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Ce texte entend explorer la notion de héros en relation avec, d’une part, la démarcation traditionnelle des rôles sexuels et, d’autre part, les usages des mises en scène, en image et en récit du passé. Plus particulièrement, il abordera le cas d’Émilie Bordeleau, personnage central d’une télésérie québécoise, Les Filles de Caleb, en l’envisageant comme une figure héroïque du Québec contemporain.

À compter du XIXe siècle et pendant longtemps, au Canada français comme ailleurs, l’éthique gérant les rapports entre les hommes et les femmes a laissé peu de place à celles-ci au-delà de la sphère domestique. Dans les récits d’envergure nationale ou non, la femme, même héroïne, restait généralement subordonnée à l’homme et n’agissait que par lui. L’héroïne – lorsqu’elle n’était pas une simple allégorie échappant à l’espace et au temps, donc à l’histoire – arborait les traits d’une mère ou d’une épouse. De même, elle était privée d’initiative.

Les Filles de Caleb raconte un quart de siècle de la vie d’Émilie Bordeleau, de 1892 à 1917. Ce personnage s’inscrit en partie dans le modèle traditionnel de la femme au foyer et de la mère canadienne-française, forte, stable, féconde et métaphoriquement porteuse de l’avenir de la nation. Mais il est aussi en rupture avec le modèle féminin dégagé par la recherche parce qu’il agit constamment de son propre chef, en son nom et pour son compte, et ce afin d’avoir prise sur son destin et orienter sa vie selon ses rêves et ses ambitions.

Dans ce texte, nous tenterons de montrer que c’est précisément la combinaison d’un être et d’un agir qui a fait de ce personnage une figure identitaire pour les Québécois francophones à un moment précis. Sa volonté et sa capacité d’action répondaient à la quête d’affirmation du Québec telle qu’énoncée dans le discours social au lendemain de l’échec de l’accord du lac Meech, en 1990. Simultanément, son statut ne l’aliénait pas par rapport aux ancêtres et au passé, incarnant par le fait même une préoccupation majeure des Québécois francophones.

Puisque ce texte porte sur le personnage principal d’une télésérie, le lecteur sera peut-être surpris de ne pas y trouver de renvois réguliers à l’abondante littérature sur la fiction sérielle québécoise produite pour la télévision. La raison en est que les thèmes abordés dans cet article, sauf erreur, ont été jusqu’à présent ignorés par les chercheurs. Depuis plus d’un quart de siècle, ceux-ci ont traité la fiction sérielle de maintes façons, mais les interrogations qui sont les nôtres n’ont pas véritablement trouvé leur place chez eux.

S’il n’est pas dans notre intention de recenser la recherche québécoise, nous pouvons tout de même la présenter sommairement. Les premières études ont abordé la fiction sérielle dans une perspective sociologique, à la recherche des représentations du social, des luttes de classe ou encore des rapports interpersonnels dans des récits contemporains (Ross et Tardif, 1975 ; Ross, 1976 ; Eddie, 1981). Les années suivantes ont vu le programme de recherche se diversifier considérablement. Le caractère oral et la sphère d’influence des récits et des discours de la fiction sérielle (Lemaire, 1987 ; Saouter, 1992 ; Nguyên-Duy, 1993), la réception et les publics (Bouchard, 1993 ; Ross, 1994 ; Nguyên-Duy et Cotte, 1995), la stylistique et les techniques de production (Eddie, 1985 ; Nguyên-Duy, 1996) et les particularités de ce genre télévisuel en contexte de mondialisation de la culture (Leroy, 1993 ; Tchoungui, 1998) sont les principaux terrains d’enquête. Dans l’ensemble, la question de l’identité collective demeure une préoccupation un peu marginale, tandis que la perspective historienne (et historique) brille généralement par son absence.

Qu’aucun historien ne s’intéresse à la télévision ou à la fiction sérielle n’aide évidemment pas. Seule la petite synthèse sur la fiction sérielle de Jean-Pierre Desaulniers (1996) témoigne d’un effort soutenu en ce sens. Desaulniers lie intimement les questions du changement social dans le temps et des représentations collectives de soi au contenu des émissions et à leur réception.

Les prochaines pages serviront à esquisser à gros traits la condition féminine des années 1900 (donc sans la prétention de faire place à toutes les nuances possibles), puis à montrer, à travers les modèles d’héroïsme alors proposés aux femmes, quels étaient les comportements féminins socialement acceptables. En s’appuyant sur des passages de la télésérie (tirés du scénario de Fernand Dansereau et non du roman d’Arlette Cousture), la deuxième partie s’attardera à illustrer ce par quoi Émilie Bordeleau se conforme au modèle de cette époque et ce par quoi elle rompt par rapport à ce modèle. Enfin, la dernière partie s’interrogera sur la résonance que ce personnage porteur d’une ambivalence constitutive pouvait avoir dans l’espace social québécois au moment de la diffusion de la télésérie.

A. L’héroïne dans l’éthique occidentale des rapports hommes / femmes (XIXe-XXe s.)

Pour un grand nombre de femmes, le passage à la modernité de l’Occident et l’émergence d’une société bourgeoise au XIXe siècle ont signifié un temps d’exclusion marqué par le confinement forcé à la sphère privée et une certaine infantilisation. Les modèles proposés d’héroïsme féminin l’ont bien sûr été en fonction de telles balises. Les promesses que le vent révolutionnaire de 1789 avait soufflées et les principes politiques et philosophiques directeurs de ce siècle – libéralisme, démocratie, égalité devant la loi, individualisme, raison... – annonçaient pourtant les futurs mouvements de revendication.

1. La « reine du foyer »

Sur le plan politique, la Révolution française a donné le ton à tout le XIXe siècle de deux manières. Dans un premier temps, elle a couronné la montée de la bourgeoisie et, à terme, fait triompher sa vision du monde. Il ne convient peut-être pas de parler d’une « masculinisation » de la politique au XIXe siècle, comme le fait Micheline Dumont (1998, à la suite de Greer, 1991), car la politique avait toujours constitué une chasse gardée des hommes que seules quelques femmes, le plus souvent au hasard des lignages et des successions dynastiques, avaient pu investir. En revanche, Dumont a raison de rappeler que les nouveaux penseurs et philosophes politiques modernes mirent tous de l’avant une conception masculine de la démocratie naissante et que les femmes ne semblaient pas toujours faire partie de ce « peuple » qu’eux vénéraient. L’action politique a traduit le discours en gestes. C’est ainsi que, dès 1793, le nouveau gouvernement français fermait les clubs politiques féminins sous prétexte qu’ils détournaient les femmes de leurs rôles de mère et d’épouse.

À cette époque, la situation du Canada français quant à la condition féminine n’était aucunement spécifique. À terme, l’industrialisation et l’urbanisation ont modifié ici comme ailleurs les rapports hommes / femmes. Certes, le discours élitaire reste conservateur, s’inquiète des nouveautés et dénonce les menaces à l’ordre social. Les filles apprennent dès leur plus jeune âge ce que sera leur rôle et comment s’occuper des tâches domestiques. La sphère privée, le domaine de l’intimité familiale constituent pour la plupart de ces futures « reines du foyer » la seule aire d’épanouissement. Les premières associations féminines – comme la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste fondée en 1907, pour ne prendre qu’un exemple – sont encadrées par l’Église catholique et orientent leur action en priorité vers des domaines jugés proprement féminins, tels que les pratiques caritatives. Les identités de mère et d’épouse, encore au début du XXe siècle, gardent donc une position dominante dans les représentations des femmes et les discours sur elles. Les mentalités commencent néanmoins à changer, encouragées en ce sens notamment par un discours féministe qui acquiert toujours un peu plus de vigueur. « Les débats qui s’amorcent autour du rôle de la femme mettent en évidence l’ambivalence de la société face aux transformations de la vie de celles qu’on surnommait les “gardiennes de la race”. » (Collectif Clio, 1992, p. 257.)

Malgré ces débats, assurer la reproduction de l’espèce demeure la fonction sociale première des femmes. L’illégalité des moyens de contraception et de l’avortement, en partie motivée par la croyance religieuse en la sacralité de la vie, se justifie aussi par une espèce de nécessité patriotique. Les femmes sont mises au service de la « nation » ou de la « race » tant dans le discours que dans la loi. Par opposition à la mère-épouse, la femme célibataire est donc perçue comme « incomplète », n’ayant pas pu ou su entièrement s’épanouir[1].

La soumission des épouses et l’infériorité générale des femmes, justifiées dans le discours et les pratiques dominantes tant par leur faiblesse supposée que par l’antériorité des hommes qu’atteste la Genèse (Arnaud-Duc, 1991, p. 110), sont moins visibles au sein des familles rurales. Au Canada français, comme l’a montré Léon Gérin en 1886 dans son étude ethnographique classique sur une famille de Saint-Justin, la femme est écoutée, son opinion compte et c’est parfois elle qui mène dans la maison. L’autorité du père n’est pas celle qui existe dans certaines autres sociétés traditionnelles. Les comportements quotidiens contestent le patriarcat officiel, légal, juridique, discursif.

Les femmes travaillent parfois hors du foyer. Vers 1880, elles comptent pour 30 % de la main-d’oeuvre ouvrière à Montréal et servent également comme commerçantes, couturières, domestiques, employées de bureau, etc. Plusieurs décident plutôt de se faire institutrices, une occupation qui, selon les historiennes du Collectif Clio (1992, p. 304), « met en relief le stéréotype parfait de la travailleuse de l’époque, accomplissant “une mission” reliée au rôle maternel de la femme [...] ». À Montréal, des femmes font néanmoins carrière dans l’enseignement. À la campagne, toutefois, où les conditions sont encore pires, il s’agit d’une activité passagère en attendant de prendre un mari et de fonder avec lui une famille.

Malgré que le nombre de femmes travaillant à l’extérieur aille s’accroissant, malgré aussi que le cadre de vie rural soit moins contraignant, les jeunes filles apprennent très rapidement le « métier » de ménagère, où qu’elles vivent. Dans le Canada français du XIXe siècle, un programme idéologique se met en place dans lequel la responsabilité ultime de préserver l’ordre social et moral échoit à la femme. Le Manuel des parents chrétiens de l’abbé Alexis Mailloux, dont la première édition date de 1851, ébauche les grandes lignes de l’éducation que les jeunes filles doivent recevoir (Lemieux, 1983). Avant la fin du siècle, les premières écoles ménagères ouvrent leurs portes non seulement pour instruire les jeunes filles sur la manière de tenir maison, mais aussi, au dire des Ursulines qui s’en occupent, pour « leur imprimer la générosité, le dévouement, l’abnégation, l’amour du foyer » (Thivierge, 1983, p. 121).

2. L’héroïne aux XIXe et XXe siècles

Les héros n’existent jamais en soi. Ils sont plutôt des phénomènes communicationnels au sein d’un groupe, ce qui signifie que leur existence, leur signification et leur renommée dépendent complètement de ceux qui les racontent et les adulent. Les héros se font et se défont au gré des changements sociaux et de l’évolution des mentalités, des idéologies, des croyances et ainsi de suite. Ils sont, en somme, des constructions culturelles chargées de refléter un système de valeurs, voire un certain rapport à soi, à l’autre, au passé, au présent et à l’avenir.

La situation de l’héroïne moderne, dans les années ultérieures à 1789, est assez particulière. Le nouvel ordre social et juridique bourgeois, parce qu’il infantilise la femme et cherche à la confiner à la sphère de l’intime, n’est pas propice à l’émergence d’héroïnes. Après tout, un héros (au sens générique) agit, fait quelque chose. Il lutte avec son esprit ou ses bras contre des forces ennemies, défend le territoire, forge l’unité des masses, etc. L’idée du combat, physique ou intellectuel, est omniprésente, même implicite. « Or, écrit l’anthropologue Anne Eriksen, les femmes ne sont pas supposées agir, ou tout au moins pas de cette façon. Ce ne serait ni naturel, ni féminin, ni convenable. » (Eriksen, 1998, p. 151.) Dans des sociétés qui s’efforcent de limiter le champ d’action des femmes, quelle place, quelles possibilités existe-t-il alors pour les héroïnes ? Ou, selon les mots d’Eriksen, comment peut-on être héroïne ?

L’anthropologue offre une variété de réponses qui, toutes, peuvent se ramener à la proposition suivante. D’une part, la société moderne attend principalement de ses héroïnes un être plutôt qu’un agir ; d’autre part, tout agir doit se conformer au modèle de la femme soumise et, sauf exceptions, entièrement féminine dans ses comportements. En aucun cas l’autonomie d’action hors de la sphère privée n’est-elle possible ni pensable. Il y a là une piste intéressante, encore que l’impossibilité d’agir par soi-même dont parle Eriksen concerne l’héroïne « institutionnalisée », c’est-à-dire celle qui a passé à travers le filtre politique et idéologique que manipulent les narrateurs de la nation (dirigeants, historiens, folkloristes, écrivains, etc.).

L’allégorie constitue l’une des manières les plus fréquentes de construire l’héroïsme au féminin, en plus de présenter, pour ceux qui se sont octroyé le mandat de définir et préserver l’ordre social, l’avantage de respecter la division décrétée entre les sexes. Ainsi, inspirés par Rousseau, les révolutionnaires français de la fin du XVIIIe siècle ont principalement associé la femme à la mère vertueuse et pure, celle qui élève ses enfants dans l’oubli de soi et fait d’eux de bons patriotes et de bons citoyens, en phase avec les idéaux républicains (Greer, 1991). C’est par elle que devait s’accomplir le grand oeuvre de régénération morale de la société et l’avènement ultérieur d’un Homme nouveau (Harten et Harten, 1989). Une telle conception du rôle de la femme explique pourquoi celle-ci fut à la fois maintenue hors de la sphère politique et utilisée pour personnifier l’Égalité, la Liberté, la Raison ou encore la Vertu. Sous la Révolution, l’univers de la politique, écrivent Harten et Harten.

[était] caractérisé par les conflits survenant entre une ancienne culture (mais que l’on n’a pas encore totalement dépassée) et une nouvelle (que l’on n’a pas encore mise en oeuvre), et par les contradictions inhérentes à la « société bourgeoise ». Il convenait de garder la femme à l’écart de ces contradictions et de ces conflits pour pouvoir préserver sa pureté : c’était la source de la régénération et la promesse d’un avenir meilleur, que l’on obtiendrait en éduquant une nouvelle génération.

Harten et Harten, 1989, p. 38.

Les allégories féminines de la nation ou de certaines de ses valeurs fondatrices n’agissent pas. Leur essence loge plutôt dans un être. Elles existent mais ne vivent pas. Le temps n’a aucune prise sur elles car elles se situent en dehors de l’histoire. Elles sont des figures a-historiques. Figées, immuables, statufiées dans leur éternité, elles sont privées de tout particularisme, de toute individualité. Il n’y a rien à dire à leur sujet. Leur passivité en fait par ailleurs des figures entièrement dépendantes des hommes. Si ceux-ci se battent parfois pour la liberté ou la nation, l’inverse n’est en revanche jamais vrai (Eriksen, 1998, p. 152).

L’héroïne peut agir en certaines circonstances. La religion, par exemple, ouvre des possibles héroïques aux femmes, encore que le champ d’action de cet héroïsme soit étroitement circonscrit. Dispenser des soins, soulager la souffrance, faire acte de piété, se dévouer en constituent les principaux axes de déploiement. L’héroïne dispose également de l’autorisation morale d’agir et de se placer en marge de la normalité si, en le faisant, elle remplit une commande divine pour la sauvegarde de la foi ou de la patrie. La femme active, courageuse, fonceuse, pleine d’initiatives, peut ainsi se voir pardonner ses écarts de conduite parce qu’elle n’est, au fond, que l’instrument de Dieu. À l’échelle occidentale, Jeanne d’Arc représente bien évidemment le cas le plus célèbre d’un tel héroïsme « téléguidé » d’en haut[2]. Ce mode d’héroïsme, rarissime, ne bouleverse lui non plus aucunement les rôles sexuels établis. L’héroïne, en bonne servante, correspond en effet au modèle de la femme soumise n’agissant que parce qu’elle en a obtenu l’ordre. Chez elle, l’initiative masque une passivité fondamentale. Loin d’être autonome, cette héroïne est au contraire entièrement contrôlée par autrui. Ces expériences, dit encore Eriksen (1998, p. 154), sont compatibles avec la logique de l’héroïsme moderne parce qu’elles s’harmonisent avec la division décrétée des sexes.

Au Canada français – et l’on nous permettra ici de rappeler brièvement quelques généralités –, c’est dans la foulée des rébellions de 1837 et dans un contexte d’incertitude quant à l’avenir de la nationalité qu’émerge, petit à petit, le premier panthéon. À côté des nombreux personnages individuels, la galerie des personnages collectifs accueille les figures du curé, de l’habitant, du missionnaire, mais également celles de la religieuse, de la mère de famille et, à un degré moindre, de l’institutrice laïque. Les modèles suggérés, aussi bien masculins que féminins, doivent en principe incarner en priorité des valeurs liées à la catholicité, à la ruralité et à la francité, encore que cette règle ne soit pas, dans les faits, incontournable : aux antipodes de ce système philosophique, le coureur des bois fera quand même une belle « carrière » dans les mémoires d’ici (Mathieu et Lacoursière, 1991).

Ce panthéon, ce type d’héroïsme en général et cette conception de l’héroïsme féminin en particulier vont longtemps perdurer. Des hommes, parmi lesquels figure Lionel Groulx, vont se charger de les entretenir avec verve et passion. Disposant, vers 1920, d’un capital de légitimité enviable en tant que grand parolier de la collectivité canadienne-française, le chanoine-historien est une référence incontournable en rapport avec cette question.

Groulx ne nie pas que les mères canadiennes-françaises, à la campagne tout au moins, participent aux décisions de la famille puisque Charlevoix, Hocquart, Pehr Kalm et d’autres en ont tous fait état. Groulx explique avec une prudence qui fait sourire « Les circonstances aidées de la charité ont établi chez nous cette subordination tempérée de la femme à l’homme et le partage légitime entre eux des pouvoirs. Souvent absent pour les courses au loin, le père a dû laisser à la mère la conduite de la famille et la mère y a pris très vite un ascendant qu’elle a gardé » (Groulx, 1919, p. 282). Pour l’abbé, cela dit, le naturel féminin s’accomplit d’abord et avant tout par et dans la maternité. Sans surprise, c’est la mère, par son dévouement de tous les instants, sa présence chaleureuse au sein du foyer et sa fécondité proverbiale, qui représente la quintessence de l’héroïne.

Groulx ne conçoit pas pour les femmes de lieu hors de la maternité multiple – à moins, évidemment, qu’elles ne se soient faites religieuses. Contenant mal son admiration pour « la vaillance de nos aïeules et la vaillance aussi de nos mères qui continuent les mêmes dévouements » (Groulx, 1920, p. 25), l’abbé voit dans le berceau canadien une manifestation d’héroïsme digne de la plus grande reconnaissance :

Depuis quelques années bien des femmes ont été décorées, ont reçu des bouts de ruban, des médailles de guerre, et que sais-je encore ? Celles-là seules attendent toujours, qui sont les plus désintéressées, les plus bienfaisantes, les plus glorieuses, qui nous ont élevé contre l’envahisseur une frontière de berceaux. Et celles-là attendront longtemps, parce que vous, ô pieuses et douces aïeules, ô nos mamans bien-aimées, les décorations humaines n’ont pas assez d’honneurs pour vous honorer.

Groulx, 1920, p. 25-26.

En somme, à l’avènement de la société bourgeoise correspond celui d’un régime juridique plutôt infantilisant pour les femmes. Le discours qui justifie ce régime, et qu’il nourrit en retour, plaide pour le confinement des femmes à la sphère privée. Les héroïnes imaginées le sont en fonction de ces modèles sociaux, de ces codes culturels, et la maternité constitue une voie vers l’héroïsme particulièrement valorisée.

Par rapport à la place et aux rôles des femmes dans la société d’aujourd’hui, par rapport à l’héroïsme féminin, ce qui précédait pourrait correspondre à une sorte de tradition, une image peu reluisante en opposition à laquelle s’est construit et articulé le discours féministe et les nouvelles représentations féminines. Cette tradition, puissante, fait encore sentir ses effets. Nous savons à quel point le personnage de la mère reste important dans les fictions québécoises. Nous savons aussi quelle place la grosse famille s’est ménagée dans la mémoire collective. La maternité et plus encore le matriarcat se sont constitués en catégorie identitaire au Québec, au moins chez les francophones de mémoire canadienne-française.

Qu’en est-il de l’héroïsme féminin aujourd’hui ? Le statut de la femme et le discours à son sujet ont bien changé, Madeleine de Verchères s’est vue déboulonnée et la mère tend à céder le passage à la femme de carrière. Où donc, alors, Émilie Bordeleau, l’une des héroïnes québécoises les plus appréciées des dernières années, loge-t-elle par rapport à ces modèles contradictoires ?

B. Émilie Bordeleau, un vecteur de « modernité traditionnelle »

Émilie Bordeleau est l’héroïne d’une fiction télévisée, Les Filles de Caleb (elle-même tirée d’un roman à succès du même nom), télédiffusée sur Radio-Canada à l’automne 1990 et à l’hiver 1991. Chaque semaine, plus de 3,3 millions de téléspectateurs en moyenne suivaient les hauts et les bas des fréquentations puis de la vie commune d’Émilie, l’institutrice fière et rebelle, et d’Ovila Pronovost, son ancien élève. Du point de vue de la narration identitaire tout autant que de celui de la sollicitation de la mémoire, il est d’un grand intérêt de se pencher sur le personnage d’Émilie Bordeleau. Comme nous le verrons maintenant, son parcours personnel, son enracinement et un certain mode de vie l’inscrivent dans la tradition – plus exactement, une tradition reconfigurée par les dynamismes de la mémoire –, alors que sa personnalité et certaines attitudes en font plutôt un personnage résolument moderne. Ensemble, et envisagées dans le contexte sociopolitique particulier de l’après-Meech, de telles dispositions ont conféré à cette figure une pertinence assez remarquable.

1. La tradition

Le cheminement personnel d’Émilie Bordeleau n’a rien d’atypique. Vers la fin de l’adolescence, elle quitte la maison pour aller faire la classe dans une école de rang, puis, après quelques années, cesse ses occupations pédagogiques pour fonder une famille. C’est là le parcours qu’ont connu plusieurs centaines de jeunes Canadiennes françaises de la fin du XIXe siècle.

D’une part, l’enseignement représente à cette époque un débouché en croissance pour celles qui possèdent un minimum d’instruction. En 1854, 64 % des enseignants du réseau public catholique du Canada-Est sont des femmes. Dans le Québec de 1874, ce taux atteint 81 % et, jusqu’à la fin du siècle, les enseignantes comptent pour plus de 80 % du personnel (encore que 35 % d’entre elles soient des religieuses). D’autre part, comme nous l’avons vu, le mariage procède d’une sorte d’impératif social hors duquel les femmes sont considérées « incomplètes ».

En prenant les rênes de la petite école de Saint-Tite, Émilie réalise un rêve qu’elle entretenait dès l’enfance (épisode 1). Pourtant, même dans cette situation, elle est incapable de penser la vie adulte hors du contexte nuptial. « Vous allez toutes vous marier un jour, dit-elle à ses élèves. Toutes et tous. Enfin la plupart, à moins qu’il y ait des soeurs p’is des prêtres dans la classe. Mais pour les autres, c’est le mariage. » (épisode 10) Comme elle l’avoue à son amie Berthe, son engagement dans l’enseignement, loin de constituer un plan de carrière, fait plutôt office d’occupation temporaire pour vivre au maximum sa passion du savoir (épisode 4) :

Berthe : À faire la classe, c’est toujours bien juste les enfants des autres qui t’occupent.
Émilie : Je ferai pas ça toute ma vie. Un jour je vais me marier.
Berthe : Il me semblait que tu pensais pas à ça.
Émilie : Ben... Pas tout de suite... Mais un jour je vais y penser.

Après quelques mois idylliques (épisodes 11-12), sa vie rêvée d’épouse commence à tourner au cauchemar. Le père de ses enfants, faible et fuyant, s’absente pour de longues périodes, boit son maigre salaire chez les Indiens ou à l’hôtel du coin et, après le déménagement de la famille en ville, contracte des dettes de jeu auprès de petits truands qui viennent menacer Émilie jusque dans sa cuisine (épisode 20). Plus souvent qu’autrement, Émilie doit se débrouiller toute seule, pratiquement sans argent, alors que son existence ressemble de plus en plus à un cortège de malheurs en formation serrée. La mort, la souffrance, la maladie sont omniprésentes. Sa première fille souffre de lenteur intellectuelle, une autre meurt en bas âge, deux de ses beaux-frères périssent au début de leur vie adulte, l’un d’épilepsie et l’autre d’un mal mystérieux, enfin la meilleure parmi ses anciens élèves trépasse d’insuffisance rénale avant d’avoir eu vingt ans. À plus d’une occasion, Émilie doit accoucher seule, parfois même en pleine nature, dans une tempête de neige. Bref, le déroulement de son existence recoupe assez bien de vieilles représentations intériorisées de la condition historique des anciens Canadiens français, une condition nouée de défaites, d’embûches, de misère, d’empêchements, de douleur et notamment stigmatisée dans un répertoire d’expressions populaires à connotation pessimiste face au devenir de la collectivité.

Traditionnelle, Émilie l’est également dans le choix qu’elle fait de marier l’habitant et de vivre sur la terre, de s’enraciner. Le premier prétendant d’Émilie, l’inspecteur scolaire Henri Douville, qui vient de Montréal, offre à Caleb Bordeleau une pipe importée de Belgique et prévoit amener Émilie à Paris. Il possède un esprit cultivé et des manières précieuses, parle une langue châtiée et nomme la France « notre mère patrie ». Douville est à ce point étranger à l’univers canayen que Caleb lui demande même carrément s’il est français (épisode 8). Par ses codes culturels, l’inspecteur ouvre une fenêtre sur l’Autre et l’Ailleurs. Émilie choisit pourtant Ovila Pronovost, un habitant aux allures de béotien qui « prend le bois » à la moindre contrariété. Les scènes tournées à la chute de Saint-Stanislas, montrant d’une part Ovila à l’aise et plongeant dans l’eau, se fondant dans le décor naturel (épisode 6), et d’autre part Henri maladroit, hésitant et étranger en ces lieux (épisode 8), viennent accentuer la distance qui sépare ces deux êtres et les termes de l’alternative pour Émilie : rester fidèle à ce qu’elle est, au Même et à l’Ici, ou encore partir avec l’Autre vers l’Ailleurs.

Contrairement à Ovila, l’inspecteur estime le savoir essentiel. Il entretient d’ailleurs les enfants à ce sujet en termes sans équivoque (épisode 8) :

Nous serons [l’an prochain] à la veille du vingtième siècle. Eh bien, mes chers enfants, je vous le dis, ce sera le siècle de la connaissance. [...] Nous quittons une période très obscure de l’histoire de l’humanité. Mais l’avenir vous vengera. Ceux qui auront bien étudié, ceux qui auront poursuivi avec détermination la quête de l’intelligence et de l’érudition, ceux-là verront leurs efforts récompensés au centuple. L’instruction un jour s’avérera une absolue nécessité. C’est pourquoi l’avenir non seulement vous vengera, mais il vous appartiendra. Il vous appartiendra.

Douville aspire à changer le monde par le savoir et croit qu’il est possible d’y arriver. Ovila, en revanche, n’a ni besoin ni envie d’acquérir ce savoir. Il n’a rien à redire contre le monde tel qu’il est, le monde dans lequel il vit ; conséquemment, il ne manifeste aucune volonté de le changer ou de se préparer différemment à l’affronter. Le contraste entre l’inspecteur et l’habitant peut donc s’illustrer par quelques couples conceptuels antinomiques : modernité / tradition, Ailleurs / Ici, étrangeté / authenticité, départ / fidélité, etc. Émilie accepte d’abord de se fiancer avec Douville lorsque celui-ci lui en fait la demande, mais elle réalise bien assez vite qu’un compagnon aussi maniéré ne lui convient pas. En fin de compte, à travers Ovila qu’elle épouse peu après, c’est pour la tradition, l’Ici, l’authenticité, la fidélité qu’opte Émilie. Comme si le bonheur, malgré tout, ne lui était possible que sur la terre.

2. La modernité

La modernité d’Émilie s’exprime dans une série d’attitudes pouvant toutes être ramenées à un dénominateur commun, l’indépendance. Principalement, il y en a quatre.

Premièrement, comme Henri mais contrairement à Ovila, elle témoigne tout au long de sa vie d’une croyance inébranlable dans l’utilité de la connaissance pour améliorer son sort et se sortir de la misère. En plusieurs occasions (épisodes 1, 4 et 7), elle stipule ne pas en savoir assez ou affirme que personne n’est jamais trop érudit. L’épisode 4 est sur ce point très explicite. D’abord, à Ovila qui lui dit que « le bois, c’est la liberté », Émilie rétorque que pour elle, au contraire, « le savoir, ça a toujours été ça la vraie liberté ». Puis, auprès de tous les enfants Pronovost qui comptent parmi ses élèves, elle renchérit : « Ce qui me ferait plaisir, c’est de savoir que personne d’entre vous laisse l’école à moins d’y être vraiment obligé. » Enfin, au printemps suivant, au retour d’Ovila du chantier, Émilie déçue qu’il ait abandonné l’école essaie de le convaincre de revenir en usant d’arguments analogues : « Tu devrais finir ta septième année... Parce que le diplôme c’est pas du tout pareil. Peut-être que ta vie c’est dans le bois... mais un jour tu le regretteras si t’as pas assez d’instruction pour te faire reconnaître. [...] Tu vas passer ta vie à bardasser des petites affaires à gauche et à droite si tu te donnes pas un projet pour étudier. [...] Moi je sais des choses encore que tu sais pas... et qui peuvent t’être utiles. J’aimerais ça te les donner. » Dans sa manière d’appréhender le savoir, Émilie récite au fond le credo du moderne qui, avec Nietzsche, s’est pris en charge et rendu responsable de son propre devenir depuis qu’il a mis Dieu à mort sur la croix de la Raison. Elle se considère l’unique responsable de sa liberté dans le monde.

Dans la même veine, le dictionnaire d’Émilie, plus qu’un instrument d’acquisition du savoir, en constitue une métaphore vive. Le dictionnaire est pour Émilie ce que la Bible est pour d’autres, surtout à cette époque : la source de la connaissance à laquelle il faut s’abreuver pour vivre dans la lumière et la vérité. À plusieurs reprises dans la télésérie, mise en face de l’inconnu, Émilie ouvre son dictionnaire pour y chercher les réponses qui lui font défaut. S’il y a quelque chose de très religieux dans son attitude, c’est en revanche une religiosité d’un type particulier, une religion du savoir.

Deuxième trait de modernité à noter chez Émilie, et qui découle directement du premier : la raison prime toujours sur la superstition. Aucune trace en elle de l’ignorance qui déclenche la méchanceté et l’intolérance des gens. Aucune trace chez elle de cette culture populaire et paysanne en vertu de laquelle l’invocation du surnaturel tient parfois lieu d’analyse. Contrairement à sa belle-mère Félicité qui fait de la religion et de la foi catholiques ses ultimes soutiens, Émilie n’évoque jamais la Providence ni les saints pour passer à travers une épreuve ou conjurer un malheur.

La crise d’épilepsie dont est victime en classe Lazare, l’un des frères d’Ovila, illustre à merveille le fossé qui sépare la rationalité toute moderne par laquelle Émilie médiatise son rapport au monde, d’une part, et, de l’autre, le recours à des superstitions par lesquelles ses élèves vivent le leur (épisode 3). Quand Lazare s’effondre, raide, l’écume à la bouche, les autres enfants, à l’exception des frères et soeurs de Lazare qui savent ce qui se passe, prennent panique et s’alarment. L’un d’eux, la petite Marie Lebrun, crie à qui veut l’entendre que le « grand mal » dont souffre Lazare est l’oeuvre du diable. Contrairement aux Pronovost, Émilie a peur de ce spectacle inconnu auquel elle assiste. Elle assume pourtant son rôle et s’efforce de refroidir les esprits.

À Marie qui, le lendemain, persiste et signe auprès de ses camarades, Émilie tente encore de faire entendre raison :

Marie : On veut pas qu’y revienne, Lazare. Le diable est avec lui.
Émilie : Tu vas arrêter de colporter ces méchancetés-là. Lazare est malade. Tout simplement.
Marie : Je colporte pas ! [...] Peut-être que vous parlez au diable, vous aussi ! Peut-être que vous êtes avec ! Tout le monde dit que vous avez l’air trop jeune.

Plus tard dans la journée, ce sont les parents Lebrun qui viennent relancer Émilie en ressassant la même crédulité :

Mme Lebrun : Vous saurez ma petite que quand le grand mal arrive en quelque part, c’est exactement comme si le diable arrivait... P’is le diable vient jamais pour rien. [...]
Émilie : Marie faisait peur à tout le monde avec ses histoires de diable. C’est pas charitable pour Lazare. Lazare est pas responsable de sa maladie.
Mme Lebrun : C’est pas des histoires ! Quand le grand mal empoigne quelqu’un, y faut lancer de l’eau bénite tout de suite. Vous devriez savoir ça, vous.
M. Lebrun : Seulement que vous en avez pas d’eau bénite dans votre classe, hein ?.. Même si vous savez que le grand mal court partout !

Émilie, troisièmement, fait preuve d’une très grande liberté d’esprit à l’égard des figures d’autorité instituées par des instances suprêmes. Cela se vérifie dans les rapports qu’elle entretient avec son père, d’abord, puis avec le curé de Saint-Tite. Cette liberté d’esprit se double d’une réticence à accepter sans les avoir d’abord passées au crible de sa raison les conventions existantes. Dès les toutes premières minutes de la série, elle défie son père Caleb à la maison afin que soit modifiée la répartition des tâches domestiques qu’elle juge injuste envers les filles. « Nous autres les filles, on en fait plus que les garçons, se plaint Émilie. [...] Des fois on est tellement fatiguées qu’on a de la misère à faire nos devoirs. P’is pendant ce temps-là, les garçons s’amusent à se tirailler ou à jouer aux dames. » (Épisode 1.)

Caleb Bordeleau, pour sa part, personnifie presque jusqu’à la caricature (à tout le moins dans ces premières minutes) le paternel canadien-français, agriculteur, conservateur, conformiste et bon catholique pratiquant. « La place des hommes, commence-t-il pour expliquer la vie à sa fille, c’est de travailler à la sueur de leur front pour gagner le pain bénit. C’est de faire les choses qui sont pénibles des fois... pour que tout soit correct sur la ferme. La place des femmes, c’est de voir à ce que les hommes manquent de rien... parce que c’est déjà assez dur la charge qui traîne sur leurs épaules. » « C’est pas juste pareil ! », rétorque Émilie.

Rien de ce qu’avance Caleb n’est acceptable à sa fille qui réplique coup pour coup :

Caleb : Si tu es trop fatiguée ma fille, tu peux laisser l’école. Ta mère a besoin d’aide ici.
Émilie : J’en sais pas encore assez !
Caleb : Possible qu’une fille trop savante ça fasse plus de malheur que de bien.
Émilie : Personne est jamais trop savant.
Caleb : Arrête de discuter avec moi ! Prétentieuse ! Tu diras ton acte de contrition en pensant au quatrième commandement : père et mère tu honoreras.
Émilie : Y en manque un commandement. Les enfants, faut les respecter aussi.
Caleb : Tu oses discuter de ce que le Créateur aurait dû faire ? ! Mais c’un blasphème ça, ma fille ! Mets-toi à genoux p’is demande pardon. C’est tout ce qui te reste à faire. P’is quand tu seras calmée, tu redescendras pour la vaisselle.
Émilie : Pas de souper, pas de vaisselle !

La même réticence à se soumettre à l’autorité instituée guide l’action d’Émilie une fois rendue à Saint-Tite. Dosithée Pronovost, le père d’Ovila, vient un jour la prévenir que beaucoup de villageois discutent d’elle en mal à cause d’un cas de discipline en classe (épisode 2). La suggestion qu’il lui fait de voir à se concilier les gens du coin la contrarie profondément :

Dosithée : J’ai juste à écouter comment mes enfants parlent de vous pour savoir que malgré votre jeune âge, sauf votre respect, vous faites bien votre ouvrage. [...] Mais des fois, ça prend plus que ça.
Émilie : Ben, je vois pas ce que je pourrais changer. Il faut que la discipline règne dans ma classe.
Dosithée : C’est pas tellement pour changer... mais je me disais : allez donc en parler au curé. C’est un bon prêtre p’is y vous connaît pas beaucoup. Ça prendrait juste une couple de mots en chaire un bon dimanche p’is tous les critiqueux rentreraient sous terre.
Émilie : Et pour lui dire quoi ?
Dosithée : Rien. Qui vous êtes. Ce que vous essayez de faire dans votre école. Nous autres à Saint-Tite, on a ce défaut-là : une grosse méfiance par rapport aux étrangers. Je peux pas dire que j’en suis tellement fier mais c’est comme ça. Malheureusement, je suis obligé de vous dire : tout ce que vous pourrez faire pour montrer que vous embarquez avec nous autres, que vous aimez ça le monde p’is les airs de par ici, tout va nous aider.
Émilie : Ben, je le prouve dans ma classe. Tous les jours.
Dosithée : Moi je le pense ! Je viendrais pas vous en parler si ma femme et moi on n’avait pas une grosse appréciation pour ce que vous faites ; mais faudrait pas qu’une belle petite jeune fille comme vous, qui se donne tellement à coeur p’is qui est toute seule dans le fond de son école, y faudrait pas qu’elle se fasse méconnaître.
Émilie : Les parents de mes élèves peuvent juger par les résultats.
Dosithée : C’est quinze familles par rapport à tout le village. C’est pas assez. Je voudrais pas tellement vous inquiéter mais faites donc de quoi pour montrer à toute la paroisse vos bonnes dispositions. P’is tout va bien aller ! Hein ?
Émilie : Je vais y penser.

Le conseil de Dosithée est en quelque sorte « traditionnel ». Se présenter au curé et chercher à entrer dans ses bonnes grâces constituent, dans la campagne canadienne-française de cette époque, des gestes naturels pour les étrangers. L’importance sociale et symbolique du curé est telle qu’elle fait de lui un personnage incontournable pour tout étranger qui aspire à s’établir dans la paroisse. C’est sans doute encore plus vrai lorsque ledit étranger occupe une charge comme celle d’instituteur, dont les responsabilités sont considérables. Or, Dosithée s’adresse à Émilie en décembre 1895, soit presque au milieu du calendrier scolaire, et cette dernière n’a manifestement toujours pas rencontré en privé le curé du village.

Émilie est désagréablement surprise par ce qu’elle entend. Elle se sent mise à l’épreuve, contestée, obligée de se prouver de nouveau. Elle conçoit mal, en fonction de ses propres codes, que sa performance irréprochable d’institutrice ne suffise pas aux autres villageois, qu’il lui faille aussi se justifier en paroles. Elle est momentanément déstabilisée. Et pourtant, dans ce moment critique, elle agit. Elle accepte le défi. Plus encore, elle prend le risque et joue le tout pour le tout en montant une saynète religieuse sur le thème de la nativité.

Quatrième et dernier trait de modernité, Émilie ne se résigne pas au mauvais sort, au malheur et aux coups durs que la vie lui impose. Il faut toutefois préciser que dans la seconde partie de la série, à mesure que son existence se complique, que la misère s’incruste et que les malheurs s’empilent, un glissement subtil se produit chez elle. La rationalité tend à disparaître au profit des émotions pures ou d’espoirs injustifiables. La superstition pointe son nez. Ce glissement s’explique par l’incapacité d’Émilie d’assumer l’échec. Son attitude s’apparente à celle du surhomme moderne qui, croit-il, peut tout faire pour autant qu’il le veuille. Or, quand le réel vient la contredire, elle ne sait plus réagir.

Par exemple, bien que sa première fille n’ait, à trois ans, guère plus d’autonomie qu’un nourrisson, Émilie refuse catégoriquement d’envisager la possibilité que sa petite puisse souffrir d’un handicap intellectuel, comme le croit pourtant un médecin (épisode 14). Les arguments d’Ovila ont l’effet de coups d’épée dans l’eau :

Ovila : Le docteur pense que Rose va avoir des petits problèmes, rapport qu’elle a manqué d’air en naissant.
Émilie : Ah lui ! Qu’est-ce qu’il connaît aux enfants, lui ? ! Il a jamais vu Rose de sa vie parce que Rose a jamais été malade... P’is il vient nous dire que Rose est pas correcte ? Il se prend pour qui, lui ? Le Bon Dieu ? Rose pas correcte ? ! Rose est juste moins vite que d’autres.
Ovila : C’est ça, Émilie. Juste moins vite. Ça veut dire plus lente. Rose est lente. Le médecin dit que c’est mieux de s’en rendre compte. Rose est lente. P’is elle va rester lente. Toute sa vie !
Émilie : Écoute-moi bien, Ovila Pronovost. Moi, j’te jure sur la tête de Rose p’is sur celle de Marie-Ange [l’autre enfant du couple] que ma fille va savoir lire, écrire p’is compter. Comme les autres ! Fie-toi à moi. J’ai pas été maîtresse d’école pour rien. Ça prendra le temps que ça prendra, mais Rose, elle va vivre comme les autres. Rose va grandir. Elle va être belle. P’is plus tard Ovila, elle va se marier. Comprends-tu ça ?! [...]
Ovila : C’est pas en se fermant les yeux p’is en se bouchant les oreilles qu’on va l’aider, Rose. C’est pas en la traitant comme un bébé que tu vas la...
Émilie : On lui a rien demandé à lui ! P’is je t’ai rien demandé à toi non plus. Je t’avais dit qu’elle avait rien, Rose. Que t’avais pas à l’emmener chez le docteur.

Pour schématiser, l’on pourrait avancer que, chez l’Émilie Bordeleau de la télésérie, la tradition est l’enveloppe et la modernité son contenu. Derrière les apparences d’un parcours personnel tout ce qu’il y a de plus régulier et banal, Émilie manifeste une volonté d’indépendance peu commune aux femmes de son époque et de sa condition : elle réclame pour elle la liberté d’esprit et le droit de mener les choses à sa façon ; envers les autres, elle place au premier rang de ses priorités la tâche de leur donner les moyens de conquérir, chacun pour soi, liberté, indépendance et émancipation. Du point de vue restreint du modèle de féminité que nous avons brièvement décrit, ses attitudes et ambitions ont davantage à voir avec la résolution féministe des années 1970 qu’avec la soumission et l’infantilisation des femmes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe. Dans ses ambivalences, son personnage incarne au fond une forme de « modernité traditionnelle ».

Quelle(s) signification(s) ce personnage aux pieds bien plantés tant dans la tradition que dans la modernité pouvait-il détenir pour les millions de Québécois qui l’ont suivi sur une base hebdomadaire pendant près de cinq mois ? C’est à cette question que la troisième partie tâchera de répondre.

C. Une héroïne post-Meech

C’est un euphémisme de dire que les Québécois francophones ont beaucoup apprécié Émilie Bordeleau[3]. L’épisode des Filles de Caleb du 31 janvier 1991 a fracassé des records d’écoute alors que 3 664 000 personnes – soit 90 % de l’auditoire total ce soir-là – étaient au rendez-vous (Marshall, 1996). L’engouement pour le personnage peut s’expliquer par une combinaison de facteurs. Émilie Bordeleau constituait le pivot d’une production dotée de plusieurs atouts : son gros budget, la succession d’images d’Épinal de nature sauvage et de vie champêtre qu’elle donnait à voir, la présence d’un scénariste, d’un réalisateur et de plusieurs comédiens connus et appréciés, une campagne publicitaire importante et, il va sans dire, le colossal succès de librairie du roman paru quelques années auparavant. Cela dit, il nous apparaît que le parallèle entre le personnage d’Émilie Bordeleau et le contexte sociopolitique dans lequel sa vie était contée a joué un rôle clé. Nous croyons qu’après la mort du projet d’entente constitutionnelle du lac Meech, le 23 juin 1990, et compte tenu de ce qui a suivi, les Québécois francophones avaient, si ce n’est le besoin, à tout le moins le désir de suivre un personnage de la trempe d’Émilie Bordeleau.

1. L’après-Meech, temps du grand frisson

L’échec de Meech a fourni le prétexte au lancement de bien des réflexions sur l’avenir politique, constitutionnel, social, économique et culturel du Québec[4]. Dans l’espace dialogique, les arguments, visions et points de vue des uns et des autres ont été confrontés, discutés, soupesés, contestés, médités[5]. Assez rapidement, mais pour un temps seulement, l’idée de la « nécessaire souveraineté » (nous y reviendrons) a semblé vouloir faire consensus tandis qu’un grand frisson – délicieux pour plusieurs mais angoissant pour d’autres – parcourait le Québec avant le jour J. Plusieurs indicateurs donnent la mesure de ce consensus.

À l’automne 1990, en matière de préférences constitutionnelles pour le Québec, l’opinion publique s’est donné des airs qu’on ne lui avait jamais vus. Les différentes options autonomistes sur la table[6] enregistraient toutes des scores à la hausse en témoignage d’une volonté nourrie d’autonomie pour le Québec et d’un resserrement de l’identité collective autour de pôles plus « québécois » que « canadiens » (Lisée, 1994, p. 114-118). Toutes les études sur la question l’ont montré, l’échec de Meech n’a pas été le déclencheur de ces mouvements d’opinion mais, en revanche, il a contribué à accélérer le glissement politique de plusieurs Québécois qui sont passés du camp fédéraliste au camp souverainiste. En novembre 1990, selon plusieurs sondages, les Québécois appuyaient la souveraineté-association à 70 %, la souveraineté à 64 % et l’indépendance à 62 % (Cloutieret al., 1992, p. 68). Du jamais vu. Chose plus étonnante encore, peut-être, la mouvance souverainiste ratissait sa nouvelle clientèle au sein de groupes socioéconomiques d’ordinaire réticents aux grands bouleversements constitutionnels. Les nouveaux souverainistes de 1990-1991 étaient, en règle générale, des électeurs plutôt âgés, souvent peu scolarisés, pratiquants et soumis à une plus grande insécurité économique que les électeurs souverainistes typiques. Cet accroissement de l’intention de vote souverainiste consistait donc en un phénomène peu lié à la politique partisane, ce que confirme le fait que l’appui populaire donné au Parti québécois n’a pas enregistré de hausse significative pendant la même période (Nadeau, 1993). Dit autrement, « tout le monde n’[était] pas souverainiste, loin de là, mais les souverainistes [étaient] un peu devenus tout le monde » (Cloutieret al., 1992, p. 146).

Devenus tout le monde ? Aux audiences de la Commission sur l’avenir politique et constitutionnel du Québec (commission Bélanger-Campeau) qui se tinrent du 6 novembre au 20 décembre 1990, les citoyens l’ont prouvé en venant dire de vive voix ce qu’ils pensaient. La commission a reçu près de 600 mémoires, de provenance aussi variée que l’Association des combattants polonais au Canada inc., l’Union des artistes, le Comité des usagers du transport de Deux-Montagnes ou encore la Fédération des femmes du Québec. Environ 250 groupes et individus ont été entendus, parmi lesquels une vaste majorité est venue défendre une forme plus ou moins poussée d’autonomie pour le Québec.

Au demeurant, le plus surprenant lors de ces audiences ne fut pas tant la verbalisation répétée de la quête d’affirmation du Québec que les lieux d’où elle prenait parfois sa source. Plusieurs organismes et institutions du monde des affaires vinrent en effet constater l’échec percutant du fédéralisme canadien, revendiquer des pouvoirs nouveaux pour le Québec et rassurer la population quant à la viabilité économique à long terme d’un éventuel Québec souverain (Lisée, 1994, p. 149 et suiv.).

Une analyse de contenu des mémoires que les Québécois francophones ont déposés devant la commission Bélanger-Campeau, menée dans la perspective des représentations identitaires, a permis en quelque sorte de dresser l’état du discours social[7] sur le présent et l’avenir du Québec at large dans le contexte de l’ébullition nationaliste post-Meech. Ce travail a également contribué à dégager les contours, de même qu’une bonne part du contenu, de l’image que la majorité francophone du Québec entretenait d’elle-même en tant que groupement par référence constitué (Létourneau et Ruel, 1994). Il s’est avéré que ces mémoires, dès lors qu’ils étaient envisagés comme un corpus fermé, mettaient en mots une ambivalence identitaire profonde, constitutive même, hors de laquelle les paroliers pris collectivement ne parvenaient à penser ni le groupe, ni son expérience historique particulière, ni son avenir à construire. Létourneau et Ruel (1994, p. 288) ont ramené les postures intellectuelles observées dans les mémoires à cette triade fondamentale : 1) s’ouvrir vers l’Autre en évitant de se perdre dans l’Ailleurs, 2) prendre acte de son émancipation en se souvenant de son aliénation et 3) redéfinir l’identité du groupe sans occulter ses attributs historiques. En fin de compte, le discours véhiculé devant la commission Bélanger-Campeau, écho fidèle de ce qui s’entendait hors de ce forum, témoigna d’un double mouvement d’affirmation de soi et de resserrement sur soi, autant que d’une grande fragilité par rapport à l’avenir, celle-ci inscrite dans la permanence d’une insécurité collective associée à des représentations douloureuses du passé. Ce discours a rappelé au groupe l’impérative fidélité qu’il devait à son héritage culturel et mémoriel, à son être, surtout en cette période d’incertitude où tous les possibles étaient ouverts, tout en l’enjoignant de « saisir le jour », c’est-à-dire de ne pas perdre l’occasion d’agir.

2. Une pertinente ambivalence

Le personnage d’Émilie Bordeleau répond au double appel à l’affirmation et au resserrement, à l’action et au souvenir. Contrairement aux héroïnes célébrées depuis longtemps, ce personnage amalgame un être et un agir qui lui confèrent une ambivalence constitutive positive. Dans le contexte sociopolitique de la diffusion de la série, cela s’avérera d’une pertinence remarquable.

Son être renvoie aux situations dans lesquelles l’héroïne se trouve. C’est le pôle « tradition ». La vie d’Émilie, en plus de reprendre en bonne partie le vieux schéma intériorisé de la misère quotidienne accompagnant – pour ne pas dire définissant – la condition canadienne-française, se déroule à l’intérieur du cadre archétypal de la grosse famille installée à la campagne[8]. Tout au long de la série, Émilie professe une forme d’attachement profond à l’Ici et à la tradition, un ancrage dans le sol et dans la mémoire, un enracinement dans le Même, une fidélité à quelque chose qui la transcende pour la mettre en relation avec ses semblables, son passé, ses ancêtres ou, plus simplement, son groupement référentiel. Il n’est alors pas surprenant de constater que la série ait conquis si promptement sa place dans ce que Marshall (1996, p. 49) appelle « la mythologie de l’authenticité nationale québécoise ».

L’agir du personnage renvoie quant à lui à sa mentalité, à sa détermination. Son savoir et la primauté qu’elle donne à la raison lui ouvrent la voie pour poser des gestes. C’est le pôle « modernité ». Sur ce plan, Émilie a peu à voir avec ces femmes de 1900 à l’autonomie étroitement circonscrite par des forces sociales. Rompant avec le modèle d’héroïsme qui s’est construit au XIXe siècle et a longtemps influencé la nature des comportements féminins entérinés ou même proposés par la société – songeons seulement au contexte dans lequel a éclaté la polémique des Yvettes, en 1980 –, elle affiche une confiance en soi et en sa raison ainsi qu’une soif d’exprimer son individualité toutes modernes. Un échange entre Émilie et son amie Berthe (épisode 6) est à ce propos particulièrement éclairant.

Berthe, désabusée, désillusionnée par la vie et la condition des femmes qu’elle côtoie, annonce à Émilie sa décision d’aller s’enfermer au Carmel :

Du fond de mon coeur, je te souhaite la vie la plus heureuse avec ton bel Ovila... Peut-être que vous deux, vous allez y arriver. Mais moi, je prends pas de chance. En dix-huit ans... dans toute la parenté que j’ai connue p’is dans tous les villages que j’ai visités... j’ai pas vu une seule femme mariée qui avait une vie qui me revenait... Pas une seule que j’enviais ! Fait que je dis qu’il faut qu’il y ait d’autres choses ! Faut que la vie ait un sens quelque part... autrement.

Son renoncement au monde, son absence de volonté, sa résignation devant le sort peu enviable des autres à l’aune duquel elle envisage son propre avenir, incapable qu’elle est de s’imaginer décider des grandes orientations de sa propre vie, bref, son refus d’assumer ses responsabilités (« moi, je prends pas de chance ») indignent Émilie au plus haut point, qui ne parvient pas à se reconnaître dans une telle attitude. La lettre que cette dernière expédie à Berthe peu après donne d’ailleurs à voir la différence fondamentale entre les deux jeunes filles, tout autant qu’elle livre, pour une bonne part, l’essence de son identité ambivalente :

Je vais faire un succès de ma vie. Ce qu’on va faire ensemble, Ovila et moi, ça va être le plus beau... Un gros bonheur solide de tous les jours, de chaque minute. P’is j’t’écrirai tous les détails, ma Berthe, pour te consoler... Pour te prouver que la vie vaut la peine d’être vécue... Et qu’il ne faut pas désespérer... jamais désespérer !

Émilie, d’une part, révèle qu’elle ne peut concevoir que le bonheur puisse loger dans une cellule du Carmel. Le vrai bonheur, ce n’est que par la nuptialité qu’on y accède. C’est sa tradition. D’autre part, bien que certaines femmes aient sans doute une vie difficile, elle, Émilie Bordeleau, saura être heureuse parce qu’elle le veut, parce qu’elle en a décidé ainsi, qu’elle y croit et qu’elle entend agir pour que son souhait se matérialise. C’est sa modernité.

Cette modernité s’exprime avec encore plus de force quand on compare le personnage d’Émilie à celui de Maria Chapdelaine que Gilles Carle a créé au cinéma en 1983. Maria et Émilie sont contemporaines puisque le film de Carle (comme le roman de Louis Hémon avant lui, il va sans dire) se déroule aux environs de 1912. Mais contrairement à Émilie, Maria ne parle pas et n’agit pas. Passive, elle semble attendre que la vie ou les circonstances décident pour elle. Un soir que deux de ses prétendants, dont François Paradis qu’elle aime secrètement, sont à la maison, elle reste constamment en retrait, sert en silence les hommes attablés, ose à peine lever les yeux vers eux. Après la mort de François, elle prend les conseils du curé quant à la suite de sa vie. Tandis qu’Émilie s’écrie : « Ça sera de ta faute, Ovila Pronovost, si je reste vieille fille ! » (épisode 7), signifiant par là qu’elle n’épousera personne d’autre que celui qu’elle aime[9], Maria accepte, tête baissée ou presque, de s’unir à un prétendant qu’elle n’aime pas, Eutrope Gagnon. Résignée à son sort, Maria ne lève pas même le petit doigt pour changer sa situation. Elle fera de son avenir ce que son passé a fait d’elle. Chez Émilie, rien de ceci n’est même pensable.

3. L’ombre de la survivance

Du folkloriste Vladimir Propp au structuraliste A. J. Greimas, tous les analystes conviennent que le héros d’un récit nécessite une ou plusieurs épreuves à traverser et une quête à mener pour se réaliser pleinement dans sa condition héroïque. La narration des Filles de Caleb respecte entièrement ce schéma, encore que l’on décèle vers le milieu de la télésérie une rupture sur le plan du type d’épreuve. En effet, si le personnage d’Émilie Bordeleau fit indubitablement écho au discours du Québec gagnant dans la première moitié du récit (à travers ses victoires sur l’autorité paternelle, sur la méfiance des habitants de Saint-Tite, sur la superstition, etc.), il illustra par la suite la profonde difficulté d’être qui accable le Canadien français, depuis toujours semble-t-il, et le pathos de la souffrance qui, de manière diffuse, colore la narration nationale et la mémoire historique de ce dernier. En ce sens, en considérant la seconde portion du récit, l’on pourrait avancer que c’est la simple survi(vanc)e tout au long d’un chapelet d’années et de situations miséreuses qui constitue le triomphe ultime de cette héroïne.

Cette manière de poser la résistance d’Émilie Bordeleau au destin malheureux comme mode de réussite parallèle au culbutage des obstacles auquel elle procède correspond à l’ombre de la survivance que l’on vit se profiler derrière maintes professions de foi autonomistes faites devant les commissaires de Bélanger-Campeau. Chez nombre d’intervenants, la souveraineté politique du Québec n’y fut pas seulement jugée salutaire, elle y fut tenue pour nécessaire : sans elle, la majorité francophone du Québec était condamnée à revivre l’éternel recommencement des affronts et de la domination d’hier[10]. C’est dire qu’une certaine insécurité imprégnait les projections dans l’avenir et les fragiles horizons d’attentes de plusieurs locuteurs.

Héroïne de la résistance au destin railleur qui s’acharne, l’Émilie de la deuxième moitié des Filles de Caleb exemplifie la fragilité historique de la condition canadienne-française. Elle est la perdante qu’on aime, tiraillée dans ses contradictions et incapable de choisir entre les deux termes d’une alternative (dans son cas, suivre Ovila ou vivre seule sur la terre). Sa double dimension de gagnante (épisodes 1-12) et de perdante (épisodes 13-20) collait ainsi à merveille à la conjoncture sociopolitique de l’après-Meech, vécue comme une collection de possibles ouverts et pouvant déboucher aussi bien sur la victoire que sur la défaite, c’est-à-dire aussi bien sur l’ouverture complète vers l’Autre que sur la perte irrécupérable dans l’Ailleurs, aussi bien sur l’émancipation totale que sur le renouvellement de l’aliénation, enfin aussi bien sur une redéfinition de l’identité du groupe que sur un oubli de ses attributs historiques.

Il y aurait sans doute une analogie à faire entre les formes d’attachement populaire dont ont bénéficié les personnages d’Émilie Bordeleau et de René Lévesque, et ce même si celui-ci paraît bien moins fictif que celui-là[11].

« Si je vous ai bien compris, vous venez de dire “À la prochaine fois !” », lança René Lévesque aux Québécois après sa défaite référendaire de mai 1980. Son appel au rendez-vous à venir – sa supplique, presque – se prête à diverses interprétations, notamment celle-ci : en tant que figure emblématique d’une communauté pour laquelle la survivance demeure au moins partiellement un horizon de sens, un héros perdant peut-il jamais complètement disparaître ? Que resterait-il alors à la collectivité qui l’a fait, si ce n’est disparaître à son tour comme son symbole, son objet d’allégeance ? Les perdants doivent perdurer, ne serait-ce que pour pouvoir perdre encore.

De fait, René Lévesque ne fut jamais complètement battu, complètement accablé par les événements. Au contraire, il a toujours gardé une liberté d’agir sur son destin. Il aurait pu mordre la poussière aux élections suivantes et sombrer avec son parti et son programme dans les limbes politiques. Les Québécois qui venaient de lui dire non au référendum lui témoignèrent plutôt leur affection et s’empressèrent de le reporter au pouvoir avec une majorité accrue, comme pour lui dire : « C’est pas grave ton échec, René. On t’aime quand même. » Lévesque-le-héros-perdant restait bien vivant, ou plus exactement il était maintenu en vie pour connaître d’autres drames qui n’ont d’ailleurs pas tardé à se concrétiser. À la fin, usant de sa capacité d’agir, c’est lui qui a choisi de s’en aller.

Pendant une quinzaine d’années, Émilie Bordeleau voit son mariage se désintégrer sous ses yeux et son bonheur rêvé lui échapper. Mais, perdante, Émilie ne peut pas l’être complètement. À l’instar de René Lévesque, c’est elle qui part à la fin (épisode 20). Rester aux côtés d’Ovila, dans cette perspective, n’est pas une option valable puisque la réconciliation entre les époux deviendrait envisageable, à l’encontre de la logique du défaitisme. À titre d’héroïne de la survivance, de la résistance au destin accablant, elle ne peut pas réussir sa grande entreprise. C’est pour continuer de manger sa ration de misère quotidienne qu’elle part, que le personnage demeure en vie. Pour tenir jusqu’au bout sa position de loser. Comblant Émilie de leur affection, les millions de Québécois qui l’ont suivie hebdomadairement à la télévision tout en partageant et nourrissant le discours teinté de survivance entendu devant la commission Bélanger-Campeau lui auront aussi dit, au fond : « C’est pas grave ton échec, Émilie. On t’aime quand même. »

L’Émilie Bordeleau de la télésérie Les Filles de Caleb fut une héroïne ponctuelle. Elle n’est pas tombée dans l’oubli à proprement parler : une recherche rapide dans Internet révèle qu’une importante quantité de sites et de pages personnelles lui est consacrée, ou l’est à la télésérie. Mais il est vrai, en revanche, qu’elle n’a occupé l’avant-scène de l’imaginaire populaire que pendant quelque temps ; sa pertinence, de nos jours, se manifeste surtout en contexte de réflexion sur la production québécoise de fiction télévisuelle. Il ne semble pas possible d’imaginer une recherche d’ensemble sur ce thème qui ne glisserait pas même au moins quelques mots sur Les Filles de Caleb. Tout cela ne contribue pas à faire d’Émilie Bordeleau une héroïne nationale pour autant. Héroïne ponctuelle, l’Émilie de la télésérie appartient à un genre marqué par l’instantanéité. Pendant vingt semaines elle a occupé les écrans, puis une nouvelle saison de télévision est arrivée et Émilie s’en est allée, reléguée au second plan, remplacée par un autre visage, une autre voix, un autre rêve. On attend au contraire des héros nationaux qu’ils « durent », inspirent et emportent l’adhésion pendant plus que vingt semaines.

Au premier abord, compte tenu du succès de la télésérie, la réclusion du personnage dans la sphère privée et les mémoires individuelles surprend un peu. Il n’a pas acquis le statut culturel d’un Séraphin Poudrier, par exemple, ce grand gratteux devant l’Éternel dont le prénom a servi à enrichir la langue québécoise en tant que synonyme d’avare, et qu’on pouvait encore voir, en 2000, dans deux publicités télévisées diffusées dans la région de Québec[12].

Faut-il se souvenir du personnage d’Émilie Bordeleau ? Nous serions tentés de répondre que ce n’est pas le personnage en soi qui compte, mais le type d’héroïsme auquel il est associé. Rien de ce que ce personnage incarnait ne lui était spécifique. Comme héroïne gagnante ou perdante, comme porteuse de modernité ou gardienne de la tradition, comme garante d’une certaine « authenticité nationale », Émilie Bordeleau appartient à une famille de figures rassembleuses qui meublent l’imaginaire franco-québécois. Nous avons tenté, dans cet esprit, un rapprochement entre son personnage et celui de René Lévesque, mais il nous serait tout aussi possible de le faire avec le personnage de Céline Dion (garante d’authenticité et gagnante aux réussites abondamment célébrées). Émilie Bordeleau peut ainsi disparaître sans altérer ni compromettre la présence dans l’imaginaire franco-québécois des valeurs, mentalités, dispositions et attitudes qui caractérisent celui-ci. L’interrogation, du reste, nous entraîne sur les terrains exigeants du devoir de mémoire et de l’éthique du souvenir, lesquels exigeraient plus que quelques lignes en conclusion[13].

Quoi qu’il en soit, Émilie Bordeleau fut un personnage marquant d’un automne chaud. Nous avons caractérisé ce personnage comme un amalgame d’un être et d’un agir ou, par rapport à certains modèles d’héroïsme féminin en vigueur, eux-mêmes élaborés à partir de ce qu’était censée être la vie des femmes des deux derniers siècles, comme une alliance subtile et fluide de tradition et de modernité. Nous l’avons parallèlement identifié comme figure emblématique d’une certaine vision inquiète, voire pessimiste, du devenir de la collectivité de mémoire canadienne-française, une vision partiellement peuplée de héros perdants et quelque peu sous l’empire d’une crainte pour la survie.

Chez Émilie Bordeleau, l’être constitue un ancrage dans le particularisme, dans l’authenticité canadienne-française ; il compose l’amarre qui préviendra toute dérive identitaire possible, comme le souhaite alors la collectivité québécoise francophone. Parallèlement, l’agir répond au désir de changement, à la quête d’affirmation ; il fait écho à l’idée, relativement nouvelle vers 1990 quoique fertilisant les consciences à une vitesse fulgurante, voulant que les rêves québécois n’aient plus de frontières ; il parle d’indépendance, de toutes les formes d’indépendance. L’agir, en ce sens, fait aussi office de tremplin vers l’universel.