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Le 10 octobre 1964, Élizabeth II, reine de Grande-Bretagne et du Canada, était accueillie dans la ville de Québec, protégée dans ses déplacements par une haie serrée de policiers qui n’ont pas hésité à repousser des manifestants à coups violents de matraque (36 arrestations). Depuis cette journée, connue sous le nom de « Samedi de la matraque », la souveraine n’a fait que de rares et discrètes apparitions au Québec. L’événement marque un tournant dans le sentiment que les Québécois francophones vouent à la monarchie britannique. Avec la montée du nationalisme souverainiste au début des années 1960, la souveraine était devenue le symbole de la colonisation et de la domination des Franco-Québécois. Mais l’humeur des francophones à l’égard de la monarchie n’a pas toujours été aussi critique. En effet, depuis le milieu du XIXe siècle, les élites politiques francophones tenaient en haute estime les institutions politiques britanniques qui auraient apporté la démocratie et permis la sauvegarde et le développement du Canada français.

Le volume de Nelles consacré aux célébrations du troisième centenaire de la ville de Québec en 1908 est révélateur de cette facette de l’histoire du Québec, trop souvent oubliée au profit des manifestations d’opposition nationalistes. Solidement documenté et d’abord publié en anglais, il a remporté les prix prestigieux Lionel Groulx et Sir John A. Macdonald, décernés au meilleur ouvrage historique au Québec et au Canada en 1999. Il le méritait sans doute surtout à cause du traitement original qu’il a donné à un événement qui aurait pu paraître au départ comme peu significatif.

Je n’ai pas de mal à croire l’auteur qui affirme que les deux semaines de festivités à Québec en juillet 1908 n’ont pas eu d’égal au Canada avant les célébrations entourant la Confédération en 1967. En effet, les festivités rappelant la fondation de Québec par Champlain ont été grandioses, inaugurées par le prince de Galles, futur George V, accueilli chaleureusement par la population de Québec. En plus du vice-président des États-Unis, C.W. Fairbanks, les dignitaires invités comprenaient notamment le premier ministre de l’Ontario de même que des délégués de la France et des colonies britanniques. Une escadre de plusieurs navires de guerre s’alignait sur le fleuve en face de Québec et plus de 12 000 miliciens et 3 000 matelots défilèrent dans les rues de Québec en route pour les Plaines d’Abraham. C’est là qu’eut lieu un spectacle historique rassemblant plus de 4 000 participants en costume d’époque illustrant les grands moments de l’histoire de Québec. Au total, le coût des festivités s’éleva à plus de 339 000 $ auquel s’est ajoutée une somme d’environ 560 000 $ destinée à acquérir et à aménager les Plaines d’Abraham pour en faire le Parc des Champs de bataille. Le lieu était destiné à devenir « le symbole de l’union et la paix » où « deux races ennemies se sont acquis une gloire égale et impérissable » (p. 47). Les dépenses consenties représentent une somme considérable pour l’époque, défrayée par les gouvernements fédéral et provincial de même que par la ville de Québec et diverses souscriptions dont une contribution substantielle du gouvernement de l’Ontario (100 000 $).

Le projet initial de célébrer de façon aussi grandiose le tricentenaire de Québec émanait de Jean-Baptiste Chouinard, greffier de la ville de Québec, qui réussit à convaincre la Société Saint-Jean Baptiste de sa ville en 1906 que la célébration ne devait pas se limiter à évoquer uniquement l’histoire de Québec ou du Canada français. Elle devait plutôt s’insérer dans un contexte plus large, faisant de Québec le « berceau » du Canada dans son entier. On persuada par la suite le maire de Québec et le gouvernement fédéral dirigé par Wilfrid Laurier d’appuyer les festivités. Lord Grey, alors gouverneur général du Canada, a soutenu activement le projet, tout heureux que le Canada puisse ainsi se doter d’une représentation symbolique susceptible d’unir Canadiens français et Canadiens anglais. Il croyait aussi que c’était une bonne occasion de renforcer la fidélité des Canadiens français à l’Empire britannique à un moment où leur attachement pouvait paraître problématique.

Le spectacle historique sur les Plaines d’Abraham, fortement axé sur la Nouvelle-France, comprenait des reconstitutions sur des thèmes révélateurs qu’on espérait répandre dans la population. C’est selon Nelles l’utilité de son étude car la fête est un ingrédient important « dans l’édification de la citoyenneté, du nationalisme et de la nation moderne » (p. 201). Le déploiement mit en évidence notamment les origines royales et nobles du Canada français, la légitimité de l’occupation du Canada par la France, la mission salvatrice de l’Église catholique, la survivance des Canadiens français malgré les épreuves et leur loyauté envers la Grande-Bretagne telle qu’elle s’est manifestée devant l’envahisseur étatsunien en 1775 et 1813 (p. 214). On ne pouvait évidemment éviter d’évoquer la défaite de 1759 sur les Plaines d’Abraham qui pouvait laisser un goût amer aux Canadiens français. Pour esquiver la controverse, on choisit de l’équilibrer par la victoire de l’armée française à Sainte-Foy au printemps de l’année suivante : « La Conquête sous cet angle symbolique pouvait se transformer en match nul » (p. 94). La reconstitution historique reflétait l’interprétation du passé telle qu’elle avait cours à l’époque au Canada français. Parmi les membres du comité exécutif des fêtes, on pouvait noter l’historien Thomas Chapais, illustre représentant de l’école historique, pour qui les institutions et les libertés britanniques avaient assuré la survie du Canada français.

C’était largement le sentiment aussi qui animait les politiciens canadiens-français de l’époque de L.-H. La Fontaine à George-Étienne Cartier et Wilfrid Laurier. Les adresses de bienvenue au prince de Galles en 1908 du maire de Québec, Georges Garneau, et du ministre Adélard Turgeon pour le gouvernement du Québec témoignent de cette disposition. Nelles ne cite que des portions de leurs allocutions qu’on retrouve in extenso dans un autre ouvrage sur le tricentenaire, celui de Camille Roy publié en 1911 (p. 177, 204). Pour Garneau, « les Canadiens français éprouvent un sentiment inexprimable d’orgueil patriotique et de reconnaissance envers les deux grandes nations qui ont tour à tour présidé à nos destinées : la France toujours aimée [...] ; l’Angleterre, qui leur a laissés libres de grandir en gardant leur foi, leur langue et leurs institutions, et qui les a dotés d’un régime constitutionnel fondé sur la plus grande somme de libertés, et qui est, sans contredit, le plus beau et le plus parfait du monde ». Et Turgeon de renchérir dans la même veine : « Mais comment cette affection (pour la France) peut-elle se concilier avec notre loyauté et notre profond attachement pour les Iles britanniques ? [...] Il l’a été par le sens politique de nos hommes d’État, par la largeur de vues de nos compatriotes de langue anglaise, par la clairvoyance et la libéralité de la Métropole et de ses représentants. On a compris que la conservation de l’élément et de la langue française n’était pas une cause de danger, mais un gage de grandeur, de progrès et même de sécurité. » Le prince de Galles pouvait ainsi être rassuré sur l’attachement des Canadiens français à l’Empire.

Le volume de Nelles n’essaie pas de masquer les différences qui opposent le Canada français au Canada anglais lors des célébrations, ni d’interpréter la manifestation pour imposer une vision édulcorée des rapports entre les deux peuples. Historien dont les travaux portaient jusque-là sur des thèmes d’histoire socio-économique, il s’est intéressé aux fêtes du tricentenaire plus pour la démarche des protagonistes que pour les résultats obtenus. « J’avais devant mes yeux un groupe de Canadiens d’une autre époque, venus du Québec ou d’ailleurs, qui allaient au devant des uns des autres et essayaient de définir une sorte de compromis satisfaisant sans trop savoir comment s’y prendre exactement » (p. 22). Mais, conclut-il, ce n’était que fiction : « Le tricentenaire de Québec a tissé l’illusion d’une nation fondée sur un passé plausible » (p. 372). La crise de la conscription en 1917 viendra le rappeler brutalement ; les deux peuples sont loin de partager le même niveau d’attachement à la Grande-Bretagne.

En ce début de siècle, le Canada anglais était animé par un fort sentiment impérialiste, désireux de rapprocher plus intimement le Canada de la Grande-Bretagne alors au faîte de sa puissance. La montée de ce nationalisme s’accompagnait aussi d’une volonté d’uniformisation du Canada autour de la langue anglaise, à tout le moins à l’extérieur du Québec. C’est ce qui avait entraîné l’abolition des droits scolaires et linguistiques des Canadiens français dans l’Ouest canadien, injustice encore vivement ressentie au Québec en 1908. Bien que Nelles ne développe pas cette idée, il est probable que le désir de la direction de la Société Saint-Jean-Baptiste et des autorités de la ville de Québec de donner une dimension canadienne au tricentenaire de Québec traduit la volonté de montrer au reste du Canada que les francophones sont à l’origine du pays et qu’ils doivent pouvoir jouir des mêmes droits que les anglophones partout au Canada. Le spectacle historique ne comprenait-il pas un fait relativement obscur, soit la prise de possession de l’Ouest canadien par S.-M. Daumont au nom de l’intendant de la Nouvelle-France en 1671 ? Le Canada anglais ne reconnaîtra finalement la dualité canadienne from coast to coast que dans les années 1960 à un moment où nombreux sont les Franco-Québécois qui ont décroché du rêve canadien. Ce n’était pas le cas en 1908 alors que la classe politique au Québec bénit les institutions britanniques, croit toujours au Canada et espère convaincre les Canadiens anglais de l’égalité des deux peuples fondateurs. Elle veut le dire de manière symbolique dans le grandiose spectacle du tricentenaire de Québec.