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Ce texte examine les études comparatives en gestion qui incluent le Québec dans leur enquête. Il présente les résultats concernant les gestionnaires et la gestion québécoise et en discute la valeur. Il essaie finalement de dégager de ces travaux un portrait de la gestion pratiquée dans la société québécoise. Ces études utilisent soit des approches quantitatives s’appuyant sur de vastes échantillons de dirigeants ou de gestionnaires, soit des approches ethnographiques des entreprises et de la gestion. Et elles s’inscrivent dans une logique nationale ou continentale visant à comparer les francophones aux anglophones du Canada et des États-Unis ou dans des études internationales cherchant à départager et à qualifier les pratiques de gestion dans les différentes sociétés ou dans des aires culturelles plus grandes. Dans ces études internationales, il s’agit souvent de montrer que le modèle américain de gestion n’est pas aussi universel que certains le laissent croire ou, ce qui revient au même, qu’il n’y a pas de convergence autour d’un modèle unique à l’échelle internationale.

L’ensemble de ces recherches est qualifié de culturaliste et fait l’objet de débats et de controverses comme il en existe dans tous les champs scientifiques. Les chercheurs dont nous allons discuter les recherches soutiennent que la culture d’une société (ou d’une aire culturelle plus grande) y influence le fonctionnement des organisations ou est une clé pour en comprendre le fonctionnement. D’autres, au contraire, s’opposent à ce qu’ils appellent un déterminisme culturel et croient plutôt à l’autonomie des organisations ou que leur fonctionnement est mieux expliqué par les rapports politiques ou sociaux. Au Québec, comme ailleurs, ce débat est récurrent. Ainsi, au début des années 1980, Latouche (1983) prenait position contre l’approche culturaliste dans son analyse de la culture organisationnelle du gouvernement québécois[1]. Dix ans plus tard, Bélanger et Lévesque (1995) s’opposaient à la thèse dite culturaliste de Aktouf, Bédard et Chanlat (1992) qui présentaient le cas Cascades comme un exemple de gestion à la québécoise centrée sur des valeurs traditionnelles. À la même époque, en France, le débat a opposé d’Iribarne (1991), qui soutenait que le fonctionnement des organisations françaises n’était compréhensible qu’en référence à la culture nationale du pays, à Maurice, Sellier et Sylvestre (1992) qui, au contraire, avançaient que c’est dans les arrangements sociétaux et institutionnels que se trouve cette compréhension. Dans le monde anglo-saxon, le débat oppose les tenants de la divergence culturelle (Hofstede, 1980, 1991 ; Hickson et Pugh, 1995) qui soutiennent que les différences nationales perdurent et influencent fortement l’économie et la gestion à l’échelle nationale à ceux de la convergence culturelle pour qui le capitalisme et ses institutions économiques déterminent les comportements des firmes et des managers partout à travers le monde (Dunphy, 1987 ; Strange, 1996). Cette opposition entre culturalistes et institutionnalistes (ou structurationnistes) marque donc le champ des études organisationnelles.

Nous croyons qu’il s’agit d’un faux débat qui soit confond les niveaux d’analyse, soit cherche, de façon délibérée, à enfermer l’autre dans une logique réductrice. Dans le premier cas, un auteur comme Latouche rejette les approches culturalistes sous prétexte qu’elles réduisent la culture organisationnelle à un simple reflet de la culture nationale. Or, ce n’est pas parce que l’on cherche à identifier les éléments de la culture nationale dans la culture organisationnelle que cette dernière se réduit à ces seuls éléments. Des auteurs comme Sainsaulieu (1987) et Sackman (1997) ont très bien identifié les différents niveaux d’analyse du phénomène culturel des organisations – organisationnel (incluant les sous-cultures de métier, professionnelle et occupationnelle), industriel, local, régional, national et mondial – et savent en tenir compte dans leurs analyses. Les études qui nous concernent ici ne visent pas à rendre compte de la culture organisationnelle mais à montrer l’influence de la culture nationale sur la gestion des organisations ou, dans une perspective moins déterministe, à voir les manifestations de cette culture en gestion.

Dans le deuxième cas, les chercheurs dits culturalistes sont souvent présentés comme ahistoriques et apolitiques. Pourtant des auteurs comme Aktouf, Bédard et Chanlat (1992) ou d’Iribarne (1989, 1998) intègrent l’histoire et les rapports sociaux dans leur analyse. Les premiers écriront à propos de la culture de Cascades qu’elle s’inscrit dans la situation sociohistorique du Québec qu’ils décrivent longuement, sous l’angle de la domination économique et politique (Aktouf, Bédard et Chanlat, 1992, p. 84-88) ; et le deuxième a fait de l’histoire et des rapports politiques le coeur de son explication culturaliste, c’est de la culture politique des organisations qu’il parle (voir notamment le chapitre intitulé « Des cultures politiques » dans d’Iribarne, 1998). De la même façon, le débat entre les tenants de la convergence culturelle et ceux de la divergence culturelle, et qui enferme les uns et les autres dans une position rigide, est souvent dépassé par des chercheurs qui reconnaissent à la fois la persistance de différences culturelles nationales et la présence d’éléments culturels mondiaux sous l’effet de l’expansion du capitalisme. Ces auteurs parlent alors de crossvergence (Ralstonet al., 1997) ou d’interculturation (Demorgon, 2000) pour rendre compte de ce phénomène d’hybridation[2].

Pour nous, la culture se définit par l’histoire, les rapports sociaux et l’hybridation. D’une part, les cultures ont une histoire et, d’autre part, « les cultures naissent de rapports sociaux, qui sont toujours des rapports inégalitaires » (Cuche, 1996, p. 68). Ainsi les modèles culturels naissent de ces rapports et sont constamment redéfinis par eux. L’idée de ces recherches dites culturalistes n’est donc pas tant de gommer l’histoire, ou les institutions, ou les rapports sociaux de domination mais de montrer qu’il existe des différences entre les sociétés dans les attitudes et les comportements en gestion. Ces différences sont nées justement de l’histoire et de rapports inégalitaires dans la société, comme entre sociétés, et elles sont souvent une clé pour comprendre ce qui se passe dans les organisations, pas la seule clé mais une clé importante. Elles nous informent particulièrement sur les difficultés à coopérer au travail, à négocier des ententes et à prendre des décisions quand des personnes de cultures différentes sont en présence. Examiner les études comparatives en gestion incluant le Québec permet donc de voir comment les gestionnaires québécois agissent dans des contextes culturels.

Les premières études comparatives

Une des premières études sur le sujet est celle de Taylor (1961) qui compare l’industriel canadien-français à l’industriel anglo-saxon (canadien ou américain). Il se dégage de son analyse que l’industriel canadien-français a, comme dirigeant, un comportement autoritaire, centralisateur et paternaliste et une attitude conservatrice quant à la prise de risques contrairement à son homologue anglo-saxon qui délègue davantage et qui n’a pas peur de prendre des risques. Les travaux, de nature psychologique, qui ont suivi celui de Taylor (1961), ont eu tendance à confirmer ces comportements chez les dirigeants et gestionnaires canadiens-français (Auclair et Read, 1966 ; Hénault, 1974 ; Kanungo, Gorn et Dauderis, 1976 ; Fortier, 1977 ; Rainville, 1980). Ces études soulignent également le parallèle entre ces comportements et ceux de leurs homologues français tels que révélés par les études internationales. Bordeleau conclut à la suite d’un diagnostic semblable émis par Hénault quelques années plus tôt :

Les descriptions relatives à ces deux milieux culturels ont suffisamment de points communs pour conclure en citant Hénault (1974) : « Ces témoignages, de sources diverses, sur l’entreprise française ne pourraient-ils pas s’appliquer à la lettre aux caractéristiques des organisations canadiennes-françaises ? Cette remarque, d’ailleurs, renforce notre hypothèse sur les origines latines des Québécois francophones…»[3].

Bordeleau, 1982, p. 270.

Ainsi, les gestionnaires québécois reproduiraient, consciemment ou inconsciemment, des modèles de direction et de gestion plus français. Bordeleau qui a mené lui-même une étude comparative de cadres français et de cadres canadiens-français[4] nuance ces conclusions. Il note d’abord des différences significatives entre les deux groupes sur un certain nombre de dimensions : « souci d’impartialité, intérêt pour le développement des subordonnés, utilisation souple du statut, ouverture à la discussion et au travail en équipe, et relations de support au travail » (Bordeleau, 1982, p. 272). Les trois premières dimensions sont celles qui distinguent le mieux les cadres français des cadres canadiens-français (Bordeleau, 1982, p. 276), ces derniers manifestant plus d’impartialité, plus d’intérêt pour le développement des subordonnés et plus de souplesse dans l’utilisation du statut. Il conclut ensuite, à la lumière de sa propre étude et de celles qu’il a recensées, que « la mentalité du gestionnaire canadien-français se situe entre celle du cadre français avec lequel il a beaucoup d’affinités culturelles et celle du cadre américain avec lequel il est sociologiquement apparenté » (Bordeleau, 1982, p. 277).

Il y aurait donc une rupture par rapport au modèle traditionnel français à l’image de celles survenues dans d’autres secteurs de la société dans l’après-guerre (Bouchard, 2000). Cette rupture est en quelque sorte confirmée par l’étude plus récente de Major, McCarrey, Mercier et Gasse (1994) qui montre, contrairement à ce que révélaient la plupart des études antérieures, le caractère individualiste du système de valeurs des gestionnaires masculins québécois[5]. L’étude de Bordeleau (1982) et cette dernière montrent que l’influence de la culture nord-américaine anglo-saxonne se fait de plus en plus sentir. Il semble aussi que là où la présence anglophone ait été plus forte, l’acculturation aux valeurs anglo-saxonnes ait été plus précoce. C’est du moins ce que l’on peut conclure de l’étude de Kanungo, Gorn et Dauderis publiée en 1976, où les auteurs comparaient des Canadiens français travaillant dans une entreprise francophone à des Canadiens français et des Canadiens anglais travaillant dans une entreprise anglophone. Or, les Canadiens français de l’entreprise anglophone se trouvaient à mi-chemin entre les valeurs des Canadiens français de l’entreprise francophone et celles des Canadiens anglais.

[…] the largest differences in perceived importance and satisfaction scores were obtained between Anglophones of the English organization and Francophones of the French organization […]. Most of the time, the scores of Francophones of the English organization fell between the scores of the other two groups. In many ways, Francophones in the English organization sometimes shared the values of Anglophones (importance attached to fringe benefits, responsibility) and sometimes shared the values of Francophones of the French organization (importance attached to security, promotion opportunity, technical nature of supervision, etc.).

Kanungo, Gorn et Dauderis, 1976, p. 118-119.

Les auteurs expliquent ces résultats soit par la socialisation des Canadiens français par les Canadiens anglais dans l’organisation, soit par la sélection de l’organisation anglophone de Canadiens français déjà socialisés à la culture anglo-saxonne (Kanungo, Gorn et Dauderis, 1976, p. 119).

Les études comparatives inspirées des travaux de Geert Hofstede

On peut également interpréter de cette façon certaines études basées sur le modèle de Geert Hofstede (1980, 1991)[6]. Une recherche menée par Punnett (1991) auprès de francophones et d’anglophones travaillant à Ottawa dans la fonction publique fédérale révèle que les Canadiens français sont plus près des scores des Canadiens anglais que de ceux des Français sur les quatre dimensions de Hofstede - soit un individualisme moyen, un faible contrôle de l’incertitude, une faible distance hiérarchique et une faible masculinité[7]. Punnett interprète ces résultats comme une preuve que « shared organizational and managerial values outweight the effects of differing cultural backgrounds » (Punnett, 1991, p. 243).

Or, il est possible d’interpréter différemment ces résultats. On peut en effet penser que les scores semblables des Canadiens français et des Canadiens anglais s’expliquent tout aussi bien par le contexte anglophone de la région d’Ottawa, où les francophones sont en minorité, que par les valeurs organisationnelles. En effet, on peut faire l’hypothèse que la socialisation des francophones aux valeurs et aux comportements de la majorité anglophone se fait bien avant l’entrée dans la fonction publique. Reste à savoir si ces francophones ont bel et bien vécu dans la région d’Ottawa ou dans d’autres régions anglophones avant d’entrer dans l’organisation ou s’ils proviennent de régions très francophones du Québec. Nous ne disposons malheureusement pas de cette information.

Su et Lessard (1998) ont réalisé une enquête sur les gestionnaires québécois en milieu francophone en utilisant aussi la méthode d’Hofstede. Ils font, comme beaucoup de chercheurs canadiens anglais et québécois (par exemple, Punnett et Withane, 1990 ; Rainville, 1980 ; Major, McCarrey, Mercier et Gasse, 1994), l’hypothèse que les scores des gestionnaires québécois se situeront quelque part entre ceux des Canadiens anglais et ceux des Français (Su et Lessard, 1998, p. 33), soit entre la culture anglo-saxonne et la culture latine. Les gestionnaires choisis pour l’étude appartiennent à quatre grandes entreprises québécoises ayant un chiffre d’affaires supérieur à 50 millions de dollars et comptant plus de 200 employés, l’idée étant « de respecter les caractéristiques fixées par Hofstede » (Su et Lessard, 1998, p. 33) en matière de types d’entreprises et de gestionnaires. Signalons tout de suite des faiblesses méthodologiques importantes dans cette étude : elle ne porte que sur une seule culture, à une époque différente, et les résultats ne peuvent donc être comparés à ceux de l’enquête originale d’IBM, ce que font pourtant les auteurs[8] ; de plus, ils ont administré ce questionnaire à des cadres intermédiaires et supérieurs alors que l’étude d’Hofstede portait sur des employés[9]. Dans cette enquête, le Québec est beaucoup plus près du cas de la France que de celui du Canada anglais avec une forte distance hiérarchique et un fort contrôle de l’incertitude. Rappelons toutefois la difficulté de comparer ces résultats.

Su et Lessard ont administré un deuxième questionnaire à cette population ; cela a fait ressortir la centralité de l’individualisme, et le caractère périphérique des trois autres dimensions, particulièrement de la distance hiérarchique, chez les gestionnaires québécois, rapprochant donc ces derniers du modèle anglo-saxon. Les auteurs en concluent que « les efforts visant à ajuster le style de gestion aux caractéristiques culturelles des Québécois devraient plutôt porter sur des aspects reliés à la masculinité, au contrôle de l’incertitude et surtout au très “ central ” individualisme québécois » (Su et Lessard, 1998, p. 39). Les résultats de Su et Lessard, malgré les faiblesses méthodologiques de leur enquête, vont dans le même sens que l’étude de Major, McCarrey, Mercier et Gasse (1994) qui confirme l’individualisme grandissant des gestionnaires québécois.

Mis à part l’individualisme grandissant, il faut souligner dans ces enquêtes la constance du faible score des Québécois francophones sur l’indice de masculinité (contrairement aux indices de la distance hiérarchique et du contrôle de l’incertitude qui fluctuent énormément d’une enquête à l’autre). On note une forte prégnance des valeurs dites « féminines » telles que l’égalité, la fluidité entre les sexes, l’interdépendance, la qualité de vie et l’empressement chez les gestionnaires québécois qui seraient donc moins marqués par les valeurs dites « masculines » telles l’assurance, l’indépendance et l’insensibilité. Su et Lessard (1998, p. 35) attribuent cette différence à l’évolution des sociétés occidentales entre le moment où l’enquête de Hofstede a été effectuée au tournant des années 1960-1970 et celui où ils ont réalisé la leur. C’est une hypothèse intéressante mais qui va à l’encontre de l’opinion d’Hofstede (1999) qui, dans un article récent, mentionne que toutes les enquêtes effectuées depuis la réalisation de la première indiquent la stabilité relative des scores sur trois des quatre dimensions : seul le score sur la dimension individualiste aurait changé dans le sens d’une montée de l’individualisme dans les sociétés non occidentales[10].

L’étude de SirinaKerim-Dikeni (2001) qui s’appuie elle aussi sur l’approche d’Hofstede va dans la même direction. Elle montre que les gestionnaires québécois sont plus proches des valeurs dites « féminines » de gestion que ceux de l’Afrique de l’Ouest avec qui elle les a comparés[11]. Elle explique ce résultat étonnant – puisque d’entrée de jeu l’enquête d’Hofstede avait identifié l’Afrique de l’Ouest comme une aire féminine – par l’influence française sur les cadres de cette partie de l’Afrique, et qui les met en porte-à-faux par rapport à leur culture d’origine. Ce sont plutôt les pays anglophones de cette région qui avaient été l’objet de l’étude d’Hofstede. De leur côté, les Québécois auraient mieux digéré les diverses influences culturelles (latine, anglo-saxonne) qu’ils ont subies.

D’autres approches, d’autres études qui convergent

L’enquête de Barmeyer (1995) va dans le même sens ; de son étude comparative entre gestionnaires allemands (bavarois) et québécois, il ressort clairement, aux yeux des Allemands du moins, que les gestionnaires québécois sont ouverts, sociables, tolérants, attentionnés, patients, aimables, flexibles, etc.[12], autant de qualificatifs associés davantage aux valeurs dites « féminines » dans le modèle de Hofstede. Dans cette étude, c’est la flexibilité qui revient le plus souvent dans la façon de qualifier le travail des gestionnaires québécois. Barmeyer note également que

les managers allemands trouvent que les Québécois mènent une politique de négociations plus axées sur les relations, ne sont pas assez préparés quant à la matière à traiter. Il arrive souvent qu’on ne leur présente aucune argumentation claire et aucun fait solide.

Barmeyer, 1995, p. 40.

Encore ici les valeurs « féminines » sont mises en évidence (« les négociations plus axées sur les relations »). Le gestionnaire québécois s’est ainsi éloigné du modèle autoritaire qui le caractérisait selon la plupart des études antérieures aux années 1980. En fait, nous observons, depuis plusieurs années déjà, une rupture assez nette avec le modèle français, un flirt évident avec le modèle anglo-saxon (individualisme) et surtout l’expression de valeurs dites « féminines » propres à certaines petites sociétés d’Europe du Nord. En effet, ce sont ces sociétés qui, dans l’enquête initiale d’Hofstede, présentent les plus faibles scores de masculinité. Il est à noter que les enquêtes plus qualitatives ont aussi montré l’esprit coopératif et participatif des gestionnaires nord-européens, particulièrement ceux des pays scandinaves (d’Iribarne, 1998a).

Un autre ensemble d’études, celles de Jean-Pierre Segal, membre de l’équipe de recherche du CNRS-Gestion et Société[13], apporte un éclairage intéressant sur cet aspect de la gestion québécoise. Ces études ont donné lieu à la publication d’au moins trois textes : le premier porte sur la gestion participative (comparaison États-Unis, Québec et France) (Segal, 1987), le deuxième, sur la coopération entre Français et Québécois dans la construction et le démarrage d’une usine dans le secteur de l’électrométallurgie d’un groupe multinational français au Québec (comparaison France-Québec) (Segal, 1991) et le troisième, sur une usine québécoise du groupe cimentier Lafarge (comparaison implicite avec l’usine française) (Segal, 1998). Nous allons les examiner plus longuement parce qu’elles permettent de voir plus finement cet aspect « féminin » de la gestion québécoise que, dans d’autres approches, comme celle de d’Iribarne (1998) et Segal, on appelle « communautaire »[14].

Dans son article sur la gestion participative aux États-Unis, en France et au Québec, Segal examine la réceptivité des cultures de chaque pays à l’idée de la participation dans les entreprises dans les années 1980 à la suite du succès de l’entreprise japonaise. Il conclut, à partir d’études de cas, que la logique culturelle de chaque pays amène des stratégies variées d’implantation de cette participation et risque donc d’avoir des effets différents. Dans le cas des États-Unis, il s’agit de réconcilier deux séries de droits, soit ceux des patrons de commander et de se faire obéir et ceux des employés qui renvoient à leur droit de citoyen d’une part et au droit au respect pour leur travail et à la considération pour leur personne d’autre part. Le compromis américain semble aller du côté du fair boss, c’est-à-dire de la « transformation du boss traditionnel en animateur des initiatives de ses subordonnés. C’est le modèle du coach… » (Segal, 1987, p. 52-53). La mobilisation passera alors soit par un idéal de citoyenneté dans l’entreprise, soit par l’image de chef mobilisateur. Un tout autre type prédomine en France : la logique de l’honneur. La mobilisation passe par une revalorisation « des statuts les plus dévalorisés » dans l’entreprise mais n’apporte pas nécessairement les résultats attendus puisque les identités professionnelles fortes tendent « à se construire sinon nettement contre les autres états, du moins relativement aux autres statuts et en s’en distinguant » (Segal, 1987, p. 57).

Le terreau communautaire de la culture québécoise est plus favorable, au contraire, à la mobilisation des employés, malgré une structure organisationnelle à l’américaine (mêmes procédures de gestion, mêmes structures hiérarchiques, etc.). Ce terreau communautaire freine « l’expression des volontés de puissances individuelles » et révèle « une forte pression égalitaire ».

Certains responsables, notamment parmi ceux qui ont bénéficié de promotions internes, paraissent animés par le souci d’éviter de susciter jalousies ou frustrations chez leurs subordonnés. On les voit adopter dans cette optique des attitudes d’écoute et d’ouverture empreintes de modestie volontaire. Se vivant eux-mêmes comme membres à part entière d’une communauté de pairs, ces responsables expriment ainsi leur désir de maintenir cette appartenance à laquelle ils sont attachés malgré la position hiérarchique qu’ils occupent.

Segal, 1987, p. 54

Selon Segal, ces attitudes expliquent le succès de la gestion participative au Québec et l’adhésion, tant par les supérieurs que par les employés, au modèle du coach tel que développé en Amérique du Nord. Pour lui, le Québec a utilisé le registre traditionnel-communautaire qui le caractérise pour entrer dans la gestion moderne.

Dans son article sur la coopération entre Français et Québécois dans le démarrage d’une usine en sol québécois, Segal (1991) analyse les pièges du management interculturel. Il en ressort, en continuité avec sa première enquête, un grand désir des cadres et gestionnaires québécois de mettre en place un mode de gestion participatif dans l’entreprise qui soit tout aussi « de pointe que peut l’être la technologie de l’usine apportée par les Français » (Segal, 1991, p. 21). Or, ce désir des Québécois se heurte à l’indifférence des Français plus préoccupés par les aspects techniques du projet. Plus encore, le démarrage de l’entreprise, sous les responsabilités partagées des Français pour la gestion opérationnelle et des Québécois pour la gestion des ressources humaines, révèle deux modes de fonctionnement difficilement conciliables. D’une part,

il y a la ligne hiérarchique française […] composée d’une succession « d’hommes-clés » allant de l’ingénieur, Grand Manitou qui garde main haute sur la tâche la plus noble qu’est la conduite du processus, jusqu’au surveillant de première ligne, qui a « carte blanche » pour diligenter le travail d’exécution. Au milieu, le chef d’atelier est l’homme-orchestre qui assure l’articulation, sans lui problématique, entre le haut et le bas d’une ligne hiérarchique disjointe. Au four et au moulin, informé en permanence de ce qui se passe […], le chef d’atelier gère l’ensemble des problèmes quotidiens, verticaux et horizontaux, qui ne manquent pas de survenir.

Segal, 1991, p. 22.

D’autre part, les responsables québécois,

formés à l’école américaine, qu’ils considèrent comme la référence par excellence en matière de management, […] jugent désuet le maniement français des distances hiérarchiques et franchement contestables les pratiques de délégation de l’autorité des expatriés. Simultanément, le style de gestion qu’ils adoptent eux-mêmes, dans les départements dont ils ont la charge, n’est pourtant pas exempt d’une couleur locale québécoise, modérant sérieusement la sécheresse contractuelle et la rigueur procédurière de la forme canonique du management américain.

Segal, 1991, p. 21.

Cette couleur locale québécoise prend la forme d’un désir et d’une pratique de participation collective qui n’est pas sans rappeler, selon Segal, le « modèle consensuel à la suédoise » (Segal, 1991, p. 21). Ainsi, le chef d’atelier n’est pas le patron d’un territoire comme dans le cas français, mais un médiateur ou un conciliateur qui s’assure du bon travail de tous à l’intérieur d’une structure fonctionnelle à l’américaine. En ce sens, il met de l’avant une façon plus consensuelle que réglementaire de procéder.

Dans le troisième texte, Segal reprend sa discussion sur le management à la québécoise mais en approfondissant l’analyse tant du cas traité que du cadre historique permettant de l’interpréter. Ainsi, l’analyse d’un épisode de la vie d’une cimenterie du groupe Lafarge en périphérie de Montréal met en évidence la tension entre un modèle communautaire et un modèle anglo-saxon de type contractuel. Loin de voir, comme le voudrait une certaine interprétation québécoise, une simple transition d’une société traditionnelle (modèle communautaire) vers une société moderne (modèle contractuel de type anglo-saxon), Segal décèle les capacités de la tradition communautaire « à s’adapter au contexte moderne » (Segal, 1998, p. 39) de même qu’un égal attachement aux principes derrière ces deux modèles (« égalité de traitement » et « droit à agir librement dans le cadre de ses droits ») de la part des Québécois (Segal, 1998, p. 39-40). Examinons le cas plus en détail pour voir de quoi il en retourne exactement.

Il s’agit d’une usine syndiquée du groupe Lafarge gérée par un directeur français mais dont la totalité des employés, à l’exception d’un chef d’atelier, sont des Québécois plutôt jeunes (âge moyen en bas de 40 ans). Les relations dans l’entreprise sont régies par une convention collective nord-américaine typique. L’épisode analysé est lié à la nécessité d’augmenter le « rythme de l’exploitation de la carrière qui assure l’approvisionnement de l’usine » (Segal, 1998, p. 19). La solution initiale, demander aux employés de faire des heures supplémentaires, atteint rapidement ses limites et oblige l’entreprise à créer une troisième équipe de travail, ce qui va bouleverser les horaires de tous les employés qui devront désormais tous travailler, une semaine sur trois, sur un quart de nuit. Le syndicat a entériné rapidement cette décision qui crée de nouveaux emplois. Par contre, des employés malheureux de cette nouvelle situation - à cause de la perte de revenus liée à l’abolition des heures supplémentaires et de l’obligation de travailler de nuit - menacent d’exiger un changement d’affectation, possible en vertu du principe d’ancienneté inscrit dans la convention collective, ce qui entraînerait une série de déplacements dans l’usine. Cette dernière possibilité crée un climat d’incertitude. Or, selon Segal, plutôt que d’appliquer la nouvelle politique de façon stricte en prenant appui sur le syndicat, ce qui serait la réaction typique américaine, les acteurs vont essayer de dénouer l’impasse par une série d’arrangements informels internes. Ces accommodements reposent sur l’implication du président du syndicat et du responsable de la gestion des ressources humaines comme médiateurs et sur leurs actions visant à atténuer la portée de la nouvelle directive.

Selon Segal, ce sont des éléments de la tradition communautaire qui vont être mobilisés pour résoudre l’incendie qui couve[15]. La volonté d’intégrer tous les individus à la communauté, de les traiter en égaux, de veiller à n’offenser personne, de faire une lecture relationnelle (et non contractuelle) de la situation, d’éviter à tout prix les conflits et de faire appel à des « notables locaux » tels que le chef du syndicat et le responsable des ressources humaines illustre bien cette dimension communautaire. Dans son interprétation, Segal s’appuie notamment sur les travaux de Colette Moreux sur une petite communauté québécoise à la fin des années 1960 (Moreux, 1982). Un nombre important de stratégies et de comportements mis au jour par Moreux se retrouvent dans cette usine de Saint-Christophe plus de 20 ans plus tard : l’importance de l’intégration au groupe, la primauté du relationnel sur le contractuel, le rôle des notables locaux dans la résolution des conflits, etc.[16].

Segal souligne bien par contre la difficulté de mobiliser la tradition dans un cadre formel de convention collective, notamment pour les médiateurs coincés entre la tradition et la convention collective. Il montre l’extrême prudence de ces personnages, le recours au conditionnel dans la langue, les ambiguïtés, les hésitations et les retours en arrière. Il souligne aussi la contrainte exercée sur le droit d’expression par le consensus communautaire et la difficulté d’exercer un droit réel inscrit dans la convention collective. Il y a donc une tension réelle entre deux façons de faire mais loin d’y voir le refus de la modernité, ou une nécessaire période de transition, Segal l’interprète comme la difficile mais authentique coexistence de deux mondes, ceux de la tradition et de la modernité.

Il se dégage ainsi des trois études de Segal sur le Québec un modèle communautaire (ou « féminin ») de gestion centré sur l’importance de l’intégration à la communauté de travail, l’évitement du conflit, la recherche d’un consensus, le désir de faire participer tous les acteurs à la vie de l’entreprise, etc. On pourrait bien sûr soutenir que cet auteur enferme le Québec dans le monde traditionnel, voire dans le folklore. Mais, outre les analyses présentées plus haut, c’est aussi la comparaison avec d’autres modes de fonctionnement d’usines en France, aux États-Unis, en Suède, aux Pays-Bas et en Belgique qui permet d’en arriver à cette conclusion et de classer le Québec, à l’instar de ces trois derniers pays[17], dans le modèle communautaire. Il ne s’agit donc pas d’un jugement en soi, d’un absolu, mais plutôt d’un jugement relatif issu d’une comparaison avec d’autres sociétés : certaines d’entre elles sont plus communautaires, d’autres le sont moins. De plus, et cela nous semble très important, il ne s’agit pas[18] chez Segal et d’Iribarne d’idéaliser le modèle communautaire en l’opposant au modèle hiérarchique français ou réglementaire (contractuel) américain, puisqu’ils soulignent avec force les problèmes propres à ce mode de fonctionnement - la lenteur dans l’action et la prise de décision, les tensions larvées, etc. -, mais de mettre en évidence des différences et d’en voir toutes les implications au niveau de la gestion.

On pourrait aussi objecter que les recherches de Segal portent sur des entreprises en milieu plus traditionnel, dans des petites villes, voire dans des villages du Québec, à l’image d’ailleurs des entreprises comme Cascades à Kingsey Falls et Bombardier à Valcourt et à La Pocatière qui ont servi à asseoir une certaine gestion communautaire ou participative à la québécoise, et qu’en ce sens y retrouver des valeurs traditionnelles est plutôt normal. Mais qu’en est-il dans un milieu urbain comme Montréal qui regroupe dans sa grande région la moitié de la population du Québec ? Malheureusement, nous ne disposons pas d’études équivalentes permettant de confirmer ou d’infirmer les conclusions de Segal et des autres pour le grand Montréal. Une petite recherche que nous avons menée dans une entreprise de haute technologie à Montréal confirme cela dit, dans ses grandes lignes, l’interprétation de Segal[19]. Nous avons retrouvé là le même désir des cadres québécois de former une communauté bien intégrée, d’être traités comme des égaux, d’obtenir de l’autonomie et de l’information, etc. Par exemple, les deux cadres québécois embauchés par la firme française ont démissionné de leur poste durant la première année parce qu’ils ne trouvaient pas de terrain propice à l’expression de leur conception de la gestion. Le directeur français croit d’ailleurs qu’il serait préférable à l’avenir pour son entreprise d’embaucher des cadres français. La façon dont un des deux cadres québécois parle de son départ illustre à la fois certaines difficultés qu’il a éprouvées, notamment son sentiment d’être exclu de la communauté des cadres, et ses valeurs (son désir de n’offenser personne par exemple).

À la mi-septembre, j’ai annoncé que je partais. J’ai quitté en bons termes. Je n’appréciais pas la façon dont la maison mère faisait faire les choses. J’imagine qu’ils fonctionnent différemment. L’entreprise nous envoyait les ressources et voulait tout contrôler, sans vraiment savoir ce qui se passait. Je ne sais pas jusqu’à quel point ils connaissent la façon de fonctionner ici. […] Je pense que les Français qui sont ici vont avoir beaucoup à développer leur business practice, ce côté très direct. Ils sont charmeurs, sauf que le côté rigueur, le côté straightforward, transparence, ce sont des choses qu’ils vont devoir travailler un petit peu plus. Par transparence, j’entends qu’au niveau des cadres de l’entreprise, il va falloir qu’ils divulguent les informations de façon claire, nette et précise. Plusieurs employés ne savent pas ce qui se passe dans l’entreprise et ça les inquiète. En France, je comprends qu’on dit aux employés : « T’es pas manager, assieds-toi dans ton bout. » Tu t’assois et tu fais tes affaires. Là-bas, les employés sont moins mobiles. Ici, les employés sont très mobiles d’une entreprise à l’autre. Les gens sont prêts à partir n’importe quand dès qu’il y a une offre [entendre : dès que ça ne fonctionne pas à leur goût].

Malgré son intérêt, ce cas n’est évidemment pas suffisant pour confirmer la prégnance du modèle « communautaire » à Montréal. D’autres enquêtes devront être menées.

Une comparaison avec les résultats d’enquêtes locales

À la suite de ces études comparatives, pouvons-nous parler d’un modèle québécois de gestion des entreprises centré sur des valeurs dites « féminines » comme la flexibilité, la tolérance, l’écoute, l’ouverture, la participation, l’égalité, la coopération, etc. ? Certains auteurs le pensent, comme Cuggia (1989) et Aktouf, Bédard et Chanlat (1992) qui présentent le cas de Cascades comme un exemple type de ce modèle. Selon ces derniers (Aktouf, Bédard et Chanlat, 1992, p. 93), la philosophie de gestion de Cascades a ses racines « dans les valeurs du monde rural, de la féodalité et du catholicisme » et c’est cette « éthique féodalo-catholique qui permet d’expliquer le haut degré de convivialité, d’engagement des employés, de complicité et de productivité que connaît la compagnie » (Aktouf, Bédard et Chanlat, 1992, p. 94). Pour notre part, nous croyons que c’est davantage la trajectoire de minoritaire du Québec en Amérique qui explique les idéaux de gestion centrés sur la bonne entente et l’harmonie privilégiés par les frères Lemaire. Cela dit, leur politique de participation des employés aux bénéfices et à la gestion est assez limitée. D’une part, ce sont eux qui décident des montants attribués aux employés à titre de partage des profits et d’autre part, la participation à la gestion se limite très souvent à la consultation. De même, les rapports plus tendus des dirigeants avec leurs usines syndiquées ont rendu l’application du modèle beaucoup plus difficile, voire inopérante (Pépin, 1996 ; Lapointe, 1997). Reste que les idéaux des frères Lemaire s’inscrivent dans les valeurs et les représentations de ce modèle de gestion plus communautaire.

D’autres auteurs, notamment l’équipe du CRISES[20] (Bélanger et Lévesque, 1995 ; Grant et Lévesque, 1997 ; Bélanger, Lapointe et Lévesque, 1998), voient plutôt dans les entreprises syndiquées innovatrices l’expression des valeurs québécoises. Ils s’appuient sur l’étude d’une centaine de cas mais reconnaissent cependant qu’il s’agit sans doute d’une minorité d’entreprises au Québec (Bélanger, Lapointe et Lévesque, 1998, p. 34). Pour eux, ces expériences sont un prolongement au niveau local (au niveau des entreprises) du modèle de développement québécois et des arrangements institutionnels qui en découlent, notamment la pratique des sommets de concertation économique réunissant acteurs politiques, syndicaux, coopératifs et patronaux[21].

En fait, les grandes centrales syndicales, comme la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) et la Confédération des syndicats nationaux (CSN), ont adhéré à certains des objectifs des nouveaux modes de gestion centrés sur la participation en vogue dans le monde occidental et, plutôt que de les subir passivement, elles s’y sont engagées à fond en utilisant leur pouvoir de négociation. De plus, avec un outil comme le Fonds de solidarité, la FTQ est particulièrement bien placée pour dire son mot dans de nombreuses entreprises où le Fonds investit. En 1995, la CSN s’est dotée elle aussi d’un fonds semblable, le Fondaction, qui investit dans les entreprises favorisant la démocratisation des lieux de travail. Les entreprises syndiquées étudiées par l’équipe du CRISES présentent donc, dans une bonne proportion, des innovations qui mettent de l’avant le partenariat avec l’employeur et la démocratie sur les lieux de travail. Dans ces entreprises, « on retrouve de nouvelles règles favorisant un partage du pouvoir et, donc, un engagement des syndicats dans l’organisation du travail misant sur la qualification des travailleurs, sur la polyvalence et le fonctionnement en équipe de travail ». (Grant et Lévesque, 1997, p. 261.) Bien que ce mouvement de gestion participative touche l’ensemble des pays développés, Grant et Lévesque (1997) soutiennent que la forme démocratique et partenariale est la plus représentative au Québec. Elle se caractérise, contrairement au modèle américain par exemple[22], par une participation plus collective qu’individuelle des travailleurs.

De même, malgré les critiques que des membres de l’équipe du CRISES adressent au modèle Cascades, celles de Pépin (1996) et de Lapointe (1997), ils reconnaissent que ce modèle existe, bien que fragile, à côté du modèle démocratique et partenarial mis au jour dans les entreprises syndiquées innovatrices. Selon eux, ce modèle communautaire est davantage susceptible de se développer « dans le monde des petites et moyennes entreprises au Québec » tandis que le modèle « de la démocratisation du travail et du partenariat qui semble avoir une certaine prégnance au Québec » le serait dans les grandes entreprises (Bélanger, Lapointe et Lévesque, 1998, p. 25). Les auteurs avancent cette idée comme hypothèse car ils ne disposent pas de nombreuses études pour étayer leur point de vue.

Les chercheurs québécois s’entendent pour dire que les modèles de gestion québécois les plus innovateurs s’orientent vers des modèles plus participatifs où priment la coopération, le partenariat et l’accommodement malgré que des conflits et des affrontements soient toujours possibles (on parle alors de participation ou de démocratie négociées). Or, ces recherches rejoignent les conclusions des études comparatives internationales qui ne s’intéressent pas particulièrement aux organisations innovatrices sur le plan de la gestion. Il ne s’agit pas de nier non plus la présence très forte du modèle classique de gestion d’entreprise américain au Québec, constatation faite par l’équipe du CRISES, mais de reconnaître avec Segal que la façon de gérer davantage participative, coopérative et jusqu’à un certain point consensuelle s’impose souvent malgré la mise en place d’un modèle hiérarchique et formel de gestion à l’américaine.

Que conclure à la lumière de ces études comparatives en ce qui a trait au management québécois ? Nous ne disposons certes pas d’une somme considérable de recherches mais nous voyons poindre d’un côté celles qui confirment un individualisme grandissant chez les gestionnaires québécois et de l’autre celles qui montrent le poids d’un modèle « féminin » ou communautaire dans la pratique de ces mêmes gestionnaires. Le Québec se retrouve ainsi dans une situation semblable à celle des petites sociétés modernes d’Occident, particulièrement celles d’Europe du Nord, avec lesquelles il partage moins une histoire ou des modèles culturels communs qu’une situation structurelle (petite société périphérique) favorisant le développement d’approches de gestion plus accommodantes ou plus consensuelles[23]. Ainsi, bien qu’empruntant des modèles d’organisation formels aux États-Unis d’Amérique, la gestion concrète des entreprises du Québec est souvent plus près de celle pratiquée dans ces petits pays. Elle se démarque de celle des Américains par une recherche plus grande du consensus, par les arrangements informels et par un égalitarisme communautaire. Reste que certaines valeurs typiquement nord-américaines se retrouvent dans les deux sociétés : communication claire et directe, convivialité dans les rapports de travail, etc. (Hickson et Pugh, 1995 ; Lamont, 1995 ; Hall et Hall, 1990). D’Iribarne présente à sa manière ces différences d’avec le modèle américain :

Au Québec, on ne peut se contenter d’appliquer strictement la règle « à l’américaine ». Il faut mettre en place des dispositifs de nature à aider ceux que son application peut désavantager. Le relationnel n’est pas seulement juxtaposé au respect des règles, mais conduit à infléchir leur mise en oeuvre de façon à maintenir la cordialité entre les personnes, même en cas de décisions douloureuses.

D’Iribarne, 2000, p. 41.

C’est dans la façon de concilier les valeurs de liberté et d’égalité, conciliation que doivent faire toutes les sociétés, que le Québec se démarque des États-Unis et rejoint les petits pays d’Europe du Nord. Les Québécois auraient tendance à préférer l’égalité à la liberté dans le feu de l’action malgré l’importance accordée à cette dernière dans l’ordre du discours. Au contraire, les Américains auraient tendance à privilégier la liberté plutôt que l’égalité même si leur société valorise aussi fortement cette dernière, comme l’illustrent abondamment les travaux de Seymour Lipset (1990 et 1996).

De plus, différentes conceptions de la liberté et de l’égalité se manifestent dans ces sociétés. Par exemple, l’égalité dans les pays européens est davantage perçue comme distributive alors qu’elle est plutôt vue comme égalité des chances dans le modèle américain, la première mettant l’accent sur la redistribution du pouvoir et de la richesse dans la société alors que la seconde offre plutôt des conditions de départ « égales » à tous, tout en tolérant davantage les inégalités sociales. La liberté est encadrée différemment dans ces deux aires culturelles. En Europe, la liberté est fortement encadrée par ce désir d’égalité distributive tandis qu’aux États-Unis une plus grande liberté domine la vie sociale, économique et politique. Ainsi, malgré son appartenance à l’Amérique du Nord, le Québec aurait davantage une conception européenne de l’égalité (Cloutier, 1979 ; Lipset, 1990 et 1996[24]). C’est ce qui amenait d’ailleurs Cloutier (1979) à se questionner sur le fait que les Québécois, plus portés à l’égalité distributive, soient de plus en plus organisés par des politiciens et des planificateurs à la conception américaine de l’égalité. Mais, comme le montre bien Segal, entre l’idéal américain très présent au Québec et les pratiques réelles des gestionnaires québécois, il y a un monde de différences.

Ce monde québécois de la gestion est peu exploré jusqu’à maintenant dans une perspective comparative internationale, d’où cette constatation un peu générale que nous avons faite et qui permet au mieux de le situer par rapport à d’autres pays ou d’autres aires culturelles. Il reste à entreprendre plus d’études, et surtout en comparaison avec nos voisins américains et sud-américains, pour mieux préciser ce que les Québécois ont en commun avec eux et ce qui les en différencie. Il apparaît, par exemple, que la prise de décision est plus rapide chez les gestionnaires québécois que chez les gestionnaires allemands (Barmeyer, 1995, p. 56) mais qu’en est-il avec ceux des États-Unis ? La question est d’autant plus intéressante que le modèle communautaire auquel est associé le Québec est généralement caractérisé par une prise de décision plus lente (d’Iribarne, 1998). De même, aux yeux des gestionnaires allemands, les gestionnaires québécois sont polychroniques (Barmeyer, 1995, p. 45) alors qu’ils sont plutôt monochroniques aux yeux des Mexicains[25]. Qu’en est-il face aux Américains ? Sachant que les connaissances culturelles sont toujours relatives et contextuelles (le Québécois n’est en soi ni polychronique ni monochronique, il l’est l’un ou l’autre selon la culture avec lequel on le compare), il est important de produire un corpus de connaissances sur les cultures du monde, à commencer par la culture américaine voisine, à partir du point de vue québécois.

Ces recherches sont d’autant plus pertinentes dans un contexte où plusieurs chercheurs affirment l’américanité des Québécois (Bouchard, 2000 ; Lamonde, 1996). Explorer et comparer les pratiques de gestion des Américains, des Mexicains, des Québécois et des autres permettraient de discuter et d’approfondir cette question.