorise, d’une part, le « spirituel » (l’honneur, la gloire, les attitudes chevaleresques, le respect de ses supérieurs, le décorum) et, d’autre part, un certain hédonisme (les plaisirs corporels, les jeux, les fêtes). Ces quatre caractéristiques peuvent être facilement contrastées avec certains traits culturels habituellement attribués à l’Amérique du Nord, particulièrement aux États-Unis : conception égalitaire de l’ordre social, incarnée dans une légalité empiriste, constructiviste et de type antagonique ; idéologie inclusive pour les Blancs (image du « creuset des races »), mais qui tend à exclure les Noirs et les Autochtones (conception binaire des « races »)[13] ; éthique unifiée qui applique les valeurs de tolérance, honnêteté, frugalité (associées traditionnellement au protestantisme) de façon identique dans les sphères privée et publique ; attitude pragmatique et compétitive sur le plan des actions matérielles.

Les élites de l’Amérique latine ont toujours manifesté une profonde ambivalence à l’égard de l’individualisme au coeur de la culture anglo-saxonne. On retrouve, dans le discours politique et littéraire latino-américain de tout le vingtième siècle, d’innombrables références aux deux faces de cet individualisme : d’un côté, on célèbre l’esprit industrieux et indépendant des États-uniens et, de l’autre, on décrie son caractère matérialiste et utilitariste. Cette opposition n’est pas – comme le laisserait croire une analyse hâtive de ce type de discours – qu’une volonté de dissociation morale entre le libéralisme politique et le libéralisme économique. C’est aussi et surtout la dichotomie entre deux conceptions de l’existence personnelle et collective qui s’affrontent dans chaque nation du Nouveau Monde et que l’écrivain uruguayen José Enrique Rodó symbolisait, autour de 1900, dans les figures antinomiques d’Ariel et de Caliban (inspirées des personnages shakespeariens). Ariel représente la partie noble, élevée, spirituelle et héroïque de la Raison, alors que Caliban représente l’intelligence concrète, pragmatique et égoïste qui vit dans le présent immédiat. Rodó exprime métaphoriquement la préoccupation de bien de ses contemporains devant ce qu’il appelle la « nordomanie » (la fascination par l’Amérique du Nord) des jeunes générations, et le danger d’une « délatinisation » des sociétés du Sud. Il va de soi que cette latinité – dont la filiation laïque est celle du monde classique gréco-romain (sa filiation religieuse étant bien sûr celle du catholicisme) – est conçue comme un espace de partage de valeurs et d’allégeances. Alexis de Tocqueville avait déjà postulé l’existence d’une opposition sur ce plan entre les personnalités latine et anglo-saxonne lorsqu’il comparait les Canadiens (français) et les Américains (des États-Unis) :

On ne sent ici en aucune façon cet esprit mercantile qui paraît dans toutes les actions comme dans tous les discours de l’Américain. La raison des Canadiens est peu cultivée, mais elle est simple et droite, ils ont incontestablement moins d’idées que leurs voisins, mais leur sensibilité paraît plus développée. Ils ont une vie de coeur, les autres de tête.

De Tocqueville, 1991, entrée du 28 août 1831.

Ces propos de de Tocquevile peuvent offenser le Québécois contemporain, mais ils reflètent une conception de la latinité revendiquée encore aujourd’hui en Amérique latine : non pas celle d’un esprit « peu cultivé » et avec « moins d’idées », mais celle d’un être sensible, porteur d’une vie affective, moins poussé à conquérir et contrôler le monde matériel et plus soucieux de son prochain. Lorsque l’on contraste les « valeurs québécoises » et les « valeurs canadiennes », comme le fait le politologue Alain Noël, n’évoque-t-on pas, d’une certaine manière, cette attitude moins matérialiste, moins individualiste, moins rigoriste ? Les Québécois seraient moins sévères dans la répression de la criminalité (particulièrement à l’égard des jeunes contrevenants), plus justes en ce qui concerne la fiscalité et plus généreux sur le plan de l’aide au développement (Noël, 2000).

Les Québécois s’inscrivent dans un jeu d’identification et de différenciation identitaire fort complexe (Figure 1). Le Québec se distinguerait du Canada anglais par son « européanité » (qui le rapproche de la France), de l’Europe par sa « nord-américanité » (qui le rapproche des États-Unis) et des États-Unis par sa « nordicité » (qui le rapproche du Canada anglais)[14]. À cela se superpose, bien évidemment, l’ambivalence à l’égard de la « canadianité » elle-même, car le Québécois « ne peut pas nier son allégeance canadienne en tant qu’identité culturelle : trois siècles de coexistence dans le même espace géopolitique ont développé chez les deux groupes concernés, à leur insu, un nombre considérable de traits culturels communs... » (Abou, 1981, p. 41). En même temps, l’identité québécoise s’est affirmée à travers « l’invention » du Canada anglais comme entité monolithique aux traits quelque peu stéréotypiques (Latouche, 1995, p. 131). Ce type de dynamique d’identification et de différenciation n’est pas en soi inhabituelle. En fait, la plupart (sinon toutes) les sociétés définissent en partie leur identité dans une tension d’attraction et de répulsion vis-à-vis de pôles identitaires significatifs (la mère patrie, les voisins – particulièrement les plus puissants ou menaçants –, les métropoles, etc.). Ce qui est peut-être unique dans le cas du Québec, c’est la présence extrêmement lourde dans l’imaginaire collectif de cette dynamique à trois axes[15].

Figure 1

Référents identitaires de la société québécoise

Référents identitaires de la société québécoise

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Bien que le poids des différentes références identitaires varie, aucune n’est négligeable. Ainsi, alors que 68 % des Québécois se sentent davantage Nord-Américains, 48 % se sentent plus près des Canadiens des autres provinces que des Américains et 38 % considèrent que le Québec a plus d’affinités avec l’Europe qu’avec les États-Unis[16]. Or, qu’en est-il de la latinité des Québécois ? Il semble clair qu’il n’existe pas de perception significative de cette dimension culturelle (les sondeurs n’ont même pas songé à inclure l’Amérique latine dans la liste des possibles repères identitaires). Bref, la notion de « Latins du Nord » n’aurait qu’une portée anecdotique dans la conscience des Québécois. Mais si le caractère latin ne fait pas partie de leur identité subjective – la manière de s’autodéfinir –, devrait-on pourtant en tenir compte dans une description objective ? Les différences entre la société québécoise et les sociétés latino-américaines sont certes très importantes : deux éléments clés de l’identité nationale en Amérique latine, soit la rupture révolutionnaire avec la mère-patrie et l’imaginaire du métissage et de la créolitude, sont absents dans le cas du Québec. Si celui-ci est latin, c’est en raison de la matrice française d’ancien régime qui est à ses origines et dont certaines composantes ont perduré dans le ruralisme d’antan. Des années 1920 jusqu’aux années 1950, l’intérêt pour l’Amérique latine s’est reflété dans une abondante littérature qui célébrait « les affinités de race, de religion et de culture » entre les héritiers de la tradition spirituelle latine en Amérique (Gay, 1983, p. 324). Dans les années 1960 et 1970, un discours de gauche et nationaliste proclame la fraternité des Québécois avec les Latino-Américains dans la lutte contre l’oppression des peuples par l’impérialisme et le mercantilisme des États-Unis. La convergence culturelle est ainsi renforcée par la condition commune de « peuples colonisés » :

Dans ce Canada à demi développé, le Québec est à certains points de vue une zone de sous-développement plus marquée et l’économie du groupe canadien-français est soumise à une domination étrangère que nous devons corriger.

Paul Sauriol, Le Devoir, 25 juin 1964, cité dans Gay, 1983, p. 190.

Mais, après les profondes transformations sociales, politiques et économiques des quatre dernières décennies, reste-t-il un quelconque substrat latin – ou, en tout cas, une différence par rapport à la culture civique nord-américaine de matrice anglo-saxonne – dans l’identité des Québécois ? Peut-on le déceler dans certaines valeurs collectives, dans la conception de la nationalité et du rôle de l’État dans la société, ou encore dans la manière de poser la distinction entre le public et le privé ? Des auteurs comme Charles Taylor (1992) ont signalé l’existence d’une opposition entre Québécois et Canadiens anglais dans la façon de penser le bien commun ; d’autres, comme Bourque et Duchastel (1996), ont trouvé dans leur discours identitaire des contrastes significatifs à l’égard d’idées aussi fondamentales que « communauté » ou « nation ». Les Québécois semblent former une « société distincte » au sein du Canada, non seulement en raison de leur langue et certaines de leurs institutions, mais aussi en vertu de certains contenus spécifiques de leur identité et de leur façon d’agir collectivement, certaines définitions normatives, certaines priorités partagées, certaines « règles de jeu » sociétales. Peut-on situer, de façon empirique, cette différence sur la carte culturelle des Amériques ? Nous nous pencherons sur cette question dans la section qui suit.

2. Analyse comparée des valeurs civiques

Nous n’avons pas à insister sur le fait que les « mentalités collectives » sont extraordinairement difficiles à étudier de façon méthodique. D’abord, existent-elles ? La métaphore est utile, mais trompeuse, car elle glisse rapidement vers des idées problématiques comme celle de l’« âme du peuple ». Comment échapper aux préjugés et stéréotypes que l’on projette socialement sur tel ou tel groupe ? Ne finit-on pas nécessairement par établir des hiérarchies entre les cultures (notamment en fonction de l’axe « modernité/traditionalisme »[17]) ? Les identités sont fluides : en tentant de les cerner par une description objective, on risque de tomber dans le piège de l’« essentialisme ». Les sociétés – surtout dans les contextes démocratiques et pluralistes – sont hétérogènes : en parlant d’une « façon d’être » collective, on a tendance à exclure ceux qui ne s’inscrivent pas dans le paradigme culturel dominant. Ce n’est pas par hasard que les auteurs qui osent caractériser les personnalités collectives sont très souvent des écrivains et des essayistes (et aussi les humoristes), c’est-à-dire des observateurs de la société de qui l’on accepte plus aisément les analyses impressionnistes, les généralisations plus dramatiques que rigoureuses, voire les boutades. Ils dressent parfois des portraits que l’on sent lucides et justes, mais que l’on n’est pas prêt à reconduire dans le cadre d’une démarche sociologique.

Il existe cependant une tradition scientifique qui s’est penchée sur la possibilité d’analyser les traits culturels communs des différentes sociétés dans une perspective comparatiste. Les tenants de cette approche se sont initialement intéressés à dépister des corrélations entre le niveau de développement politique et économique d’une société et le type de valeurs auxquelles adhèrent ses citoyens. Le célèbre travail de Almond et Verba (1963) est à l’origine de cette tradition dans les sciences politiques. Il va de soi que la mesure du « développement » renvoie à une conception précise des objectifs d’une société moderne (notamment : croissance économique, démocratie libérale). Mais depuis quelques années, les recherches d’Inglehart (2000) et d’autres se sont centrées sur la possibilité de décrire les variations entre les différentes cultures nationales, ce en tâchant de ne pas introduire des éléments d’interprétation avant l’analyse des résultats statistiques. Autrement dit, des centaines de questions recouvrant toutes sortes d’attitudes envers la société, l’individu, le travail, les loisirs, l’identité, la sexualité, la politique, etc. sont posées à des individus dans des dizaines de pays. On tente par la suite de regrouper et d’expliquer les similitudes et les écarts entre les échantillons des différents pays[18]. L’un des principaux intérêts de ce type d’enquête, que l’on nomme le World Values Survey, vient du fait que l’analyse multivariée des résultats produit un classement automatique des pays qui correspond extrêmement bien aux regroupement régionaux et culturels habituellement reconnus (pays de tradition protestante, catholique, orthodoxe, confucéenne, islamique, etc.)[19]. Ceci est considéré par les chercheurs qui utilisent ces sondages comme une preuve de la validité et de la fiabilité des données obtenues.

Nous avons alors décidé d’effectuer une analyse de données tirées du World Values Survey afin de repérer, de manière empirique, les coordonnées culturelles des Québécois[20]. À cette fin, nous avons retenu tous les pays des Amériques qui font partie de l’enquête (l’Argentine, le Brésil, le Canada, le Chili, les États-Unis et le Mexique), mais nous avons introduit un changement dans la base de données : nous avons divisé l’échantillon du Canada en deux, un pour les répondants du Québec et l’autre pour ceux des autres provinces[21]. Nous avons choisi de ne pas distinguer les individus en fonction de leur langue (francophones ou anglophones) ou de leur identité ethnique. Nous nous sommes rabattus sur la définition civique qui est devenue la norme : sont Québécois tous ceux qui résident au Québec. Il va de soi que, du fait de l’échantillonnage aléatoire et stratifié, la majorité des répondants du Québec sont francophones (quoique pas nécessairement tous d’origine « canadienne-française »), alors que tous les répondants dans les autres provinces sont anglophones[22].

Une fois constituée notre base de données comprenant quatre sociétés latino-américaines et les trois sociétés nord-américaines, nous avons construit une grille de sept catégories axiologiques qui renvoient à divers aspects d’une culture publique : Ordre, Équité, Conformité, Confiance, Tolérance, Responsabilité et Individualité (voir Tableau 1). Ces valeurs s’articulent, de façon générale, à la conception du rapport de l’individu à la communauté, aux critères moraux de l’action, aux principes abstraits de l’éthique, ainsi qu’à la représentation de l’identité et de l’altérité. Les catégories retenues correspondent en grande partie aux attitudes fondamentales pour l’épanouissement de la démocratie, de la société civile et du capital social[23]. De façon parfois indirecte, elles renseignent sur les caractéristiques d’une matrice culturelle : conception hiérarchique ou égalitaire de l’ordre social, idéologie d’inclusion ou d’exclusion de la différence, éthique moniste ou dualiste, disposition pragmatique ou imaginaire anti-matérialiste.

Nous ne prétendons nullement que cette grille soit exhaustive, mais elle recouvre des éléments névralgiques dans l’analyse comparée des univers normatifs qui sous-tendent la vie collective. Pour chacune de ces catégories, nous avons établi une variable, elle-même opérationnalisée à travers trois dimensions que l’on peut mesurer à partir de certaines questions du sondage[24]. Nous avons alors comparé les réponses dans les sept sociétés. Il est important de noter que notre analyse comporte toutes les faiblesses de ce type d’approche : les individus répondent souvent, lorsqu’il s’agit de valeurs civiques, en fonction de l’image qu’ils se font du citoyen vertueux ; même si elles sont traduites dans la langue du répondant, les questions – et les mots – peuvent avoir différentes connotations selon les contextes culturels ; les échantillons dans les pays à forte inégalité sociale surreprésentent les groupes mieux nantis, urbains et scolarisés. Cependant, en attendant que de meilleurs outils méthodologiques soient développés et que davantage de ressources soient consacrées à ce genre d’initiative, les données du World Values Survey demeurent, à notre avis, la source empirique la plus riche et fiable pour l’analyse statistique comparée des valeurs culturelles.

L’analyse de la première catégorie nous permet de constater que, de manière générale, le Québec se distingue de l’ensemble des autres sociétés américaines par une valorisation moindre du « maintien de l’ordre social » (figure 2) : les Québécois sont ceux qui attribuent le moins d’importance à l’obéissance des enfants (21,9 % des répondants mentionnent cette qualité, comparativement à 52,2 % au Chili, 45,1 % au Mexique, 41,4 % au Brésil, 38,3 % aux États-Unis, 32 % en Argentine et 30,3 % au Canada anglais)[25]. Bien que dans les deux autres dimensions l’écart soit moins prononcé, le maintien de l’ordre dans le pays et la défense contre la subversion sont des valeurs moins priorisées par les Québécois que par la plupart des répondants des autres sociétés. L’ordre social comme objectif normatif s’articule bien sûr à une conception conservatrice des rapports sociaux : il ressort surtout dans des contextes où les structures de la société (institutions, hiérarchies, moeurs) sont perçues comme étant menacées (par des forces extérieures ou intérieures). Bien que les Québécois soient défensifs sur le plan culturel – et particulièrement en ce qui touche la langue –, ils accorderaient, selon nos données comparatives, moins d’importance au respect de l’autorité et à la préservation du statu quo.

Figure 2

Maintien de l’ordre social

Maintien de l’ordre social

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En ce qui concerne la « priorité d’emploi » (figure 3), en tant que variable reliée à l’« Équité », nous observons que le Québec se place près de la moyenne continentale, mais avec une claire appartenance au groupe des sociétés nord-américaines (auquel s’ajoute l’Argentine, un pays d’immigration) quant à l’équité envers les immigrants. Il est à remarquer que le Québec se distingue par l’importance attribuée au besoin d’ouvrir le marché de travail aux jeunes (en forçant les travailleurs plus âgés à prendre la retraite) : 46 % des répondants au Québec sont d’accord avec ce type de mesure, comparé à 31 % en moyenne pour les autres sociétés. Cela peut s’interpréter comme une attitude inéquitable – ou plutôt inégalitaire (envers une catégorie de la population, les plus âgés) – ou encore comme une position favorable à la promotion, par l’intervention active de l’État, de l’équité (envers une autre catégorie, les plus jeunes). Il faut d’ailleurs signaler que les Québécois se distinguent des Canadiens anglais à l’égard de l’équité envers les femmes : alors que 23,1 % des premiers sont prêts à accorder la priorité d’emploi aux hommes dans une situation de pénurie (presque la même proportion qu’aux États-Unis : 23,8 %), seulement 17 % des seconds se disent d’accord avec cette attitude (la différence étant significative à 95 %).

La troisième catégorie, « Conformité » (figure 4), nous permet de saisir les attitudes concernant la déviance sociale de « basse intensité » (celle à laquelle un « honnête citoyen » peut succomber périodiquement sans trop de conséquence). Or, alors que les Mexicains semblent les plus permissifs à cet égard, le Québec se place encore dans une position intermédiaire : quoique plutôt stricts en ce qui concerne le paiement du billet de transport en commun (cette question révèle une claire distinction entre l’Amérique latine et l’Amérique du Nord : 12,2 % et 2,5 % respectivement), les Québécois se démarquent par le fait de justifier davantage que les États-uniens et les Canadiens anglais (6,4 %, 4,4 % et 2 % respectivement) l’évasion fiscale. Cette attitude (qui ne reflète pas nécessairement un comportement réel) rapproche le Québec de l’espace latino-américain. Cependant, il faut considérer la possibilité que cette réticence à payer les impôts soit liée au manque de légitimité du gouvernement fédéral aux yeux des partisans de l’option souverainiste.

Figure 3

Priorité d’emploi

Priorité d’emploi

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Quant à la confiance aux autres (individus et institutions) (figure 5), un aspect clé du fonctionnement de la société civile, de manière générale, les sociétés nord-américaines manifestent un niveau plus élevé d’intégration que les sociétés latino-américaines (en calculant une moyenne des résultats pour les trois questions : 46,6 % pour l’ensemble des répondants nord-américains et 32,7 % pour l’ensemble des répondants latino-américains)[26]. Le Québec se situe, dans ce contexte, dans l’univers du Nord ; mais il faut noter que, sur le plan de la confiance envers les compatriotes, il se rapproche légèrement des pays latino-américains. Or, la spécificité du Québec à cet égard peut être expliquée, du moins en partie, par le fait que la notion de « Canadien » – terme utilisé dans le sondage pour poser la question aussi bien au Québec que dans les autres provinces – suscite probablement des attitudes ambivalentes chez certains répondants. En ce qui concerne la confiance dans les syndicats, le Québec est clairement plus près de sociétés comme le Brésil, le Chili et le Mexique que de ses voisins nord-américains (Brésil : 47,6 %, Chili : 47,2 %, Québec : 42,4 %, Mexique : 38,2 %, États-Unis : 32,6 %, Canada anglais : 32,4 %).

Figure 4

Déviance par rapport aux normes

Déviance par rapport aux normes

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Figure 5

Confiance aux autres

Confiance aux autres

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La tolérance de la différence (figure 6) est bien sûr un aspect central de la construction d’une société pluraliste[27]. Dans un contexte d’hétérogénéisation croissante, en matière d’ethnicité et de styles de vie, l’acceptation de l’altérité devient en effet un enjeu fondamental. Or, les Québécois manifestent, d’après nos données, une très grande ouverture envers ceux qui, pour diverses raisons, peuvent être poussés vers les marges de la société. Cette attitude est particulièrement claire dans les réponses au sujet des personnes séropositives et homosexuelles, deux groupes de la population souvent stigmatisés : en moyenne, 81 % des répondants québécois ne les mentionnent pas parmi ceux qu’ils n’aimeraient pas avoir comme voisins (comparé à 73 % au Canada anglais et au Brésil, 67 % aux États-Unis, 65 % en Argentine, 51 % au Chili et 41 % au Mexique). De façon générale, il ne semble pas se dégager des données un contraste marqué entre l’Amérique du Nord et l’Amérique latine.

Figure 6

Tolérance de la différence

Tolérance de la différence

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Les résultats correspondant à la catégorie « Responsabilité » (figure 7) montrent une distribution qui sépare nettement l’Amérique du Nord de l’Amérique latine. Cependant, la question au sujet du travail tend à appuyer l’hypothèse voulant que le Québec se situe culturellement quelque part entre les sociétés de tradition anglo-saxonne et les sociétés de tradition latine[28] : alors que les répondants des sociétés de culture anglo-saxonne sont plutôt d’accord sur le fait que le succès est la récompense du travail (60,3 % et 57,8 % chez les États-uniens et Canadiens anglais respectivement), les Québécois sont partagés (48,5 %) et les Latino-Américains sont plutôt en désaccord (Mexicains : 44,7 %, Chiliens : 44,2 %, Argentins : 38 % et Brésiliens : 22,2 %). En revanche, l’examen de la question sur la responsabilité de l’individu montre que le Québec est plus près des Etats-Unis que du Canada anglais (58,2 %, 60,6 % et 49,2 % respectivement) et assez loin de l’Amérique latine.

Figure 7

Priorisation du choix individuel

Priorisation du choix individuel

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La dernière des catégories que nous avons retenues pour cette analyse comparative correspond à la priorisation du choix individuel : l’idée que l’autonomie normative de la personne est quasi absolue quand il s’agit de décisions vitales concernant son propre corps. C’est ici que le Québec se différencie le plus des autres sociétés du continent. En effet, ce sont les Québécois qui affichent la plus grande ouverture dans deux domaines où le choix individuel peut entrer en conflit direct avec les normes sociales : l’euthanasie et l’avortement (figure 8). Il est à remarquer que les Québécois sont très près des Canadiens anglais dans leurs réponses (quoique leur taux d’acceptation de l’euthanasie est clairement plus élevé, la différence étant statistiquement significative à 95 % : 27 % et 23,5 %[29]). Les Canadiens, toutes provinces confondues, justifient davantage la prostitution que les citoyens de tous les autres pays, à l’exception du Mexique. Il est possible ainsi d’argumenter que le Canada se distingue du reste du continent (les États-Unis et l’Amérique latine) en raison d’une priorisation du choix individuel plus accentuée, mais que c’est au Québec que cette tendance pancanadienne s’avère encore plus forte.

Figure 8

Priorisation du choix individuel

Priorisation du choix individuel

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L’analyse des données du World Values Survey nous a permis de situer le Québec dans le contexte américain, et ce en fonction d’un ensemble de valeurs civiques qui orientent les rapports et les actions des individus. Nous ne prétendons nullement que ces résultats apportent une réponse définitive à notre questionnement au sujet des coordonnées culturelles des Québécois. D’autres études plus extensives et approfondies devraient permettre de confirmer les tendances que nous avons dégagées. Nous croyons pourtant que notre démarche contribue à jeter une nouvelle lumière sur l’hypothèse de la latinité du Québec. En effet, la réflexion que nous avons développée dans la première partie de l’article permet d’interpréter les données empiriques d’une façon quelque peu différente de celle que l’on trouve dans d’autres études comparatives. Plutôt que d’assumer que l’identité culturelle des Québécois se déploie exclusivement sur une tension entre sa nord-américanité et son européanité – ces deux pôles identitaires étant vus comme essentiellement inscrits dans l’occidentalité nord-atlantique –, nous tentons d’explorer sa possible articulation avec l’occidentalité méditerranéenne, celle qui a alimenté la construction de la latino-américanité.

On pourrait certes être tenté d’attribuer les résultats de notre analyse à une simple opposition entre sociétés « développées » et « sous-développées » ; les différences entre l’Amérique du Nord et tous les autres pays du « Tiers-Monde » inclus dans le World Values Survey seraient-elles les mêmes que celles ici repérées ? Une étude multivariée de l’ensemble de la base de données s’avérerait peut-être utile pour répondre à cette question. Toutefois, outre les énormes difficultés techniques et méthodologiques qu’elle impliquerait (plus de 100 000 cas, plusieurs dizaines de pays, des centaines de variables), ce type d’approche lourde effacerait les nuances que nous visons justement à faire ressortir. La description de distributions univariées proposée ici revêt l’avantage d’offrir au chercheur (et au lecteur) les données à un état relativement « brut ». Les pourcentages peuvent se comparer aisément les uns aux autres et permettent au sociologue de garder un rapport intuitif avec les phénomènes observés : ce que nous voyons dans les graphiques est tout simplement la représentation de la proportion de personnes dans chaque pays qui sont d’accord ou non avec un énoncé donné. Dans un champ d’études aussi complexe que celui des « mentalités collectives », cette prudence est nécessaire.

Les données montrent que le Québec se place, de façon générale, dans l’espace nord-américain. Cette conclusion ne surprendra personne. Pourtant, nous apporterons quelques nuances à cette affirmation : nous avons en effet détecté certaines « anomalies » qui méritent une explication. D’une part, les Québécois se distinguent des États-uniens et, dans une moindre mesure, des Canadiens anglais en raison d’une plus grande ouverture vers le changement (catégorie « Ordre »), la différence (catégorie « Tolérance ») et la subjectivité (catégorie « Individualité »). Sur l’axe nord-sud, le Québec se situerait ainsi encore plus loin de l’Amérique latine que ses voisins anglo-saxons. Ce constat pourrait être interprété en fonction de la thèse soutenue par Inglehart (2000) concernant la transition des sociétés avancées vers une culture de valeurs « post-matérialistes » ou « postmodernes », où le bien-être personnel et le vécu des individus deviennent plus importants que la référence à des principes, idéologies ou doctrines. Le Québec – et le Canada anglais, quoique moins nettement – serait, dans cette perspective, une société postmoderne. Cet argument met l’accent sur la nordicité de la société québécoise – ce qui établit un parallèle avec les sociétés nordiques de l’Europe – et, sous un angle un peu différent, sur la canadianité des Québécois : une façon d’être nord-américain qui serait moins matérialiste, moins égoïste que celle des États-uniens.

Mais, d’autre part, nous avons aussi observé des tendances qui rapprochent le Québec de l’Amérique latine. En effet, même si les données sont fragmentaires, on peut faire l’hypothèse que les Québécois seraient un peu moins égalitaristes (catégorie « Équité »), légalistes (catégorie « Conformité ») et moralisateurs (catégorie « Responsabilité ») que les citoyens des sociétés de matrice anglo-saxonne. Ils seraient moins égalitaristes, car ils se disent plus prêts à renoncer au principe d’égalisation abstraite – où chaque individu a exactement le même poids, indépendamment de son identité particulière – afin de corriger une situation d’injustice entre des groupes (favoriser les travailleurs jeunes en défavorisant les travailleurs plus âgés). Ils seraient moins légalistes, car ils semblent avoir une plus grande tendance à distinguer la légalité (le respect absolu de la norme) de la légitimité (lorsqu’ils acceptent la possibilité de ne pas payer les impôts). Ils seraient moins moralisateurs, car ils véhiculent une représentation plus cynique du lien entre le travail et le succès (ce n’est pas nécessairement ceux qui s’efforcent le plus qui reçoivent les récompenses).

Peut-on supposer que ces quelques éléments sont les indices d’un substrat latin qui demeure présent dans l’identité culturelle des Québécois ? Si l’on accepte cette prémisse, il est possible d’interpréter différemment l’ensemble des résultats : la plus grande ouverture vers le changement, vers la différence et vers la subjectivité peut être une marque autant d’une nordicité postmoderne que d’une latinité plus épanouie, c’est-à-dire plus proche de ses idéaux premiers, une latinité moins contenue par ses penchants fixistes et contraignants (que l’on voit ressortir malheureusement trop souvent en Amérique latine, où les structures d’inégalité politique et économique font en sorte qu’il soit difficile pour l’individu d’échapper aux déterminations sociales). Peut-on imaginer que l’esprit latin, plus holiste dans sa conception du lien social, plus sensible à la notion de « bien commun », plus ludique, transgresseur et enclin à l’expérimentation et aux mélanges, puisse servir de contrepoids à une culture contemporaine que l’on sent trop centrée sur l’efficacité instrumentale, la concurrence individualiste, l’hyper-rationalisme et le « procéduralisme » juridique ?

Nous avancerons donc, en guise de conclusion, que l’identité culturelle des Québécois possède bel et bien une composante latine, ce qui pourrait expliquer – paradoxalement – le fait que le Québec ressort dans notre analyse comme une société où les valeurs « post-matérialistes » ou « postmodernes » sont plus répandues que dans le reste de l’Amérique du Nord. En plus, nous suggérerons que, dans le cadre d’une société démocratique et développée – et dans une dynamique d’interaction constante avec la matrice anglo-saxonne –, la latinité américaine du Québec est porteuse de valeurs autour desquelles peut être bâti un projet collectif pluraliste et intégrateur. À la différence des nations européennes, celles de l’Amérique se représentent comme des « jeunes nations » (même si elles peuvent avoir une constitution politique et culturelle relativement ancienne) et leurs populations tendent à percevoir les enjeux collectifs à travers l’image de la promesse. On partage la croyance qui veut que la vraie richesse du pays réside dans son potentiel, non tellement dans ce qu’il est, mais dans ce qu’il peut devenir. Les Québécois sont, en ce sens, proprement américains. Nul doute qu’ils sont, plus particulièrement, nord-américains. Mais nous croyons avoir apporté des arguments pour affirmer qu’ils sont aussi des Latins de l’Amérique du Nord. Cet héritage culturel, essentiel pour saisir leur américanité distinctive, reste pourtant à être découvert et approprié par les Québécois eux-mêmes.