Abstracts
Résumé
Dispersées dans tout le Québec non urbanisé, quelque 80 agglomérations dites du « Québec isolé » forment des regroupements ethnogéographiques aux contours flous dont les destins socioéconomiques sont très différents. Cette étude examine les modèles de développement de ces communautés. Elle est fondée sur une analyse comparative détaillée de plusieurs dizaines de variables portant sur la démographie, l’éducation, la santé, le logement, le revenu personnel, les dépenses publiques, les activités économiques. Neuf indicateurs clés sont analysés ici. L’étude montre que ces réalités forment quatre modèles de développement, qui se distinguent principalement suivant le type d’exploitation des ressources naturelles et les caractéristiques de la population. Dans les régions où l’exploitation des ressources est pratiquée à grande échelle, les populations bénéficient des retombées économiques du développement. Mais elles le font selon des modalités différentes, directement parce que les familles en ont fait leur gagne-pain, ou indirectement parce que les populations en cause ont pu capitaliser sur l’attrait des ressources. Dans les régions où l’exploitation des ressources est pratiquée à petite échelle, où la prospérité n’est plus assurée par des mécanismes autrefois efficaces, la situation générale se détériore non seulement parce que l’infrastructure économique demeure faible, mais aussi parce que les populations n’ont pas le poids politique pour qu’il en soit autrement. Dans cette perspective, le facteur ethnique serait un déterminant bien moins important que la présence de richesses massives et la capacité d’en tirer localement partie.
Abstract
Dispersed throughout non-urbanized Québec, some 80 population centres in what is known as “remote Québec” form ethnogeographical groupings with vague contours and very different socioeconomic destinies. This paper examines the development models of these communities. It is based on a detailed comparative analysis of several dozen variables relating to demographics, education, health, housing, personal income, public expenditures and economic activities. Nine key indicators are analysed here. The study shows that these realities form four models of development, which are distinguished mainly by the type of exploitation of natural resources and by population characteristics. In the regions where resource exploitation takes place on a large scale, the populations benefit from the economic spinoffs of development. However, they do so according to different patterns, either directly for those families that earn their living in this way, or indirectly, for those populations that have been able to capitalize on the attraction of the resources. In those regions where resources are exploited on a small scale, or where prosperity is no longer ensured by mechanisms that used to be effective, the general situation is deteriorating not only because the economic infrastructure remains weak, but also because the populations do not have the political clout to change things. In this perspective, the ethnic factor would appear to be a much less important determinant than the presence of a large-scale wealth of resources and the capacity to benefit from it locally.
Article body
Les régions nordiques partagent des caractéristiques, comme la persistance d’activités vivrières traditionnelles et leur imbrication dans le secteur marchand, une économie d’exportation de ressources brutes et d’importation de produits finis, l’influence de la présence gouvernementale sur les conditions de vie. Cette homogénéité apparente repose sur la pénétration plus ou moins récente, puis la généralisation des institutions centrales de la société industrielle (monnaie, travail salarié, discipline industrielle), qui transforme les pratiques sociales en leur imposant la logique de l’économie de marché, de la production et de la consommation de masse (Sklair, 1991).
Ces caractéristiques communes apparaissent lorsque, pour les comparer entre elles, nous considérons chacune des régions nordiques de l’aire canadienne ou nord-américaine comme une totalité, et quand nous adoptons un point de vue macroéconomique classique, celui des statistiques nationales. Mais ce portrait d’ensemble masque la diversité des expériences, la « collection d’économies fort différentes, des régions riches et des régions pauvres » qui constitue l’économie nationale (Jacobs, 1992, p. 40) ; aussi pour rendre compte du fonctionnement et de la structure de l’économie, Jacobs suggère de changer d’échelle, et d’examiner les rapports qu’entretiennent les villes entre elles.
Nous ferons l’hypothèse que l’étude de la diversité des situations à l’intérieur d’une même économie nationale, préconisée par Jacobs, pourrait être appliquée aux régions nordiques. De cette façon, il deviendrait possible de rendre compte de la diversité des dynamismes à l’oeuvre dans les régions nordiques infranationales que masquent les comparaisons prenant appui sur les statistiques nationales.
Méthode
Cette étude concerne les communautés isolées du Nord-du-Québec (tableau 1 ; carte 1). Celles-ci sont dispersées dans tout le Québec non urbanisé, à l’extérieur de la Vallée du Saint-Laurent ; elles sont très éloignées des centres métropolitains, et parfois non reliées au réseau routier. Elles comprennent 1 % de la population du Québec (c’est-à-dire 68 000 personnes).
Provenant de sources statistiques variées, telles les données des gouvernements fédéral, provincial et régionaux, et des organisations autochtones, les données utilisées ici ont été regroupées dans la Banque Métrinord et présentent une structure homogène. Elles y sont généralement désagrégées par localité, et portent sur la population, le logement, la santé, l’éducation, le revenu des particuliers, les finances publiques, l’activité économique, le transport et les communications (Sénécal, Garneau, Duhaime et Charest, 1995 ; Duhaime, Garneau et Godmaire, 1998), couvrant une période allant du début des années 1970 au milieu des années 1990. Ces données sont regroupées suivant dix aires ethnogéographiques, définies de manière à rendre compte de la double réalité de l’occupation du Nord québécois, autochtone et non autochtone.
La présente analyse utilise les données de 1991, car il faut reculer de dix ans pour trouver des données rigoureusement comparables. Même avec cet éloignement, les modèles qu’on peut en dégager sont encore largement valables, puisque, globalement, les situations sociales changent plutôt lentement. La sélection des variables et des indicateurs a été réalisée de la manière suivante. Nous avons cherché à retenir des variables dans chacun des champs étudiés. Elles devaient être comparables dans toutes les régions, même s’il subsiste quelques exceptions mineures. Dans certains cas, des indicateurs ont été calculés pour neutraliser l’influence de variables confondantes. Ainsi, les indicateurs par habitant ont été préférés aux données absolues que la taille de la population rend difficilement comparable. En tout, 54 variables et indicateurs ont été retenus pour chacune des dix aires ethnogéographiques. L’analyse détaillée des variables et indicateurs ainsi obtenus (quelque 500 données) a dégagé les caractéristiques de chaque aire, mises en relation avec les écrits sur l’histoire et la situation contemporaine (tableau 2). La comparaison entre les aires a mis en évidence que l’apparente diversité peut se ramener à quatre types ou modèles principaux (tableau 2), reposant sur deux variables déterminantes : l’appartenance ethnique principale, l’échelle de l’activité économique dominante.
Afin de rendre compte d’une manière synthétique de ces types d’aires, nous avons sélectionné neuf indicateurs clés, qui fournissent une information représentative de celle contenue dans les 54 variables et indicateurs initiaux (tableau 3) ; ces indicateurs ont été recalculés pour chacun des quatre types d’aires (tableau 4). Les résultats ont été portés sur un sociogramme qui permet de placer en une seule représentation graphique des variables de nature différentes ; pour cela, les résultats de chaque indicateur ont été transposés sur une échelle de 0 à 10, où 0 représente la valeur minimale obtenue et 10, la valeur maximale (tableau 5). La valeur obtenue pour chaque indicateur a été utilisée pour déterminer la longueur d’une droite. Toutes les droites ont enfin été disposées en éventail à partir d’un point central représentant la valeur minimale, et celles portant sur des réalités connexes ont été juxtaposées, produisant une représentation en pétales (figure 1).
Le Québec isolé
Pour dégager les spécificités des quatre types d’aires, nous brosserons d’abord le portrait de l’ensemble des communautés du Québec isolé, ce que nous appelons synthétiquement le Québec isolé, lui-même comparé à la situation du Québec dans son ensemble (tableaux 4 et 5 ; figures 1 et 2).
Certains indicateurs sont plus faibles au Québec isolé que dans l’ensemble du Québec : la croissance démographique, la réussite scolaire (représentée ici par le pourcentage de la cohorte inscrite en première secondaire à être inscrite en cinquième secondaire cinq ans plus tard), les revenus moyens des ménages, les paiements de transferts aux particuliers. Mais tous les autres indicateurs sont plus élevés au Québec isolé que dans l’ensemble du Québec : la proportion des jeunes, le nombre de personnes par logement, le taux d’hospitalisation et les dépenses publiques pour l’éducation et la santé sont plus élevés au Québec isolé.
En un mot, la population du Québec isolé est plus jeune, vit dans des ménages plus nombreux et dans des logements plus densément peuplés, réussit moins à l’école et possède une moins bonne santé, malgré des dépenses publiques plus considérables dans ces domaines, et obtient un revenu moyen inférieur au reste du Québec.
Cette situation présente toutefois quelques énigmes : malgré la jeunesse de la population, la croissance démographique affiche des valeurs plus faibles que dans l’ensemble du Québec ; malgré des indicateurs sociaux défavorables (hospitalisation élevée et faible réussite scolaire), les paiements de transferts aux particuliers demeurent plus faibles que dans l’ensemble du Québec. Nous verrons que ces incohérences apparentes s’expliquent ; mais il faut pour cela examiner les données désagrégées par types d’aires.
Les aires allochtones d’économie à grande échelle
Certaines communautés non autochtones reposent sur l’exploitation à grande échelle des ressources naturelles. Il s’agit principalement de villes minières ou forestières ou encore de villes abritant les travailleurs employés à la construction ou à l’entretien d’ouvrages hydroélectriques (Charest, 2001a ; OPDQ, 1991 ; Breton, 1989). À l’intérieur des terres, ces communautés rassemblent plus du tiers de la population du Québec isolé dans huit agglomérations de taille relativement importante.
Par rapport à l’ensemble du Québec isolé, tous les indicateurs démographiques y sont près des valeurs les plus faibles (figure 3). La croissance démographique y est négative ; la proportion des jeunes de moins de 20 ans est moins élevée que dans l’ensemble du Québec isolé ; la proportion de personnes par logement est inférieure ; la réussite scolaire est meilleure, alors que les dépenses publiques par élève sont plus faibles. Le taux d’hospitalisation est plus bas que dans l’ensemble du Québec isolé, alors que les dépenses publiques par hospitalisation sont également moindres. Le revenu moyen par ménage est le plus élevé du Québec isolé, alors que l’aide sociale est la moins présente.
La population de ces régions-ressources, d’immigration récente, s’y installe pour saisir les possibilités d’emploi et les conditions relativement avantageuses, notamment salariales, qui y existent ; elle possède un état de santé généralement bon, ce qui n’étonne pas étant donné la forte activité qui la caractérise. La croissance démographique négative, qui s’explique par la fermeture de sites d’exploitation, fournit une preuve de l’assujettissement relatif des comportements démographiques à la disponibilité d’emplois (Charest, 2001a ; Breton, 1989). Or, cette population, qui se déplace pour le travail, est regroupée dans de véritables petites villes francophones et montre des comportements démographiques plus près des moyennes québécoises que celles du Québec isolé. L’éducation scolaire y est suivie plus assidûment qu’ailleurs, puisqu’elle est plus proche physiquement (il y a des écoles partout) et culturellement que dans d’autres portions du Québec isolé.
Le faible degré des dépenses publiques s’explique quant à lui par de bons revenus d’emplois qui permettent à la population de subvenir adéquatement à ses besoins, par les caractéristiques démographiques et sociosanitaires (la population orientée vers le travail est jeune et en santé), et par les économies d’échelle réalisées par les établissements scolaires et sociaux dans ce nombre restreint d’agglomérations importantes.
Les aires allochtones d’économie à petite échelle
D’autres communautés non autochtones reposent sur l’exploitation de longue date et à petite échelle des ressources naturelles (Charest, 2001b ; Breton, 1989, 1988). Il s’agit principalement de villages de pêcheurs côtiers sur la Côte-Nord du golfe Saint-Laurent. Ces communautés rassemblent 16 % de la population du Québec isolé, comprise dans 23 agglomérations de petite taille.
Par rapport à l’ensemble du Québec isolé, tous les indicateurs démographiques y sont près des valeurs les plus faibles (figure 4) : la croissance démographique est négative et est la plus lente de tout le Québec isolé ; la proportion des jeunes de moins de 20 ans est moins élevée. Celle de personnes par logement est plus faible ; la réussite scolaire est de niveau plus bas, alors que les dépenses publiques par élève sont proches de la moyenne. Cependant, le taux d’hospitalisation et les dépenses publiques dans ce domaine sont plus marqués. Le revenu moyen par ménage est légèrement plus élevé que dans le Québec isolé, alors que l’aide sociale est légèrement moindre.
La valeur économique de la pêche, qui demeure l’activité de base de ces agglomérations depuis leur peuplement au XIXe siècle, s’est grandement détériorée (Charest, 2001b ; Breton, 1989, 1988). La taille des établissements et leur dispersion, les difficultés de communication et l’éloignement des marchés freinent la transformation de la pêche artisanale en organisation industrielle compétitive. De plus, l’épuisement relatif des ressources (la rupture de stock de morue par exemple) introduit une difficulté supplémentaire puisqu’il oblige une reconversion qui nécessite de nouveaux investissements. Enfin, la structure économique généralement atrophiée (industrie forestière, administration publique, services) n’offre pas de solution viable. Au total, les recettes de la pêche et les paiements de transferts gouvernementaux permettent à peine de maintenir le revenu par ménage près de la moyenne du Québec isolé.
Or, la population de ces agglomérations vieillit et les familles comptent peu de membres. Les jeunes, peu nombreux, sont fortement tentés par l’abandon scolaire. Cela pourrait s’expliquer par l’obligation de s’exiler pour continuer ses études ou par la perception que la poursuite des études est peu pertinente lorsque, de toute façon, les possibilités d’emploi exigeant plusieurs années de scolarité demeurent très limitées. Ils en viennent à quitter leur village pour étudier ou pour trouver du travail, situation caractéristique des régions à émigration de main-d’oeuvre. Le taux d’hospitalisation élevé, qui fait hausser les dépenses publiques, traduit la difficulté des pratiques liées à l’exploitation des ressources (des métiers de la pêche en particulier), les problèmes de la vie dans des agglomérations isolées, de petite taille et aux prises avec des difficultés majeures, et les effets du vieillissement.
Les aires autochtones d’économie à petite échelle
Des communautés autochtones du Québec isolé vivent d’une économie à petite échelle, reposant sur l’utilisation des paiements de transferts gouvernementaux aux administrations publiques et aux ménages, sur l’exploitation vivrière des ressources naturelles (chasse, pêche et piégeage) et sur des initiatives de développements économiques dans des domaines comme le tourisme, le commerce de détail et les services (MAINC, 1995). Ces communautés montagnaises ou innues, attikameks et algonquines, égrenées sur un territoire étendu de l’ouest à l’est du Québec isolé, vivent le plus souvent dans des réserves et des terres réservées, au milieu de ressources naturelles importantes (forêts, puissance hydraulique, minéraux) dont elles ne tirent cependant pas profit. Elles rassemblent le quart de la population du Québec isolé, dans une vingtaine d’agglomérations de taille généralement petite.
Par rapport à l’ensemble du Québec isolé, tous les indicateurs démographiques sont près des valeurs maximales (figure 5) : la croissance démographique est près de la valeur maximale ; la proportion des jeunes de moins de vingt ans est plus élevée ; les logements sont plus densément peuplés. Le taux d’hospitalisation est l’un des plus hauts, indiquant un état de santé plus dégradé qu’ailleurs, tandis que la réussite scolaire est la plus faible. Dans ces communautés, le revenu moyen par ménage est le plus faible, mais l’aide sociale est à son niveau le plus élevé. Il est enfin remarquable de constater que les dépenses publiques (sauf l’aide sociale) sont à leur plus bas niveau, malgré des besoins apparemment urgents.
Tandis que les ressources avoisinantes étaient mises en exploitation par des entreprises récemment arrivées dans les territoires concernées, les populations étudiées ici étaient mises en réserve par le gouvernement canadien, au milieu du XIXe siècle dans la plupart des cas, au milieu du XXe pour quelques autres. Or, cet enfermement, qui entraînait souvent des relocalisations (Duhaime, Bernard et Godmaire, 2001 ; MAINC, 1995), enfermait le développement économique dans des limites territoriales étroites, dans des secteurs d’activités déterminés (principalement les activités dites « traditionnelles » comme la chasse, la pêche et le piégeage) et dans des mécanismes de tutelle sous l’étroite responsabilité gouvernementale, dont la prédominance freinait le recours à la dynamique des marchés (Lamothe, 1994 ; Simard, 1990). Ce contexte explique qu’ici tous les indicateurs convergent pour dessiner une situation qui s’approche du sous-développement.
En effet, dans ce genre de situation, une croissance démographique rapide produit un afflux massif de jeunes et des ménages de forte taille. Soumis aux politiques d’aide publique plutôt qu’à la logique des marchés, le logement est très densément peuplé ; du reste, le recours au libre marché n’aurait sans doute pas arrangé cette situation, puisque le faible revenu des ménages rend peu probable le développement du logement non subventionné. Cette promiscuité relative de même que le faible revenu défavoriseraient la réussite scolaire et le maintien de la santé.
Dans ces conditions, on pourrait s’attendre à ce que les dépenses publiques atteignent un niveau supérieur. Or, ce n’est pas le cas, sauf en ce qui concerne la fonction supplétive exercée par les paiements de transferts directs aux particuliers, et dont les niveaux sont influencés à la hausse par le nombre d’enfants. En effet, les dépenses de services publiques sont les plus faibles à être consenties dans le Québec isolé. Cela tient peut-être en partie aux faits que la plupart des communautés dont il est question ici sont reliées au réseau routier, ce qui peut influencer à la baisse les coûts de transport, qu’elles sont dans l’ensemble moins nordiques, ce qui peut influencer à la baisse les coûts de chauffage, ou qu’une partie des services de santé sont fournis à la population par des établissements de l’extérieur, et dont les coûts ne sont pas comptabilisés. Mais cela serait dû surtout à ce que les infrastructures de santé et d’éducation sont les moins développées dans ces aires qui, par exemple, ne possédaient, en 1991, aucun hôpital spécifiquement destiné aux populations visées.
En somme, la faiblesse de l’économie, fondée sur l’enfermement dans les réserves et reproduite par une situation sanitaire et éducative défavorable, ne permet pas de produire la richesse nécessaire pour satisfaire les besoins d’une population en croissance rapide ; les dépenses publiques consenties sont trop minimes pour changer les choses. Cette situation correspond étroitement à ce que Jacobs (1992) nomme « les lieux tombés dans l’isolement ».
Les aires autochtones d’économie à grande échelle
Enfin, d’autres communautés autochtones, sédentarisées plus récemment, ont conclu des ententes permettant l’exploitation à grande échelle des ressources naturelles du territoire qui les entoure. L’exploitation est réalisée par des entreprises extérieures à ces communautés, qui en bénéficient néanmoins, puisque les ententes conclues leur procurent d’importantes compensations (fonds de capital, droits territoriaux, services publics, programmes spéciaux, etc.) (Bone, Saku et Duhaime, 1998 ; Simard, 1996, 1979 ; Duhaime, 1993, 1992 ; OPDQ, 1991). Il s’agit principalement de villages où l’administration publique et les services sont développés, et où l’exploitation vivrière des ressources naturelles (chasse, pêche et piégeage) est toujours vivante. Ces communautés inuites, cries et naskapies, localisées dans la portion la plus septentrionale du territoire, forment le quart de la population du Québec isolé, extrêmement dispersées dans 24 villages comportant généralement moins de 1000 habitants.
Par rapport à l’ensemble du Québec isolé, tous les indicateurs démographiques montrent ici des valeurs maximales (figure 6) : la croissance démographique, la proportion des jeunes de moins de vingt ans et le nombre de personnes par logement constituent les valeurs maximales du Québec isolé. Les dépenses publiques pour l’éducation et la santé sont aussi les plus élevées de tout le Québec isolé ; cependant, la réussite scolaire et le taux d’hospitalisation sont de même niveau. Le revenu moyen par ménage est similaire à la valeur du Québec isolé et l’aide sociale est plus répandue.
Dans ces aires, l’absence de réserves autochtones laissait subsister un doute quant à la propriété et aux possibilités d’exploitation des terres et des ressources. En 1971, alors que des organisations autochtones avaient été créées pour promouvoir le développement de ces communautés, le début des travaux de construction de gigantesques projets hydroélectriques fit émerger la question. Ce contexte conduisit à la conclusion de traités modernes ou conventions, qui levaient les obstacles aux mégaprojets d’exploitation des ressources.
L’accroissement démographique très marqué ici ne serait pas relié aux effets de ces conventions, puisqu’un accroissement important existe également dans les communautés autochtones sans convention. Certains facteurs pourraient participer à expliquer le niveau des dépenses publiques, comme l’éloignement, l’isolement par rapport au réseau routier, la rigueur du climat, la distribution de la population dans de nombreuses petites localités très dispersées sur un immense territoire (OPDQ, 1990). Ces facteurs alourdissent les frais encourus, comme les coûts de chauffage, les dépenses de transport des personnes et des marchandises ; ils accroissent les prix des biens et des services. Le grand nombre de jeunes hausse les paiements de transferts aux familles. Mais tous ces facteurs interviennent également ailleurs. Les frais de transport et de chauffage peuvent être moindres, mais ces différences sont insuffisantes pour expliquer l’ampleur des dépenses publiques.
Par contre, le niveau des dépenses publiques est fortement relié aux conventions. En effet, ces conventions ont conduit à la mise sur pied et à l’amélioration de services publics, par la construction d’hôpitaux, de dispensaires et d’écoles. En plus de ces services, les localités concernées ici bénéficiaient, à l’époque, d’un parc de logements publics récemment rénové ou renouvelé, de services municipaux étendus et de programmes gouvernementaux exclusifs, comme l’aide aux activités de chasse, de pêche et de trappe. Au total, les coûts récurrents de ces services, qui ne trouvent pas d’équivalent ailleurs, expliqueraient le niveau atteint des dépenses publiques.
Il faut toutefois constater que ces dépenses, les plus élevées du Québec isolé, ne conduisent pas forcément à des niveaux meilleurs de santé (Hodgins, 1997), de réussite scolaire ou de densité résidentielle. Ces conditions sont influencées par d’autres facteurs, comme les pratiques favorisant les familles nombreuses, l’adaptation à la sédentarité, à l’alimentation importée et à la discipline scolaire et salariale.
Discussion
L’analyse sommaire d’un nombre restreint d’indicateurs permet de dégager des modèles différents de développement, fondés sur des histoires spécifiques, et aboutissant à des situations singulières.
Les comportements démographiques et les conditions de vie ne sont pas uniformes dans l’ensemble du Québec isolé. Les aires habitées majoritairement par des autochtones connaissent une explosion démographique accompagnée d’une forte densité résidentielle, tandis que les aires habitées par les allochtones sont aux prises avec une démographie régressive et une densité résidentielle proche de la moyenne québécoise. Or, ces situations semblent étroitement liées à des facteurs sociohistoriques très différents selon les groupes ethniques. Les autochtones ont connu une sédentarisation relativement récente, et surtout de meilleures conditions de vie. Cette amélioration est inégalement répartie ; elle est aussi toute relative, puisque, comme nous l’avons constaté, la situation du Québec isolé est moins bonne que celle du Québec. Elle est néanmoins partout associée à une forte croissance démographique.
Mais l’analyse fait aussi apparaître une différence fondamentale. Si la croissance démographique autochtone est si accentuée, ce n’est pas seulement à cause de conditions plus favorables à la survie, mais aussi du maintien de la population dans les réserves, ces établissements d’enfermement, autrement dit de leur absence de mobilité. Les autochtones n’ont pas été épargnés par les relocalisations, au cours des deux derniers siècles. Mais en règle générale, ces réaménagements les maintenaient dans des territoires rapprochés les uns des autres, jusqu’à la création des réserves, ce qui vint pour ainsi dire consacrer leur fixation spatiale. Ce facteur joue bien différemment dans les aires habitées par des allochtones. L’histoire des aires non autochtones est également caractérisée par des déplacements de population, depuis les migrations du XIXe siècle qui ont façonné le peuplement de la Côte-Nord du golfe Saint-Laurent, jusqu’à la création des villes forestières, minières et hydroélectriques des dernières décennies. Ces migrations sont de nature fondamentalement différentes des migrations autochtones, puisqu’elles étaient généralement motivées par les possibilités d’emploi liées à l’exploitation des ressources du territoire. Les allochtones y amènent des comportements démographiques et sociaux typiques des sociétés industrielles et urbaines : prédominance de la famille nucléaire, valorisation du cursus scolaire pour permettre l’épanouissement de l’individualité et, enfin, recours à la mobilité géographique pour assurer l’indépendance matérielle et sociale. Dans ces conditions, les dépenses publiques demeurent à des niveaux relativement faibles puisque les besoins sont largement comblés par les mécanismes du marché – ce qui est impossible dans les réserves. Aussi, la démographie régressive s’explique-t-elle par la mobilité des allochtones qui, pour être attachés à leur village, ne se privent pas pour autant d’en sortir pour gagner leur vie.
Si toutes les agglomérations du Québec isolé fondent leur existence sur l’exploitation des ressources du territoire, les structures d’exploitation sont différentes, voire opposées. Ces différences extrêmement marquées expliquent les écarts dans la profondeur et l’étendue de la présence gouvernementale.
Dans certaines aires étudiées ici, l’exploitation suit des modèles qui se perpétuent, comme la pêche côtière ou le piégeage. Ces structures assuraient autrefois la prospérité relative des agglomérations. La pêche côtière fondait une prospérité certaine dans les régions du golfe Saint-Laurent pour les décennies précédentes ; mais l’industrialisation massive de la pêche et la mondialisation des marchés du poisson ont marginalisé cette exploitation. La traite des fourrures chez les Algonquins, les Attikameks et les Montagnais assurait une relative prospérité, mais leur mise en réserve et l’exploitation industrielle des territoires dont ils étaient exclus ont marginalisé ces fondements économiques. Ainsi, pour pallier un tant soit peu les difficultés économiques et sociales que vivent ces agglomérations à économie déclinante, celles-ci doivent compter sur des subventions gouvernementales. Dans chacune des aires étudiées, ces subventions sont sans doute substantielles, mais elles restent relativement moins élevées, lorsqu’elles sont comparées à celles touchées ailleurs. Ces aires de prospérité ancienne, aujourd’hui tombées dans l’isolement, n’ont pas un poids politique justifiant qu’il en soit autrement.
Toutefois, d’autres aires sont fondées sur l’exploitation à grande échelle des ressources. Certaines reposent sur une grande compagnie d’extraction, à la source de toute l’activité économique. Là, les besoins de transferts gouvernementaux sont relativement faibles : le chômage est peu important et les services publics locaux sont défrayés par les taxes foncières principalement facturées à la compagnie. Tant que dure la mine, dure aussi la ville ; si la mine en vient à s’épuiser, la main-d’oeuvre migre, et la ville disparaît. L’économie est structurée très différemment dans les aires livrées à l’exploitation hydroélectrique à grande échelle. C’est précisément par l’intermédiaire des paiements de transferts et des compensations établies par les conventions que ces aires bénéficient des retombées de l’exploitation ; ces transferts soutiennent toute l’économie, y compris les activités vivrières. Dans ces aires, les subventions contribuent à court terme à améliorer les conditions de vie ; à long terme, elles institutionnalisent la dépendance économique. Enfin, dans toutes ces aires fondées sur l’exploitation à grande échelle, le peu de diversité économique maintient une grande fragilité.
⁂
Les indicateurs analysés ici représentent une portion seulement de ceux retenus pour la comparaison. Les conclusions auxquelles ils conduisent sont néanmoins valables lorsque nous produisons une analyse détaillée de l’ensemble des indicateurs, comme nous l’avons fait dans une étude préliminaire (Duhaime, Godmaire, Garneau et Langlais, 1997).
Enfin, les catégories conceptuelles utilisées par Jane Jacobs sont utiles pour rendre compte de la diversité des situations dans les aires isolées du Québec. Elles permettent en effet d’identifier des facteurs de différenciation et d’orienter l’analyse vers les fondements sociohistoriques de ces différences. Or, le cadre conceptuel de Jacobs n’a pas été conçu pour rendre compte de la réalité nordique, mais pour comprendre la réalité économique contemporaine, du moins dans les pays occidentaux. S’il trouve une application valable dans le Nord du Québec, nous sommes donc fondés de croire qu’il pourrait également être utile pour comprendre les réalités socioéconomiques diversifiées des régions, comme l’Alaska, le Nunavut ou le Groenland, et pour parvenir à une compréhension comparative plus approfondie de l’économie arctique. C’est ce que des recherches subséquentes tenteront de vérifier.
Appendices
Notes biographiques
Gérard Duhaime
Gérard Duhaime est sociologue. Il mène des travaux de recherche de grande envergure sur le changement social, l’économie et les questions autochtones. Il a publié plusieurs ouvrages et articles sur ces sujets (Le Nord. Habitants et mutations, Presses de l’Université Laval, 2001), et sur d’autres, comme l’endettement des consommateurs il est professeur à l’Université Laval.
Anne Godmaire
Anne Godmaire est assistante de recherche au GÉTIC (Groupe d’études inuit et circumpolaires) de l’Université Laval. Biologiste, spécialisée en écologie des populations, elle participe depuis plusieurs années aux travaux empiriques portant sur la situation socioéconomique du Nord du Québec et sur les questions théoriques liées au développement durable et à la sécurité alimentaire du monde nordique.
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