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Pour plusieurs, la Révolution tranquille vient clôturer un moment de l’histoire. D’elle, nous retenons l’idée du rattrapage, d’un moment d’où va naître de la cuisse de Jupiter la modernité, d’une rupture avec le passé et de la sortie d’une grande noirceur dans laquelle nous avait enfermés la religion. Elle se comprend aussi à travers différents événements (Refus global, grève de Murdochville, lancement de Cité libre, etc.) qui ont jeté ici et là quelques jalons permettant aux Canadiens français de franchir les barrières de la libération dont l’ultime et non la moindre, celle de tous les clochers. Enfin, pouvait-on penser, la fin de la religion. Autrement dit, la Révolution tranquille n’a été qu’un pur phénomène de rationalisation, un saut par-dessus l’Église qui a permis d’y échapper.

Meunier et Warren montrent que son moment inaugural ne peut s’abstraire d’un voyage à l’intérieur de la religion catholique (il n’y a pas de rupture entre le politique et le religieux) dans laquelle il puise sa source et dont la lumière est alimentée par les fondements de la modernité. Cet essai s’inscrit donc à contre-courant d’une représentation de l’Église qui a joué un rôle conservateur, a fait obstacle à l’avènement de la Révolution tranquille. S’appuyant sur les travaux de Max Weber, dont L’Éthique protestante et l’esprit du capitaliste, les auteurs posent la question suivante : « la religion catholique, que l’on perçoit généralement comme un empêchement de la Révolution tranquille, comme ce dont il fallait s’arracher pour se sortir enfin de la grande noirceur et rejoindre les avancées du monde moderne, n’a-t-elle pas joué également ici le rôle d’une force révolutionnaire ? » (P. 31.)

Cette force révolutionnaire, les auteurs la trouvent dans le mouvement d’action catholique spécialisée (Jeunesse étudiante catholique, Jeunesse ouvrière catholique, etc.), qui puise sa source d’inspiration dans le personnalisme dont Emmanuel Mounier fut l’un des principaux animateurs. Les auteurs abordent ce mouvement en se référant à la sociologie compréhensive qui s’appuie sur les intentions des acteurs afin de parcourir la genèse d’un événement et d’en révéler la part d’ombre refoulée trop rapidement par l’emprise de la rationalité. Autrement dit, comment se défaire d’une image de la religion catholique qui nous empêche de voir qu’une génération de militants chrétiens participait activement et volontairement à l’orientation de leur destinée et à l’édification de la Révolution tranquille ?

L’essai est composé de deux parties. La première retrace à grands traits le passage d’une Église catholique qui défend l’éthique post-tridentine où la condition humaine se résume à celle de pécheur, à un ordre naturel immuable et au monopole du clergé sur la vie spirituelle, à une Église qui de l’intérieur va peu à peu faire basculer cette synthèse de la résignation vers une nouvelle théologie de l’engagement que l’on a nommée l’éthique personnaliste. Le mot d’ordre était à peu près le suivant : allez rejoindre le peuple là où il se trouve. C’est désormais sur terre, au nom des grands principes de la modernité (Égalité, Liberté, Fraternité), mais avec l’Évangile en mains que toute une génération de jeunes chrétiens va s’engager dans la transformation et l’analyse de la société selon les principes suivants : voir, juger et agir. Elle s’oppose à une société individualiste, bourgeoise et fragmentée, où l’on assiste à la montée du fascisme et à la soumission de l’individu à l’État, afin de lui substituer un socialisme à visage humain au nom de la dignité humaine. Voilà donc comment plusieurs intellectuels chrétiens européens vont s’engager au début des années 1930, ce qui sera repris par une génération chrétienne au Canada français.

La deuxième partie porte sur la diffusion du personnalisme au Canada français et son influence sur la Révolution tranquille. Les auteurs formulent de la manière suivante leur hypothèse : « L’“éthique personnaliste” contribua à la Révolution tranquille dans la mesure où, dans un premier temps, elle diffusa des normes garantissant, au sein de la catholicité, les éléments d’une critique de la légitimité du régime cléricaliste ; et où, dans un second temps, elle contribua à l’ébauche de finalités sociales orientant – du moins à l’origine – le sens des réformes institutionnelles des années 1960. » (P. 88-89.) C’est à travers son réseau de propagande, dont particulièrement le mouvement d’Action catholique et ses multiples ramifications, que l’Église a diffusé l’éthique personnaliste. Voir, juger et agir sont toujours les principes d’une pédagogie de la connaissance qui se transmettent à travers le mouvement de l’Action catholique tout en s’assurant qu’ils soient réappropriés par les différentes catégories sociales (étudiants, travailleurs, agriculteurs, professionnels, etc.). Les auteurs retiennent deux manifestations qui ont permis la propagation du mouvement. D’abord la revue Cité libre qui, dès sa fondation, nourrit des liens très étroits avec la revue Esprit et son directeur Emmanuel Mounier. Les intellectuels qui en font partie, Trudeau compris, précisent les auteurs, s’inspirent, entre autres, des écrits de Mounier et de Jacques Maritain. L’autre manifestation importante est celle de la fondation de l’École de Laval par le père Georges-Henri Lévesque. Pour lui, les sciences sociales procèdent d’une démarche qui repose sur l’enquête (la science au premier rang) afin de bien comprendre le monde pour mieux agir sur lui (on dira aujourd’hui une recherche-action) et faire en sorte que la science soit au service du peuple et d’une spiritualisation de la société. Plusieurs intellectuels l’ont suivi dans cette démarche dont les sociologues Fernand Dumont et Gérald Fortin qui s’identifiaient pleinement à l’École de Laval. Dumont publie, en 1963, avec Yves Martin une recherche sur l’analyse des structures régionales de Saint-Jérôme dans l’intention de mieux connaître les populations pour mieux planifier le développement dans un esprit démocratique. Quant à Fortin, il prit dès les années 1960 la direction scientifique du BAEQ dont la démarche consiste à se mettre à la place des autres afin de mieux les comprendre et de s’engager dans une action « rédemptrice ». Selon un sondage entrepris dans les années 1960, la liste est longue des intellectuels canadiens-français qui, dans le courant des années 1950, adhèrent à l’idée qu’il fallait sortir des illusions du retour aux origines, du prêt-à-porter de la pensée cléricaliste, préférant « une sortie pour ainsi dire religieuse de la religion » (p. 31-32) pour affronter et corriger les délires de la modernité.

En se rapprochant des années 1960, la critique des laïcs et des clercs se consolide de plus en plus pour dénoncer le régime de Duplessis et le haut clergé. Les auteurs rapportent que, lors de l’élection de 1956, les abbés Gérard Dion et Louis O’Neill dénoncent le régime de Duplessis en appelant les chrétiens à une morale politique qui vise le bien commun et fustigent le clergé qui, loin de servir l’Église au nom de la justice et de la vérité, loge dans les hauteurs de son autorité ultramontaine incapable de penser une morale d’affranchissement et de libération.

Le pape Jean XXIII a donné un coup de pouce à ce mouvement de réforme qui fait de l’État l’agent de socialisation et de mobilisation de tous les chrétiens. L’Église finit par accepter la voix papale (voeu d’obéissance oblige, disent les auteurs) et par collaborer avec l’État à la Révolution tranquille. Mais cette collaboration entre l’Église et l’État ne peut être comprise et expliquée comme une simple soumission : elle est une sorte de contrat social qui résulte d’un travail de réflexion et de remise en question qui a fait son nid à l’intérieur de l’Église où les acteurs se perçoivent comme un « clergé-expert capable de rationaliser le nouveau monde en gestation » (p. 126). Un État que l’on souhaite au service du bien commun, de l’épanouissement des personnes et de la spiritualité, mais aussi un État qui a pour objectif d’humaniser le développement par la rationalisation du monde.

Les auteurs concluent que la Révolution tranquille est à la fois en rupture et en continuité avec le passé. En rupture par rapport à l’éthique post-tridentine que le mouvement d’Action catholique a remplacée par l’éthique personnaliste, et continuité puisque c’est au service des personnes que s’édifie l’État bureaucratique de la Révolution tranquille. Mais la suite de la Révolution tranquille et les mutations de la société en ont désenchanté plusieurs. Si la critique de l’autoritarisme sous toutes ses formes était justifiée, sa substitution par le personnalisme a fini par ouvrir la voie à l’individualisme et à la volonté de se faire soi-même dans l’univers de la consommation pendant que la Révolution tranquille poursuit sa route dans le sillon de la technocratisation, abandonnant sur son chemin les fondements de l’éthique personnaliste, c’est-à-dire la quête de l’Être.

Rappelons que cet essai a été publié dans la revue Société no 20 / 21, 1999, qui avait pour thème « Le chaînon manquant ». On a compris que la maille qu’on avait oubliée dans le tricotage de la Révolution tranquille était celle du renouveau religieux et du mouvement d’Action catholique par une génération d’acteurs qui aspiraient à transformer le monde au nom d’une communauté fraternelle et spirituelle, mais aussi à le préserver de la dérive totalitaire. Il me semble que Meunier et Warren en toute humilité et avec prudence ne s’avancent pas plus loin (et c’est déjà beaucoup) dans une analyse qui n’a pas la prétention d’expliquer le passage de l’Église à la Révolution tranquille par les seules forces réformatrices de la religion catholique. C’est dans ce sens qu’il faut lire cet essai dont les limites sont déjà annoncées dans l’introduction. On ne peut donc être surpris qu’on ait laissé en suspens l’analyse des conflits politico-historiques, des revendications du mouvement ouvrier, des manifestations artistiques et de la formation du mouvement féministe. Par ailleurs, il me semble qu’il faudrait corriger le tir d’une analyse qui privilégie la trajectoire générationnelle comme si le projet d’une génération s’était totalement consumé dans le passage de la Révolution tranquille et fracassé sur le bouclier de la technocratie sans que nous puissions y voir l’ombre d’une continuité. Une analyse intergénérationnelle portant sur les conflits et les solidarités nous permettrait de mieux comprendre les liens qui se tissent entre les générations d’individus engagés dans des mouvements sociaux où les acteurs de toutes générations puisent encore dans la réserve des principes d’humanité, dont la philosophie personnaliste. Manière de voir une image autre que celle de l’individualisme chez les jeunes et les autres générations d’acteurs qui revendiquent une capacité d’agir en société. Mais en même temps, la provocation générationnelle qui est lancée par les auteurs ne permet pas de la réduire à un simple étiquetage où on aurait d’un côté les humanistes et de l’autre les opportunistes, voire les « baby-boomers ». Il faudrait plutôt y voir une tentative de construire un idéal-type générationnel qui irait de « l’horizon personnaliste » qui demande aux acteurs d’aller dans le monde pour le transformer et le sauver, à l’horizon individualiste, celui de la génération de Mai 68 qui, par son slogan « Cours camarade, le vieux monde est derrière toi », annonce, comme dit la chanson de Stéphane Venne, le début d’un temps nouveau par la propagation de l’amour et des messes à gogo dans la fuite de l’abîme du mal pour se laisser emporter par une vision hédoniste du monde, celle du bonheur et de la consommation. Reste la génération actuelle, celle qui vit dans un « horizon sans sujet ni finalité » qui s’oriente par la voix intérieure qui raisonne inlassablement comme au temps du totalitarisme les mots suivants : Branchez-vous ! Mais à quoi ? À l’efficacité, qui a remplacé l’éthique, aux réflexes qui ont remplacé la réflexion, au monde virtuel qui ignore le monde commun…

Il me semble que les auteurs cherchent à orienter la réflexion dans ce sens et que l’essentiel est de montrer que les événements qui jalonnent les mutations sociétales ne peuvent être réduits à une pure réalité, mais qu’ils sont liés à un idéal, à des utopies même les plus folles. Une génération d’hommes et de femmes a pris le détour d’un idéal spirituel pour valoriser la personne en s’appuyant sur la raison moderne au nom du bien commun. Meunier et Warren nous invitent à poursuivre la réflexion sur la société postmoderne qui s’ouvre et se déploie en nous et devant nous dans la tentation d’abandonner l’histoire, c’est-à-dire toute volonté d’inscrire la participation des hommes et des femmes à la transformation des rapports sociaux au nom d’un idéal commun qui se constitue dans la liaison des singularités particulières à la société. Le retour sur les acteurs d’avant la Révolution tranquille regroupés en une communauté de pensée est une incitation à reprendre et à reformuler les a priori normatifs de nos sociétés qui, au lieu de s’élever vers un souci de justice et de dialogue sur les civilisations, martèlent l’idéologie de la fin de l’histoire pour légitimer l’orientation de la société par le capital et les experts qui naviguent dans l’horizon des intérêts immédiats. Avec la montée des technocrates, nous avons remplacé la raison par la volonté de puissance des organisations qui, sous l’emprise de la technologie, cherche à dissoudre la pensée réflexive. L’essai de Meunier et Warren nous conduit là où il faut reprendre le débat sur la finalité de nos actions, sur l’idée du sens commun dans la formulation d’une autre synthèse et dans l’urgence de reprendre et de poursuivre la réflexion sur l’éthique, la vérité, la justice et la beauté avec des acteurs en chair et en os. Dans ce sens, ce travail est celui d’une belle leçon de sociologie, de méthodologie, d’ontologie et d’engagement politique.