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Avouons-le dès le départ : je suis un grand admirateur de Statistique Canada (Statcan). En fait, depuis que je m’intéresse aux statistiques sociales, j’ai toujours été épaté par les grands processus de consultation que cette institution met en place avant chaque enquête et avant chaque recensement. J’ai par ailleurs toujours suivi avec beaucoup d’intérêt les débats entourant les questions retenues pour mesurer certains phénomènes sociaux, que ce soit sur l’origine ethnique, sur la définition de la famille et de l’union consensuelle, sur la mesure de l’exode des cerveaux, sur l’identification des chefs ou soutiens des ménages (Marcoux et Monceau, 1989), etc. Enfin, les nouvelles questions linguistiques ajoutées lors du tout dernier recensement font sûrement du Canada le pays où ce sujet est le plus largement traité dans une opération collecte qui concerne, en même temps, plus de 30 millions d’individus. Et le Québec sera sûrement la nation où ces résultats seront le plus largement débattus[1]. Par ailleurs, il est clair que depuis 1996, à travers l’Initiative de démocratisation des données (IDD), la communauté scientifique universitaire du Québec et du Canada a vu et connaîtra des changements importants en ce qui a trait à l’utilisation de sources de données statistiques. Alors que dans de nombreux pays, des fonctionnaires et autres responsables d’enquêtes continuent à interdire directement ou indirectement l’accès à des données collectées grâce aux fonds publics, l’IDD permet maintenant à l’ensemble des membres de la communauté universitaire (chercheurs, professeurs, étudiants) de puiser dans les nombreuses banques de données de Statcan pour tenter de trouver des éléments de réponses aux multiples interrogations qui jaillissent des milieux scientifiques. Enfin, il faut préciser que je suis un utilisateur assidu des outils informatiques très sophistiqués et fort conviviaux développés par Statcan et ses partenaires, et je tente – sans y réussir toujours – de stimuler l’intérêt de mes étudiants pour ces outils qui permettent d’avoir facilement accès à des données sociales extrêmement riches.

En ouvrant l’ouvrage de David A. Worton, statisticien en chef adjoint du Canada et maintenant à la retraite, je me préparais donc à lire l’histoire d’une institution que j’affectionne particulièrement. J’ai été grandement déçu. On pourrait croire que mes attentes étaient trop élevées. Peut-être. En fait, le problème se situe à mon avis dans les choix opérés par l’auteur pour nous raconter l’histoire de cette institution qu’est le Bureau fédéral de la statistique (BFS), l’ancêtre de Statistique Canada. J’y reviendrai.

L’ouvrage se compose au total de 14 chapitres et survole, si l’on se réfère à son titre, plus d’un centenaire d’histoire (1841-1972) abordant sous forme d’épilogue, les années 1972 à 1995. Les trois premiers chapitres couvrent, en moins de 50 pages, plus de la moitié de la période concernée (1841-1912) : les historiens qui s’intéressent au XIXe siècle seront sûrement insatisfaits du peu de place accordée à cette période centrale dans l’histoire canadienne. Les premières opérations de collecte d’informations sont examinées très rapidement alors que se mettent en place les structures administratives qui forgeront l’État central – et centralisateur – de la Confédération canadienne.

Les 11 autres chapitres passent en détail les années « glorieuses » du BFS depuis sa création officielle. L’auteur a retenu une périodisation qui s’articule en fonction des mandats à la tête du BFS des quatre statisticiens en chef qui se sont succédé : R.H. Coats de 1918 à 1942 (six chapitres) ; S.A. Cudmore de 1942 à 1945 (un chapitre) ; H. Marshall de 1945-1956 (deux chapitres) ; et enfin W.E. Duffett de 1957 à 1972 (deux chapitres). En près de 400 pages (y compris les annexes et quelques photos), l’auteur nous propose ici ce qu’il nomme « une histoire de la statistique officielle au Canada » (page ix).

Je soulignerai trois problèmes qui me conduisent à émettre des réserves concernant l’intérêt de cet ouvrage. Le premier concerne le choix des sources retenues pour appuyer le récit et en quelque sorte, la démonstration. Ces sources se composent essentiellement des rapports annuels des différents ministères-clients du BFS, des mémorandums et comptes rendus de réunions (minutes), des correspondances internes au BFS, etc. L’auteur a également procédé à une série d’entrevues avec certains des principaux personnages encore vivants et qui ont joué, à un moment ou à un autre, un rôle important au sein du BFS. Toutes ces sources nous donnent des informations sur les échanges qui ont cours à l’intérieur de l’institution, mais ces matériaux demeurent relativement limités pour permettre de rendre compte de la façon dont le BFS « a balisé l’évolution du Canada d’une économie de base à une puissance industrielle adulte, au seuil de l’ère de l’information » (2e de couverture). Le chapitre six, par exemple, s’intéresse à ce que l’auteur nomme « la lutte du Bureau pour sa reconnaissance » durant l’ère Coats ; or, plus des trois quarts de ce chapitre portent sur les doléances des fonctionnaires et les échanges de correspondances concernant les échelles de traitements et la révision des classifications des cadres et employés. La reconnaissance d’une institution passe sûrement par le traitement réservé à ses membres mais la reconnaissance du BFS ne peut se résumer à cela ! En somme, j’ose croire que cette institution n’a pas évolué en vase clos et qu’elle s’est aussi façonnée à travers les besoins des autres organisations étatiques (ministères et autres sociétés publiques), mais également en fonction des débats suscités par ses travaux auprès des instances gouvernementales et dans les médias. J’ose imaginer enfin que le BFS a modifié certaines de ses pratiques et a revu certaines de ses priorités de façon à répondre aux nouveaux enjeux sociaux qui ont caractérisé l’histoire politique, économique et sociale du Canada. Enfin, en tant qu’institution publique, les réactions des groupes de pression et de la population en général ont sûrement dû influencer le cours de son histoire. Or, ces aspects ne sont nullement abordés et ne sont retenus ici que les points de vue des hauts fonctionnaires de l’État. Cette « version » de l’histoire n’est pas sans intérêt mais il aurait été nécessaire d’élargir la nature et l’origine des sources documentaires utilisées pour nous permettre de mieux comprendre le besoin de données statistiques qu’ont fait naître au Canada « les mutations politiques, économiques et sociales » (p. ix) comme l’auteur le propose au début de l’ouvrage.

Le second problème concerne le traitement même de ces sources. On a souvent l’impression de lire une série de citations tirées des comptes rendus de réunions. L’auteur aborde parfois un niveau de détail qui paraît peu utile pour le lecteur (le nombre de pages des documents produits ou encore les numéros des modèles des outils mécanographiques ou informatiques achetés par le BFS, etc.). Par ailleurs, le recours (en citation) aux hommages rendus aux différents directeurs lors des soirées organisées pour souligner leur départ, pour intéressant qu’il soit pour les biographes de ces grands hommes, me semble ici peu approprié pour ce genre d’ouvrage. Tout au long de la lecture de ce livre, j’ai d’ailleurs eu souvent l’impression que le choix des éléments à retenir pour publication a été fait trop rapidement et que l’on s’est satisfait d’une publication in extenso des nombreuses notes recueillies. Il est d’ailleurs assez curieux de ne trouver aucune introduction générale à l’ouvrage : immédiatement après la préface, l’ouvrage débute par le 1er chapitre.

Enfin, ma dernière réserve tient au choix de retenir une structure qui s’articule essentiellement aux dates des mandats des quatre « chefs » qui se sont succédé à la tête du BFS de 1918 à 1972. En s’appuyant sur une telle chronologie, ne risque-t-on pas d’exagérer le rôle de ces quatre « personnages » ? Pouvons-nous croire qu’ils ont à ce point façonné l’histoire de l’institution qui, depuis le début du XXe siècle, a le mandat « de recueillir, résumer, compiler et publier des renseignements statistiques » sur le Canada ? Il n’est pas question ici de réduire l’importance de ces grands fonctionnaires de l’État ni de nier le dynamisme qu’ils ont pu manifester, mais en retenant une telle structure pour l’ouvrage, on contribue non seulement à construire « des personnages plus grands que nature » (page xi), mais surtout à attribuer un rôle beaucoup trop important à des individus qui, en somme, ont dirigé les destinées d’un type d’appareil étatique que l’on retrouve dans tous les pays du monde. Une périodisation qui s’appuie davantage sur les éléments marquants de l’histoire canadienne aurait sûrement été plus judicieuse. Ceci aurait possiblement permis de mieux comprendre les coups de barre et les choix opérés par ces hauts personnages qui ont sûrement contribué à faire en sorte que leur institution soit, au début des années 1990, reconnue comme étant la meilleure institution nationale de statistiques des pays membres de l’OCDE.

Malgré ces critiques, il serait exagéré de dire que cet ouvrage n’est d’aucun intérêt. Certains passages sont particulièrement intéressants et fournissent des compléments d’informations fort utiles pour qui veut comprendre, de l’intérieur de l’institution, les choix qui ont présidé à certaines orientations. Les passages concernant l’évolution des techniques de collecte et le rôle international joué par le BFS pourront intéresser certains. Une section distincte est réservée à chacun des grands recensements décennaux depuis la Confédération ; les chercheurs qui travaillent avec ces sources trouveront dans ce livre des informations fort utiles. Les travaux d’échantillonnage, entrepris par le BFS dans les années 1940, permettent de mettre en perspective les nombreuses enquêtes réalisées par le BFS et par la suite par Statcan.

L’auteur examine, tout au long de l’ouvrage, les liens qui se sont noués entre les milieux universitaires canadiens et le BFS. Les universités ontariennes semblent avoir grandement tiré leur épingle du jeu : l’Université de Toronto notamment, qui a été l’alma mater de Cudmore, Marshall et Duffett alors que R.H. Coats y a obtenu un poste de professeur invité après sa retraite de la fonction publique. À l’opposé, le monde universitaire francophone québécois est complètement absent de l’histoire du BFS que dresse David A. Worton. Comment expliquer cela ? Les passages concernant les enjeux linguistiques au sein du BFS, pour peu nombreux qu’ils soient, nous indiquent toutefois une piste d’explication : la faible présence de francophones parmi les têtes dirigeantes du BFS. On apprend par exemple que, parmi les 41 plus haut salariés du BFS en 1969, seulement huit étaient bilingues. Les faibles liens entre les universités francophones et le BFS sont sûrement éclairés par ce résultat.

En bref, nous avons dans ce livre une matière première intéressante pour quiconque s’intéresse à la sociologie des institutions ou encore à l’histoire d’une institution publique canadienne qui a contribué largement à façonner l’image de ce pays. On y trouvera donc des matériaux utiles pour écrire une histoire du BFS et de Statistique Canada… qui reste encore à faire.