Article body

La transmission des fermes québécoises d’une génération à l’autre est-elle en péril ? Cette question est au coeur des enjeux sur la perpétuation du patrimoine agricole. On constate, d’une part, que le nombre de personnes occupant un emploi principal en agriculture a chuté de 5 % au Québec entre 1998 et 2001 (Statistique Canada, 2002). D’autre part, certains intervenants et organismes actifs dans le milieu agricole, comme la Fédération de la relève agricole du Québec (FRAQ), appréhendent un manque de relève pour remplacer le grand nombre d’agriculteurs âgés de 55 ans et plus qui cesseront d’exercer leur métier dans les prochaines années. Ces préoccupations s’inscrivent dans un contexte d’intégration de l’agriculture familiale dans l’économie agroalimentaire, mais surtout d’accroissement de la taille des fermes et des actifs et de l’augmentation de la dette des agriculteurs, mal servis par des mesures d’aide peu nombreuses ou inadéquates. Ainsi, outre le fait que le secteur agricole présente des particularités relativement à la transmission d’une entreprise[1], notamment à cause du caractère familial des fermes, s’ajoute le besoin d’investir des sommes d’argent importantes pour réaliser le transfert. Devoir investir avant d’intégrer un métier n’est pas exclusif au secteur agricole. Il y a quelques années, l’industrie forestière québécoise faisait face à des difficultés similaires de remplacement de sa main-d’oeuvre vieillissante. La décision d’obliger les travailleurs à fournir leurs propres outils de travail fut un des facteurs explicatifs pouvant nuire au recrutement et à la formation de la main-d’oeuvre (Roy, 1999, p. 243). Par exemple, les jeunes devaient investir des sommes considérables dans l’achat d’une débroussailleuse, ou d’une scie mécanique, et d’un véhicule de déplacement pour se rendre sur les lieux du chantier (Roy, 1999, p. 251).

Un investissement de base est nécessaire à la relève pour s’intégrer dans le métier d’agriculteur et constitue une tendance si lourde qu’elle peut, à l’occasion, se transformer en un obstacle majeur. C’est aussi un souci additionnel pour le propriétaire proche de la retraite qui doit procéder au transfert de sa ferme ou liquider ses actifs. Les propriétaires et leur relève sont confrontés à un gonflement rapide des actifs et de la dette agricoles, manifeste durant la dernière décennie[2]. Les difficultés financières sont la source première de découragement chez les jeunes qui songent à former la relève agricole (Dumas, Dupuis, Richer et Saint-Cyr, 1996, p. 57).

Dans notre enquête (Tondreau, Parent et Perrier, 2002), les répondants ont clairement identifié comme une difficulté d’accès au métier le problème de la dette et la taille des actifs agricoles. Toutefois, les barrières économiques sont vues comme un obstacle majeur davantage dans la perception des futurs candidats[3] à la relève que dans celle de leurs pères. Près de 80 % des jeunes affirment que l’incapacité de faire une mise de fonds constitue un grave empêchement à l’établissement d’un jeune en agriculture, alors que seulement 35 % des propriétaires pensent que l’insuffisance d’argent pour prendre une retraite peut nuire au transfert de la ferme. Ces différences de perception font ressortir un autre aspect du problème, passé généralement sous silence dans le discours économique. En effet, les aspects humains inhérents au processus de transmission de la ferme familiale comptent, quelles que soient les conditions économiques. Des difficultés d’intégration liées à un manque de communication peuvent faire en sorte que le transfert de ferme se fasse difficilement, voire qu’il échoue. La création en 1991 des centres régionaux d’établissement en agriculture (CRÉA) et des centres multiservices d’établissement en agriculture (CMÉA) dans bon nombre de régions du Québec témoigne d’un besoin de médiation et de soutien continu aux personnes engagées dans un processus de transfert et d’établissement. De récentes données montrent que, dans les deux dernières années, 316 familles ont été aidées et plus de 5 500 personnes ont été touchées par des activités de sensibilisation[4] (Laplante, 2002, p. 4). Les intervenants misent beaucoup, pour améliorer les transferts, sur les bonnes relations entre les personnes et une bonne communication entre les partenaires. Ils insistent aussi sur la nécessité d’une planification à long terme de la part du propriétaire et de sa relève.

Notre recherche[5] s’est concentrée sur ces aspects relationnels, notamment durant cette période charnière du transfert de ferme où le jeune identifié comme successeur doit être graduellement intégré aux responsabilités et aux décisions de l’entreprise agricole. Nous allons d’abord replacer le processus de transfert de ferme dans le contexte de transformation du milieu agricole au Québec et de sa relève afin de relativiser le discours économique et de jeter un doute sur certains « mythes » véhiculés. Par la suite, nous présenterons le concept de transmission familiale comme un processus distinct mais aussi comme porteur de problèmes spécifiques pour enchaîner avec la présentation des résultats de notre enquête. Ces résultats mesurent la correspondance des perceptions entre propriétaires et leur relève en processus de transfert de ferme, placés dans quatre situations types : l’estimation du moment de la reprise de la ferme, le niveau de connaissance réciproque des dossiers d’établissement et de transfert, le degré d’intégration des jeunes dans la gestion de l’entreprise et l’attribution des responsabilités. Nous terminerons avec quelques éléments d’explication liés à la définition des rôles, à la perception du temps ainsi qu’à certaines limites de la recherche.

1. Bouleversements dans le paysage agricole

Depuis les années cinquante, nous assistons à la disparition d’un grand nombre de petites fermes et à l’apparition de grandes entreprises agricoles, changement qui a été plus marqué entre 1951 et 1976 (Bowlby, 2002, p. 16). La production – de même que la surface exploitée notamment pour les grandes cultures – a considérablement augmenté, accompagnée d’une forte spécialisation[6] (Pilon-Lê, 1984). Même si le recensement de 1996 rapporte 35 716 fermes au Québec, le paysage agricole a continué à subir de profonds bouleversements depuis les années 1980 tant aux niveaux technico-économique et financier que socioculturel (Parent, 1996). Ainsi, le Québec est la quatrième province, après l’Ontario, l’Alberta et la Saskatchewan, où se trouve le plus grand nombre de fermes, majoritairement concentrées dans la production laitière. Comme la plupart des autres provinces, à l’exception de la Colombie-Britannique, de l’Alberta, de la Nouvelle-Écosse et de Terre-Neuve, le Québec connaît toujours une décroissance du nombre de fermes depuis les années 1980, malgré le ralentissement récent. Entre 1991 et 1996, plus de 2 300 fermes ont disparu, soit la plus grande perte après la Saskatchewan. Cependant, la baisse enregistrée durant cette période n’est que de l’ordre de 5,5 % alors qu’elle était de 13,9 % entre 1981 et 1986. Cette décroissance du nombre de fermes s’est accompagnée d’une hausse de la valeur des actifs des fermes, de leur dette, ainsi que de leur revenu, ce qui n’a pas été sans conséquences sur le processus de transmission.

1.1 Une relève majoritairement masculine avec une présence féminine plus marquée

Depuis quelques années, le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ) compile ses estimations données sur le nombre d’entreprises agricoles qui seront vendues ou transférées. C’est à partir de ces données que l’on calcule le besoin de relève au Québec. En 1997, le MAPAQ estimait qu’entre 1997 et 2002, environ 850 entreprises pourraient être vendues ou transférées annuellement. Le document indique que 4 272 de ces entreprises avaient exprimé un besoin de relève, soit 13,5 % des entreprises agricoles au Québec et, de ce nombre, 70 % avaient identifié au moins une personne de la famille disposée à prendre la relève (MAPAQ, 1998, p. 7). Ainsi, trois entreprises agricoles sur dix seront soit reprises par une relève non familiale, soit démantelées. En outre, dans les besoins de relève, il n’y a pas de disparité régionale et les personnes identifiées ont de plus en plus une formation spécialisée en agriculture. Pour sa part, la Financière agricole du Québec (anciennement, la Société de financement agricole) évaluait à 4 % annuellement les fermes qui pourraient être vendues ou transférées sur les 20 000 entreprises agricoles à temps complet au Québec, un nombre de 800 transferts ou ventes. Par ailleurs, on estime que près de 900 jeunes ont la formation et l’expérience requises pour s’établir sur une ferme chaque année, ce qui couvrirait amplement le besoin de relève. Cependant, bon nombre de ces jeunes se dirigeront vers le secteur de la transformation agroalimentaire.

Plus de 3 000 entreprises ont identifié une relève, à 88 % masculine. Les statistiques du MAPAQ (1998) montrent, toutefois, que les femmes constituent une relève potentielle de plus en plus marquée. En effet, la relève féminine est plus nombreuse à être identifiée et plus jeune que dans les années précédentes. Le nombre de candidates à l’établissement est passé de 179 en 1993 à 445 en 1997, soit respectivement 9 et 12 % de la relève totale. Même si les hommes et les femmes se dotent d’une formation agricole dans les mêmes proportions (37,8 % et 36,5 %), les futures agricultrices sont plus scolarisées. En effet, 58 % des femmes obtiennent au moins un diplôme collégial, comparativement à 35 % des hommes. Enfin, la relève féminine se situe majoritairement dans la catégorie des moins de 25 ans, en hausse constante : 37 % en 1993, 38 % en 1995 et 56 % en 1997 (MAPAQ, 1998).

1.2 Un taux élevé de remplacement des agriculteurs

Une autre façon de mesurer les besoins réels en relève agricole est d’appliquer le taux de remplacement, taux utilisé aux États-Unis par les services de recherche économique du Département de l’agriculture (USDA). Ce taux est la proportion du nombre d’agriculteurs de 34 ans et moins sur ceux de 55 ans et plus, susceptibles de prendre leur retraite dans les dix prochaines années (Gale, 1994). Pour le Québec, ce taux est élevé : il est près de 90 %. Pour tout le Canada, le taux de renouvellement des agriculteurs est près de 50 %, soit 61 060 jeunes entrants sur 124 375 agriculteurs sortants. On observe des écarts importants entre les provinces et deux d’entre elles n’atteignent pas le taux de 40 % de remplacement : la Colombie-Britannique (34,3 %) et le Nouveau-Brunswick (36 %)[7].

Qu’est-ce qu’un taux de remplacement acceptable ? En tenant compte de l’évolution du secteur agricole, les chercheurs américains avancent qu’un taux de remplacement de 50 % est suffisant. Cela veut dire que, lorsque 100 agriculteurs prennent leur retraite, il faut les remplacer par 50 nouveaux. L’interprétation de ce taux acceptable de 50 % tient compte du taux de disparition de 50 % d’agriculteurs, c’est-à-dire, produire autant qu’il y a 10 ou 20 ans, mais avec moins de fermes.

A priori, le taux du Québec semble nettement plus avantageux, surtout lorsqu’on le compare aux taux observés dans les autres provinces canadiennes. Comment, alors, peut-on expliquer un si grand écart ? Quelques hypothèses mériteraient d’être vérifiées. Le Québec est la seule province à offrir une subvention à l’établissement pour les jeunes de la relève, ce qui leur confère le statut d’agriculteur. Pour faciliter le transfert de la ferme, il existe une variété de moyens et de ressources qui peuvent jouer un rôle incitatif auprès des personnes intéressées à prendre la relève. On a assisté à l’émergence depuis les années 1990 du système de co-exploitation comme mode de transfert. Les jeunes hommes, de même que les conjointes, seraient ainsi plus nombreux à s’associer avec les propriétaires de fermes. Enfin, si l’obtention de la prime à l’établissement peut avoir pour effet d’augmenter le taux de remplacement, cela ne garantit en rien la réussite du transfert de la ferme. Les intervenants du milieu agricole constatent que la plupart des jeunes qui ont acquis 20 % des valeurs d’une ferme sont souvent au même point dix ans plus tard.

Le Québec serait donc en situation avantageuse et ne devrait pas connaître de problèmes majeurs de relève dans les années à venir. Cette image de la relève agricole jette un doute sur l’idée, largement répandue dans le milieu agricole, qu’il n’y a pas assez de jeunes pour combler les besoins. Toutefois, certains faits viennent nuancer ce portrait positif de la relève : 30 % des fermes n’ont pas de relève et les barrières financières sont de plus en plus élevées, particulièrement pour la relève non familiale.

2. La transmission de la ferme familiale : un processus distinct et des problèmes humains spécifiques

La transmission des entreprises familiales est de plus en plus l’objet de recherches riches d’enseignements (Inoussa et Saint-Cyr, 2000). Ces recherches peuvent aider à comprendre les transferts des fermes qui ont, pour leur part, été peu étudiées, du moins au Québec et dans le reste du Canada. Le débat sur l’identité même de la ferme familiale se poursuit. Pour certains analystes, c’est la présence ou l’absence de main-d’oeuvre extérieure qui définit le caractère familial de l’exploitation agricole. Depuis la montée du salariat agricole associé à la spécialisation accrue des fermes, la ferme familiale est en voie de disparition (Morisset, 1987). Cette définition est cependant contestée par des sociologues qui considèrent que l’exploitation agricole familiale se rapporte à un mode de production particulier, le mode familial de production (Barthez, 1982). Celui-ci se définit comme « une forme sociale de production agricole certes ancienne, mais aussi moderne, confortée même dans le processus d’intégration de l’agriculture à l’économie moderne » (Jean, 1997, p. 150).

Une entreprise agricole est familiale lorsque la propriété et le pouvoir de gestion appartiennent majoritairement aux membres de la famille, par naissance ou par alliance (Hugron, 1991). Cette définition se rapproche de celle de Gasson et Errington (1993). Ceux-ci ajoutent que la majorité du travail sur la ferme doit être accomplie par les membres de la famille. L’entreprise agricole a, toutefois, ses spécificités qui ne sont pas sans avoir un impact lors de la transmission d’une génération à une autre. Outre une capitalisation plus forte par personne, la vie domestique est basée sur les lieux de l’entreprise, ce qui peut faire augmenter les tensions dans la période de transition. Il faut aussi tenir compte de la transmission d’une culture patrimoniale, marquée d’un style de vie et de traditions plus que de la recherche de profit (Fast, 2000).

Dans une autre recherche sur l’insuccès dans l’établissement en agriculture, nous avions fait ressortir que l’abandon est un processus marqué par un enchaînement de facteurs plus déterminants comme les conflits liés à une vision opposée sur les orientations de la ferme entre le propriétaire et sa relève, la formation et la préparation insuffisante de la relève, l’absence de délégation du pouvoir sur les décisions stratégiques chez le propriétaire, se produisant souvent dans une relation de contrôle (et non de confiance) (Parent, Jean et Simard, 2000). Ces facteurs peuvent-ils être déjà présents dans le processus de transfert qui précède l’établissement ? Notre enquête auprès des propriétaires de fermes et de leur relève s’est interrogée sur cette dynamique familiale[8]. Elle s’est aussi penchée sur le manque de planification, seconde difficulté mise en lumière par les informateurs (Fast, 2000). En effet, la documentation sur le transfert des entreprises familiales, agricoles ou non, fait fréquemment allusion à l’absence de planification ou d’élaboration d’un plan de retraite de la part des propriétaires. Un sondage[9], effectué auprès de familles ontariennes, montre que seulement 2 % d’entre elles avaient élaboré un plan détaillé de transfert de leur ferme en 1999. Dans plusieurs cas, les agriculteurs âgés avaient des réticences à aborder le sujet de la succession (Coughler, 2000).

Le processus de transmission ou de succession familiale[10] comporte plusieurs étapes. Hugron (1991) en identifie quatre : l’incubation, le choix du successeur, le règne conjoint et le désengagement du prédécesseur. Il s’agit d’une période de transition qui comprend généralement le transfert du leadership, de l’autorité, du pouvoir de décision et de la propriété. Pour sa part, Errington (1999) a analysé le processus de la relève qu’il divise en deux moments : le transfert du contrôle de la gestion par la délégation des responsabilités et le transfert du pouvoir de décision de l’exploitant au successeur, deux aspects que nous avons pu constater dans notre enquête. Cette période transitoire peut être génératrice d’harmonie ou de conflits. Dans le cadre de notre recherche, nous nous situons dans cette période de règne conjoint, définie, par Hugron (1991), comme le moment charnière où, en interdépendance, une personne de la relève entend s’intégrer au métier d’agriculteur, et une autre, généralement le principal actionnaire de la ferme, se propose de le quitter, indépendamment du temps nécessaire pour que chaque partenaire atteigne le but qu’il s’est fixé.

La relève agricole qu’étudie notre enquête est familiale. Elle est identifiée par les propriétaires principaux parmi les membres de leur famille qui se montrent intéressés à reprendre la ferme. Le premier critère qui définit la relève agricole familiale est d’être une relève familiale directe, dans le sens utilisé par Dumas, Dupuis, Richer et Saint-Cyr (1996) : la transmission d’un ou des deux parents à la génération suivante, le fils ou la fille. Le second critère est que la relève doit posséder au moins 20 % des parts de l’entreprise[11].

Le transfert de ferme occasionnant des problèmes humains spécifiques importants n’est pas un phénomène nouveau. Il y a plus de vingt-cinq ans, une enquête du ministère de l’Agriculture du Québec (ancêtre du MAPAQ) révélait que les fils prenaient part aux décisions sur la ferme avec leurs pères dans une proportion variant entre 53 et 59 %. Même si plus de 85 % disent avoir fait part à leur père de leur décision de s’établir, à peine plus de 15 % ont discuté de leur projet avec eux. Les relations père-fils sont très informelles et les arrangements, plutôt tacites.

En somme, l’établissement se fait à la suite d’une évolution des situations personnelles, familiales et des rapports père-fils. Il est étonnant de voir autant du côté des fils que des pères combien il y en a qui n’ont pas encore réfléchi aux aspects de l’établissement.

(Tremblay et Van Nieuwenhuyse, 1975, p. 24)

Selon Pilon-Lê, les difficultés de communication entre père et fils sont une conséquence de la structure patriarcale et autoritaire de la famille agricole, autorité renforcée par l’instauration de l’agriculture spécialisée (Pilon-, 1984, p. 273). Une étude canadienne[12] auprès d’agriculteurs et de leur relève conclut que les problèmes rencontrés peuvent s’expliquer en tenant compte de la combinaison des styles de gestion des dyades pères-fils dans la période du transfert (Taylor, Norris et Howard, 1998). Les auteurs ont élaboré une typologie de quatre styles : propriétaire développeur et relève développeur, propriétaire développeur et relève conservateur, propriétaire conservateur et relève développeur et propriétaire conservateur et relève conservateur. Chaque combinaison présuppose des relations de travail, des stratégies de succession et des zones de difficultés potentielles différentes. Des réussites de transfert ont été constatées dans les quatre combinaisons tout en présentant des variations (Taylor, Norris et Howard, 1998, p. 569).

Qu’en est-il au Québec aujourd’hui ? Les nouvelles générations pères-fils se parlent-elles, plus que celles des années 1970, de leurs projets respectifs dans le cours du processus de transfert ? Est-ce que les partenaires partagent les mêmes perceptions de la dynamique du transfert ? Y a-t-il une véritable préparation à l’établissement chez la relève ? Les propriétaires ont-ils intégré le message des intervenants du milieu agricole qui les encouragent à planifier le transfert de leur ferme ? Y a-t-il plus d’intégration des jeunes dans la gestion des tâches ? Quelle est la distribution du pouvoir entre les partenaires ? Autant de questions qui ont été abordées lors de notre enquête dont voici quelques résultats.

3. Une enquête québécoise sur la transmission de la ferme

3.1 Le portrait des répondants

L’enquête que nous avons effectuée concerne spécifiquement la relève agricole familiale. L’échantillon est composé de 114 couples, propriétaires principaux et leur relève, soit 228 personnes[13]. Pour être admissibles, les jeunes de la relève devaient posséder au moins 20 % des parts de l’entreprise et être impliqués dans la gestion quotidienne de la ferme à reprendre. Les propriétaires devaient être âgés entre 45 et 65 ans et avoir l’intention de transférer leur ferme dans les dix prochaines années.

Voici un aperçu des caractéristiques des répondants et des fermes :

  • Plus de la moitié des « couples » propriétaire-relève proviennent de fermes situées dans la région Chaudière-Appalaches et Mauricie-Bois-Francs (55 %).

  • Un peu moins de la moitié de ces fermes sont formées en société en nom collectif (46 %) et 38 % en compagnie.

  • La très grande majorité de nos répondants font de la production laitière (89 %), à quoi s’ajoute une diversification des activités dans une deuxième production.

  • 58 % des fermes exploitent plus de 100 hectares de superficie en terres cultivées.

  • 95 % de la relève est de sexe masculin[14]. Dans l’ensemble, 54 % ont deux frères ou soeurs et moins, alors que 46 % ont trois frères ou soeurs et plus. Près de 45 % de ces jeunes sont des aînés de famille et 30 % sont au deuxième rang.

  • Presque la moitié a commencé à travailler sur la ferme vers l’âge de neuf ans en moyenne (49 %). Le choix de devenir agriculteur s’est fait très tôt pour la majorité : 55 % des 114 jeunes pensaient déjà s’établir alors qu’ils avaient quinze ans et moins.

  • 55 % de la relève est âgée de 25 à 30 ans et 69 % des propriétaires ont entre 50 et 60 ans.

  • 75 % de la relève possède une formation agricole dont 46 % ont un diplôme d’études collégiales en agriculture et près de 50 % ont continué leur formation après la fin de leurs études alors que 67 % des propriétaires n’ont pas de diplôme d’études secondaires[15].

3.2 Les indicateurs retenus

Afin de connaître la nature des relations entre parties dans l’ensemble du processus du transfert de ferme, nous avons mis en rapport : 1) l’effort de planification en vue de l’établissement chez les jeunes de la relève avec l’effort de planification du transfert de la ferme chez les propriétaires ; 2) l’évaluation du niveau de préparation au transfert de la ferme chez les propriétaires et à l’établissement chez les jeunes de la relève ; 3) la dynamique interne du transfert de ferme en examinant le degré d’intégration des jeunes de la relève dans la gestion quotidienne des tâches sur la ferme et la distribution du pouvoir de gestion entre le propriétaire et sa relève. Les mêmes questions ont été posées aux deux groupes de manière à pouvoir évaluer la concordance de leurs attentes.

3.3 Présentation des résultats

3.3.1 La transmission des actifs et des pouvoirs : quelques discordances

Un grand nombre d’agriculteurs travaillent avec leur fils ou leur fille qu’ils considèrent comme leur relève et à qui ils ont vendu (ou donné) un certain nombre de parts de l’entreprise. Mais, ont-ils été explicites quant au moment final de leur retrait de la ferme, tant au niveau de la transmission des actifs que des pouvoirs de décision ? La relève connaît-elle le moment exact de la passation des avoirs et du pouvoir ? C’est ce que nous avons voulu vérifier en premier lieu. Dans combien de temps, selon eux, cette transmission ultime aura-t-elle lieu ? Les jeunes de la relève ont une estimation juste du temps avant que le propriétaire ne leur cède la ferme dans un peu plus de la moitié des cas (51 %). Cependant, dans 44 % des cas, les jeunes de la relève sous-estiment le moment de transfert de la ferme. Ainsi, plusieurs jeunes affirment que le propriétaire leur cédera la ferme dans cinq ans et moins, alors que les propriétaires affirment plutôt que le transfert se fera beaucoup plus tard. Par ailleurs, 5 % des jeunes surestiment le temps avant le transfert, c’est-à-dire qu’ils considèrent que le transfert se fera dans un temps plus lointain que ne l’envisagent les propriétaires eux-mêmes.

Sur un sujet aussi fondamental que le moment prévu de la reprise de la ferme par la relève, les résultats montrent un rapport au temps et une attitude divergente des deux protagonistes (hâte versus lenteur). Ceci peut engendrer bien des frustrations et des conflits entre le propriétaire et sa relève et, en dernière instance, aboutir à un échec de l’établissement, s’il ne se crée pas une ouverture au dialogue et à un partage d’informations sur les visions et les attentes respectives des partenaires.

Graphique 1

Estimation par la relève du moment où elle reprendra la ferme

Estimation par la relève du moment où elle reprendra la ferme
Source : Tondreau, Parent et Perrier (2002).

-> See the list of figures

3.3.2 Une relative connaissance du projet de l’autre, mais un partage de vision commune sur le devenir de la ferme

Afin de vérifier si les partenaires discutaient de leur projet mutuel, si la relève accomplissait des activités de préparation et si le propriétaire planifiait sa sortie du métier, nous avons posé des questions sur la préparation du dossier d’établissement ou de transfert[16], une étape fort importante dans le processus de transmission de la ferme. Nous avons donc demandé aux jeunes de la relève et aux propriétaires de ferme si, aux premiers, ils avaient monté un dossier d’établissement et, aux seconds, un dossier de transfert. Les résultats montrent que les jeunes sont plus nombreux à constituer un dossier d’établissement pour leur avenir que les propriétaires à préparer leur retrait de la vie active. Comme on peut le voir dans le graphique 2, près de 60 % des jeunes de la relève ont un dossier d’établissement entre les mains (59 %) contre seulement 36 % des propriétaires de ferme qui ont monté un dossier de transfert.

Graphique 2

Avez-vous monté un dossier d’établissement et de transfert ?

Avez-vous monté un dossier d’établissement et de transfert ?
Source : Tondreau, Parent et Perrier (2002).

-> See the list of figures

On peut proposer quelques hypothèses explicatives de cet écart. Outre la nécessité d’avoir un dossier pour obtenir du financement, les jeunes sont plus scolarisés et plus conscients de l’importance de planifier leur avenir. Ils peuvent aussi être plus pressés. Les propriétaires sont moins scolarisés et peu préparés à penser leur retraite sur papier. Les plus jeunes d’entre eux peuvent ne pas entrevoir la nécessité de s’en préoccuper. De plus, la préparation d’un dossier de transfert n’est pas une étape facile à réaliser compte tenu des décisions qu’elle nécessite, tant aux niveaux personnel et professionnel que familial.

L’agriculteur et sa relève sont parties prenantes d’un projet commun : la continuité de l’entreprise et sa rentabilité. Pour y arriver, on aurait tendance à penser que chacun connaît bien les projets et les prévisions de l’autre. Dans le processus de transfert de ferme parfait, il devrait exister un dossier de transfert du propriétaire et un dossier d’établissement de la relève. L’information contenue dans ces deux dossiers devrait être connue et partagée par les deux partenaires. Or, la réalité montre que tout n’est pas aussi transparent.

En croisant les données sur la relève et les propriétaires, on constate que seulement 24 % des propriétaires et de leur relève ont monté un dossier de transfert ou d’établissement. La situation est plus problématique chez 35 % de la relève qui dit avoir monté un dossier d’établissement, alors que le propriétaire affirme ne pas avoir monté de dossier de transfert. Enfin, 29 % des propriétaires et de leur relève n’ont monté ni dossier d’établissement, ni dossier de transfert.

Pour ce qui est de la connaissance du dossier de l’autre, nous avons demandé aux propriétaires si leur relève avait monté un dossier d’établissement, et nous avons vérifié si les jeunes de la relève avaient effectivement monté un tel dossier. Dans 34 % des cas, les propriétaires n’ont pas donné la bonne réponse. Cela signifie que, dans un certain nombre de cas (21 %), les jeunes de la relève affirmaient avoir monté un dossier d’établissement, alors que les propriétaires affirmaient le contraire ; dans d’autres cas (13 %), les jeunes de la relève affirmaient ne pas avoir monté de dossier d’établissement, alors que les propriétaires disaient le contraire.

Dans le même ordre d’idées, nous souhaitions connaître le degré de connaissance de la relève en ce qui concerne le projet de transfert du principal actionnaire de la ferme. Là aussi, une bonne proportion des jeunes de la relève connaissait mal les projets de leurs parents pour le transfert de la ferme. En effet, 41 % disent le contraire de ce qu’affirment les propriétaires de la ferme. Par contre, les jeunes semblent mieux informés que leurs parents, puisque 59 % des jeunes de la relève savent que le principal actionnaire de la ferme a monté un dossier de transfert.

Aussi important que soit le dossier d’établissement ou le dossier de transfert, s’il n’est pas connu de l’autre partie prenante au processus de transfert de la ferme, il perd de sa valeur et le projet est plus vulnérable. Nous avons vérifié si les deux partenaires dans le transfert de ferme discutent de leur projet mutuel. Nous avons ciblé les personnes qui disaient avoir discuté souvent, soit de leur projet d’établissement, soit de leur projet de transfert[17]. Plus des trois quarts des jeunes de la relève (76 %) disent avoir discuté souvent de leur projet d’établissement avec le propriétaire de la ferme. On retrouve à peu de chose près les mêmes proportions pour les propriétaires : 72 % disent avoir discuté souvent de leur projet de transfert avec leur relève. On note, par ailleurs, que seulement 5 % des jeunes de la relève disent ne pas avoir discuté du tout de leur projet d’établissement avec le propriétaire de la ferme et 9 % des propriétaires disent ne jamais avoir discuté de leur projet de transfert avec leur relève. Même si cette proportion est relativement faible, on peut penser que ces situations sont la source de zones d’incertitude et d’inconfort pour les individus impliqués, tant pour la réalisation du travail au jour le jour que lors de décisions à moyen ou long terme sur leur avenir respectif.

Un dernier élément vérifié concernait les représentations sur le devenir de la ferme : prendrait-elle ou non de l’expansion après sa prise de possession par la relève ? L’absence de communication pénalise directement le fils du fait que le père peut réaliser des investissements sur la ferme sans tenir compte des intentions et des besoins du fils et sans le faire participer aux décisions (Pilon-Lê, 1984, p. 272). Les représentations du devenir de la ferme constituent toujours un élément important pour donner un sens aux décisions stratégiques, mais aussi, plus concrètement, pour comprendre les tensions qui peuvent émerger quant aux activités qui seront mises en place dans les prochaines années (Taylor, Norris et Howard, 1998). Dans 80 % des cas, jeunes et propriétaires s’entendent : dans trois cas sur quatre, ils voient la ferme prendre de l’expansion et, dans 5 % des cas, ils croient qu’elle restera telle quelle. Mais, dans les cas les plus problématiques, soit dans 20 % des cas, jeunes et propriétaires ont une vision opposée quant au développement de la ferme pour les prochaines années.

3.3.3 Accords et désaccords sur la transmission des savoirs

Outre la transmission d’un patrimoine économique, la dynamique de succession d’une entreprise familiale agricole se caractérise par le transfert du savoir patrimonial (Jacques-Jouvenot, 1997). Cette transmission est particulièrement importante dans le secteur de l’agriculture et elle débute dès le plus bas âge, au cours de la socialisation. Plus tard, au moment du transfert, elle passe par une intégration de la relève aux tâches, impliquant la capacité du propriétaire à transmettre son savoir et à déléguer son pouvoir à sa relève. Le contraire peut être une cause d’échec à l’établissement (Parent, Jean et Simard, 1999). Nous avons voulu vérifier le degré d’intégration de la relève aux tâches de la ferme. Nous avons donc posé les mêmes questions au propriétaire et à sa relève sur les différentes tâches exécutées sur la ferme dans une année. La réponse à ces questions aide à mieux comprendre la capacité à déléguer du propriétaire et la confiance qu’il accorde à la relève face à des tâches plus complexes et comportant des responsabilités plus lourdes. Treize questions ont été posées. Elles ont, par la suite, été classées en quatre niveaux, selon leur degré d’importance stratégique[18].

Niveau 1

  • Qui s’occupe de la régie du troupeau ?

  • Qui choisit les fournisseurs d’intrants ?

  • Sur la ferme, qui s’occupe de la régie des champs ?

Niveau 2

  • Qui négocie avec les fournisseurs d’intrants ?

  • Qui choisit le moment du paiement des factures ?

  • Qui vote au nom de l’entreprise aux activités professionnelles ?

Niveau 3

  • Qui négocie les prix de vente des récoltes ou des animaux ?

  • Qui décide le matin des horaires de travail de la journée ?

  • Qui s’occupe du recrutement et de la sélection des salariés occasionnels ?

Niveau 4

  • Qui négocie le crédit et le financement ?

  • Qui a l’autorité sur les employés ?

  • Qui décide des investissements à faire ?

  • Qui décide des réunions concernant les affaires de la ferme ?

Pour chaque question, le jeune de la relève et le propriétaire devaient dire lequel des deux effectuait la tâche, si les deux s’occupaient de la tâche, ou encore, si quelqu’un d’autre sur la ferme effectuait la tâche mentionnée. Les résultats sur l’attribution des responsabilités pour chacune des tâches montrent un niveau de désaccord relativement élevé (44 %). En fait, moins de six équipes – propriétaire et relève – sur dix s’entendent quant à savoir qui a la responsabilité de telle ou telle tâche sur la ferme.

Graphique 3

Synthèse des treize questions sur l’intégration de la relève dans la gestion de la ferme

Synthèse des treize questions sur l’intégration de la relève dans la gestion de la ferme
Source : Tondreau, Parent et Perrier (2002).

-> See the list of figures

Dans seulement 23 % des cas, on dénote un niveau d’accord relativement élevé sur les treize questions posées, soit lorsque propriétaire de ferme et relève répondent dans le même sens entre 7 et 13 fois. Par contre, dans 32 % des cas, les propriétaires et leur relève s’entendent pour répondre la même chose aux questions entre 4 et 6 fois et, dans 9 % des cas, entre 1 et 3 fois seulement. Les réponses de ces deux derniers groupes indiquent, sans conteste, que, chez un peu plus de 40 % de notre échantillon, il existe un niveau de désaccord considérable sur l’attribution des responsabilités de chacun dans les travaux de la ferme. Il est fort possible qu’une partie d’entre eux se trouve dans le groupe qui se dit peu au courant du dossier de préparation du prédécesseur et parmi ceux qui n’ont pas amorcé de discussion sur le projet de transfert. Ces forts taux laissent présager des tensions entre les partenaires de la ferme, peut-être même des ruptures. Parent, Jean et Simard (2000) ont montré que ces ruptures sont fréquentes dans les transferts familiaux de ferme qui ont échoué. Les jeunes de la relève qui sont dans cette situation ne se sentent généralement pas intégrés à la gestion de la ferme et finissent par se décourager, abandonnant définitivement leur projet d’établissement.

3.3.4 La répartition du pouvoir dans l’attribution des responsabilités

En plus de l’attribution des tâches, nous avons cherché à connaître le degré d’intégration des jeunes et la facilité avec laquelle les propriétaires déléguaient les tâches exigeant plus de responsabilités et contenant plus de pouvoir de décision. Nous avons donc regroupé les questions en quatre niveaux de pouvoir, en tenant compte du caractère « stratégique » des tâches. Le degré d’intégration des jeunes de la relève aux tâches énumérées varie du plus faible au plus fort. Par exemple, les enjeux sont beaucoup moins élevés s’il s’agit du choix des fournisseurs d’intrants, question classée dans le niveau 1, que pour les décisions se rapportant aux investissements, question classée dans le niveau 4. Ainsi, plus la transmission est sur le point de se conclure, plus la relève sera impliquée dans les tâches des deux derniers niveaux.

Dans le graphique 4, nous pouvons observer, selon la distribution des questions par niveaux, une forte participation des jeunes de la relève dans les tâches du premier niveau. En sens inverse, les propriétaires de ferme participent peu à ce niveau de tâches, délaissant leur pouvoir de gestion à la relève. Les résultats montrent que le niveau de désaccord entre les propriétaires et leur relève est le plus bas sur le niveau 1. La réalité change beaucoup avec le passage à un niveau de pouvoir plus grand, où les propriétaires conservent une mainmise plus élevée sur les tâches de niveau 2. Force est de constater que les écarts, en ce qui a trait au désaccord, s’élèvent en passant du niveau 1 au niveau 2 et davantage encore au niveau 4.

Graphique 4

Les jeunes de la relève et les niveaux de pouvoir dans la gestion des tâches sur la ferme

Les jeunes de la relève et les niveaux de pouvoir dans la gestion des tâches sur la ferme
Source : Tondreau, Parent et Perrier (2002).

-> See the list of figures

Dans l’ensemble, la mainmise des propriétaires sur les tâches correspondantes demeure plus grande que pour la relève. Cette situation peut s’expliquer par le fait que les tâches des niveaux 3 et 4 sont partagées avec d’autres membres de la famille, comme la mère ou un frère. Par ailleurs, le degré de désaccord entre les propriétaires de ferme et leur relève continue d’augmenter de manière importante lors du passage aux niveaux de pouvoir 3 et 4.

Errington avait, pour sa part, regroupé différemment ses questions. Son enquête se conclut par une échelle de responsabilités que le successeur gravira jusqu’au contrôle total de la ferme (Errington, 1999, p. 10). Les premiers types touchent aux décisions techniques, aux décisions tactiques de planification et d’organisation des travaux au jour le jour et aux décisions relatives à la machinerie. Au second échelon, les décisions sont liées à la planification stratégique de l’exploitation et, au troisième, à l’embauche et à la gestion du personnel. Le quatrième échelon est le domaine des décisions liées aux affaires financières de l’exploitation. Le cinquième concerne le paiement des factures. Des différences culturelles entre les populations anglophones (Angleterre et Ontario) et francophones (France et Québec) avaient toutefois été observées sur certaines questions, notamment sur l’embauche du personnel.

3.4 Des enjeux autour des échéances et des rôles des partenaires

Comme nous l’avons vu, le processus de transmission de la ferme familiale est de plus en plus complexe, compte tenu des difficultés occasionnées par le gonflement des actifs des fermes. Mais au-delà des chiffres, le processus contient en soi des difficultés indéniables d’intégration du jeune dans la prise en charge graduelle de la ferme : difficultés à faire confiance, à déléguer et à lâcher prise de la part des propriétaires.

Notre enquête a fait apparaître certaines situations problématiques pouvant être une cause d’échec dans un transfert de ferme, que des problèmes de communication et de compréhension de la situation peuvent très bien expliquer. À peine 51 % des jeunes de la relève ont une estimation juste du moment de la transmission finale des avoirs et du pouvoir. Même en détenant 20 % des parts, moins du quart (24 %) de la relève a planifié concrètement le transfert, et moins du tiers (29 %) des propriétaires ont élaboré un plan de retrait de l’agriculture. Une bonne proportion des jeunes connaissent mal les projets de leurs parents : 41 % disent le contraire de ce qu’affirment les propriétaires sur l’existence de leur dossier. Malgré la présence plus ou moins fréquente de dossiers concrets, la situation n’est cependant pas catastrophique puisque, dans plus de sept cas sur dix, les jeunes et les propriétaires discutent de leur projet commun. Mais, dans les faits, la gestion de la ferme en période de transfert ne se déroule pas sans difficultés d’intégrer la relève et de lui laisser plus de pouvoir décisionnel. À preuve, les deux parties affichent un désaccord sur l’attribution des responsabilités des tâches de chacun dans un peu plus de 40 % des cas. Enfin, le degré d’intégration des jeunes se limite, dans beaucoup de cas, au premier niveau et les propriétaires demeurent fortement impliqués au dernier niveau de tâches exigeant plus de responsabilités.

Il serait souhaitable que les couples d’agriculteurs et leur relève vivent la transmission de la ferme selon le principe des vases communicants. Comme on a pu le constater, la transmission ne se fait pas sans heurts, sans tension, ni en toute transparence. On peut proposer deux explications de la gestion du processus de transmission d’une entreprise familiale. D’une part, il y a une transformation progressive des rôles des protagonistes, ce que Handler (1994) nomme l’ajustement des rôles et, d’autre part, il y a la divergence de perception du temps de transfert. La transformation progressive des rôles des protagonistes sera plus ou moins réussie selon la compétence de chacun à les jouer, la capacité à déléguer ou à assumer les nouvelles tâches. Deux autres facteurs peuvent rendre la transmission laborieuse : la confusion des rôles des deux protagonistes et le style de gestion du propriétaire et de sa relève dans leur façon de travailler ensemble au cours de la période de transfert. La confusion des rôles vient de ce qu’il s’agit d’une dynamique familiale, mais avec des intérêts propres à une dynamique d’entreprise. Ainsi, le propriétaire joue trois rôles différents – père, patron et propriétaire majoritaire – qu’il peut avoir du mal à séparer. Il peut entremêler les aspects affectifs, financiers et les relations de pouvoir (Fast, 2000). De son côté, la relève vit aussi cette confusion des triples rôles en tant que fils ou fille, employé ou aide et comme propriétaire minoritaire. La situation se complique si on combine la dyade propriétaire-successeur et le style de gestion. Des difficultés plus ou moins fortes selon les situations peuvent apparaître, par exemple, si l’un des protagonistes se montre plus pressé et impatient que l’autre dans les cas conservateurs-développeurs[19] (Taylor, Norris et Howard, 1998).

La seconde explication repose sur une perception différente du temps de transfert. Un tel écart peut jouer un rôle important puisqu’on peut difficilement prévoir clairement les moments de passages d’une phase à l’autre. Une série de facteurs externes peuvent aussi venir précipiter ou ralentir les moments, ou même modifier le processus. Le temps aura aussi comme effet de pousser les partenaires à faire face à une perte d’identité professionnelle chez l’agriculteur et à une appropriation chez la relève. Enfin, le transfert de ferme est une période où la perception du temps est vécue de façon inversée : la retraite n’est pas toujours voulue rapidement et le propriétaire principal cherchera un retrait de la vie active plutôt lent. De son côté, le jeune est plutôt impatient de prendre les rênes de l’entreprise, de la modeler selon sa propre vision et de mettre ses projets à exécution, projets qui ne sont pas toujours partagés par l’agriculteur sortant.

Ces explications intéressantes mises à part, notre enquête a ses limites. D’une part, comme 95 % des équipes interrogées étaient formées par des couples père-fils, il n’a pas été possible de vérifier si de semblables problèmes de relations et de communication en période de transfert naissent entre partenaires de sexes opposés. En effet, la dynamique peut être tout autre lorsque c’est la mère qui est propriétaire, compte tenu que les échanges entre celle-ci et les enfants sont généralement plus serrés et constants et que la distance entre eux est moins grande qu’entre le père et les enfants. Une étude récente auprès de femmes chefs d’entreprises manufacturières en période de transmission, qui avait émis cette hypothèse, arrive à une conclusion plus nuancée. La qualité de la communication et le degré de confiance mutuelle entre les propriétaires et leurs successeurs peuvent influer sur la résistance au changement ou sur son acceptation du changement au sein même de l’organisation. (Cadieux, Lorrain et Hugron, 2002, p. 28). Cette question serait intéressante à explorer dans les transferts agricoles.

D’autre part, se limiter à n’interroger que les deux protagonistes fait passer sous silence l’influence de la conjointe et mère en période de transfert. On ne peut exclure son rôle d’intermédiaire dans la communication entre le père et le fils, ni son rôle d’interlocutrice privilégiée dans la prise des décisions importantes. Dans le milieu agricole, ces rôles lui sont reconnus depuis plusieurs décennies (Pilon-Lê, 1984, p. 273). Une étude qui cernerait plus spécifiquement ces aspects dans le processus de transfert de ferme serait fort pertinente.

Notre compréhension de la transmission du patrimoine agricole rejoint celle des principaux acteurs du milieu agricole. Lors de leur dernier congrès national à l’automne 2001, les membres de l’Union des producteurs agricoles (UPA) se sont montrés favorables à l’idée de favoriser le transfert de l’entreprise dans leur famille. Ils reconnaissent aussi que certaines conditions s’avèrent plus essentielles que d’autres dans ce changement de responsabilité. Les conditions à un bon transfert sont, par ordre d’importance, les suivantes : la planification à long terme (de 5 à 10 ans) ; la réelle volonté des deux parties, d’une part, de travailler en agriculture et, d’autre part, de transférer l’entreprise ; la primauté donnée à une bonne communication sur les objectifs, les données de l’entreprise, le mode de prise de décision et de faire des ententes écrites ; l’utilisation de ressources externes ; et, finalement, l’importance de la transférabilité de la ferme (UPA, 2002, p. 9-10). Nos conclusions sur la communication, la prise de décisions et la nécessité de faire des ententes pourraient être utiles aux conseillers qui interviennent dans les dossiers de transfert, tels, par exemple, les conseillers des CRÉA et des CMÉA, les comptables et les conseillers en gestion. Ils pourraient ainsi mieux orienter leurs interventions, leurs activités de sensibilisation, préparer des séminaires ou des études de cas à partir de résultats concrets récents grâce à la participation des agriculteurs interrogés et de leur relève.