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Ouvrage promis à une reconnaissance institutionnelle immédiate, Ces étrangers du dedans retrace l’histoire détaillée, parfois étonnante, de ce qu’il est convenu d’appeler la « littérature migrante » au Québec au cours des quelque soixante dernières années. Clément Moisan et Renate Hildebrand divisent cette assez longue période, en amont et en aval de la Révolution tranquille, en quatre étapes successives au cours desquelles s’est imposée une conscience accrue de la pluralité culturelle du Québec moderne. De l’homogénéité quelque peu placide des décennies qui ont précédé les transformations profondes de la société québécoise après 1960, nous assistons, selon les auteurs, à une reconnaissance exacerbée du travail des écrivains immigrants dans l’institution littéraire et, plus généralement, dans le discours social. Ainsi, à travers le « pluriculturel », puis l’« interculturel » (à l’époque de la première loi 101), la voie s’est ouverte vers une société du « transculturel », aboutissement logique d’un Québec traversé aujourd’hui par l’hétérogénéité.

Pour Moisan et Hildebrand, cette mutation est non seulement naturelle dans toutes les sociétés d’accueil, mais elle est, du reste, infiniment souhaitable, dans la mesure où la conscience de l’hétérogénéité des identités s’offre ici comme un fait de civilisation. L’hétérogène étant posé comme supérieur à l’homogène, la culture québécoise se serait acheminée au cours des soixante dernières années vers des formes plus éthérées et plus rigoureuses d’affirmation. Le progrès d’une société se mesurerait à l’aune du mélange, de ce qu’il est convenu d’appeler le métissage. Ces présupposés idéologiques façonnent l’ensemble de l’ouvrage de Moisan et Hildebrand et motivent chez les auteurs la recherche de traces littéraires et institutionnelles qui confirment l’hétérogénéité latente de la littérature québécoise et du discours culturel auquel elle appartient.

Au départ, Moisan et Hildebrand ont tous deux travaillé, à l’aide d’équipes de recherche, à la constitution d’une Banque de données d’Histoire littéraire du Québec. C’est à partir de ce fichier géant qu’ils ont pu isoler un corpus considérable d’oeuvres, écrites et publiées par des auteurs nés à l’étranger. Il importe de souligner que ce corpus est établi selon des critères qui laissent aux auteurs une très grande latitude. Par exemple, la reconnaissance institutionnelle des oeuvres n’est qu’un facteur occasionnel dans le choix des ouvrages analysés. Il pourrait donc s’agir de classiques de la littérature autant que d’ouvrages aujourd’hui parfaitement oubliés. La langue d’origine et le lieu de naissance ne sont pas non plus pris en compte. Ce dernier critère est extrêmement important, car ces « étrangers du dedans », ce ne sont pas seulement les Naïm Kaltan, Alice Parizeau, Marco Micone et Dany Laferrière, ce sont aussi tous les Français qui sont venus s’établir au Québec et dont l’étrangeté n’était assurément pas du même ordre.

Cette dernière question m’a paru cruciale tout au long de ma lecture de l’ouvrage de Moisan et Hildebrand. Elle m’a forcé, en effet, à penser l’axe France-Québec comme une voie où se serait instituée, surtout entre 1960 et 1980, une véritable parole immigrante de Monique Bosco et François Piazza à Jean-Pierre Ronfard et Dominique Blondeau, par exemple. Ces étrangers du dedans fait tant ressortir le rôle des écrivains originaires de France qu’on a parfois l’impression que ce sont eux qui ont largement alimenté les grands mouvements littéraires québécois. Un peu comme si nous disions que Claude Haeffely, par sa venue au Québec, avait enfanté Gaston Miron et l’Hexagone, et Marco Micone, lui, à rebours de l’histoire, avait créé Michèle Lalonde. Que l’on reste sceptique devant de tels rapprochements – ce qui est assurément mon cas –, l’ouvrage de Moisan et Hildebrand force néanmoins à penser différemment et exhaustivement non seulement les rapports historiques avec la France, mais aussi le concept même d’écriture migrante.

On ne peut manquer d’être frappé par le silence des deux auteurs sur les liens problématiques que le Québec a toujours entretenus avec une « métropole » française souvent perçue comme indifférente. Or ces liens devaient nécessairement jouer dans l’intégration d’une écriture immigrante issue de la « mère-patrie », alors qu’ils ne sauraient jouer dans le cas d’auteurs nés en Italie ou à Haïti. Comme le fait remarquer Élisabeth Nardout-Lafarge dans son livre récent sur Réjean Ducharme (Réjean Ducharme : une poétique du débris, Montréal, 2001), on ne peut faire abstraction de « l’effet structurant du code français sur la constitution de la notion même de littérature au Québec », ni de « la contrainte française» qui s’exerce sur la littérature dans un contexte postcolonial (p. 90-91). Il me semble évident que la présence au Québec d’un Auguste Viatte ou d’un Eugène Achard ne se compare guère au rôle beaucoup plus discret et égalitaire, joué aujourd’hui par des écrivains migrants, tels Sergio Kokis ou Ying Chen. Mettre tous ces écrivains, d’ailleurs, dans le même sac me semble abusif sur les plans méthodologique et politique. En dépit de ces réserves, on appréciera énormément l’attention portée à des auteurs aujourd’hui oubliés, qui ont joué, surtout durant la période d’effervescence entre 1960 et 1980, un rôle de premier plan. C’est le cas évidemment de Michel van Schendel, de Patrick Straram, de Rober Gurik, de Claude Haeffely, de Jean Basile et de bien d’autres. Par son regard sur des oeuvres souvent négligées, Ces étrangers du dedans permet de réécrire l’histoire de la littérature québécoise et de son institution.

L’ouvrage de Moisan et Hildebrand accorde une large part à l’écriture migrante contemporaine, regroupée sous diverses origines nationales. Les auteurs notent bien sûr l’apport incontestable des écrivains d’origine italienne comme Marco Micone, Antonio D’Alfonso et Lisa Carducci, de même que la contribution de ceux qui, d’Émile Ollivier à Dany Laferrière, forment aujourd’hui une véritable diaspora haïtienne. Mais ce qui attirera peut-être l’attention par sa nouveauté, c’est l’émergence d’un corpus libano-québécois, centré autour de figures connues comme Abla Farhoud et Nadine Ltaïf. Ce corpus mériterait qu’on s’y attarde, car il entretient avec le féminisme québécois, notamment, des liens organiques déterminants.

Au terme de leur survol, Moisan et Hildebrand évoquent de manière soutenue la polémique suscitée en 1997 par la publication de la conférence de Monique Larue, L’arpenteur et le navigateur. Pour les auteurs, cette affaire « agit comme le symptôme d’un état présent de la littérature québécoise, qui permet de prévoir un état à venir, une évolution » (p. 299). En effet, si on a pu assister durant les premières décennies du XXe siècle à l’établissement d’une culture québécoise « hégémonique ou dominante par son caractère unifié » (p. 301), cette homogénéité apparente de l’institution et des savoirs connexes est aujourd’hui soumise à des ruptures, des transferts et des réappropriations. Mais, comme Monique Larue, Clément Moisan et Renate Hildebrand croient néanmoins que la pluralité est toujours « conjonctive » et le progrès de l’histoire ne doit pas entraîner une perte de la mémoire collective. « ... il y a possibilité de concilier des réalités », écrivent-ils en conclusion, « à condition de ne pas s’embourber dans des définitions qui ne recouvrent pas ces réalités. Le pire est toujours de l’ordre du discours » (p. 310). Constat remarquable, à vrai dire, qui permet de reporter l’histoire littéraire dans le champ de l’identité et de la parole au sens fort.

Ces étrangers du dedans, en dépit de partis pris idéologiques quelque peu agaçants à la lecture, reste un ouvrage absolument essentiel par son exhaustivité, sa clarté et sa pertinence historique. Sans trop le vouloir, il fait la démonstration de l’extraordinaire capacité d’accueil de l’institution littéraire québécoise et, par extension, du concept même de nation dont elle permettait d’entrevoir la validité.