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Andrée Courtemanche et Martin Pâquet, professeurs au Département d’histoire et de géographie de l’Université de Moncton, ont dirigé cet ouvrage, qui se présente comme un prolongement du colloque « Stratégies socioculturelles des migrations : nouveaux objets, nouvelles approches et nouvelles sources », qui s’est tenu à la Faculté des arts de l’Université de Moncton les 29 et 30 mai 1999.

Les directeurs de cette publication partent d’une série de lacunes qu’ils ont repérées dans la recherche sur les migrations et particulièrement dans le bilan des recherches sur les phénomènes migratoires en langue française. D’après eux, il faudrait élargir les périodes étudiées – la période contemporaine a été privilégiée –, le cadre spatial, les groupes ethniques et les problématiques abordées pour mieux comprendre la réalité complexe des migrations et mieux la saisir dans la durée. L’explicitation d’une série de présupposés théoriques et méthodologiques, dès l’Introduction, fait prendre conscience de ses apports à la construction des méthodes d’analyse des migrations. Les premières notions présentées sont l’expérience migratoire de l’acteur migrant, qui est approchée en lien avec l’horizon d’attente, les deux étant reliées par la dimension temporelle. À partir des références temporelles, on explore les relations dialogiques de l’acteur migrant avec les champs social et culturel. L’expérience migratoire s’inspire des travaux théoriques de l’historien Reinhart Koselleck et des études historiques au sujet de la vie quotidienne (Alltagsgeschichte) ainsi que des recherches du sociologue Raymond Williams. L’expérience n’est pas seulement envisagée par rapport aux acteurs sociohistoriques (les acteurs migrants) mais aussi par rapport à l’historien ; elle se fait ainsi « exploration, enquête, vérification » (p. 15). Le concept d’horizon d’attente provient du champ des études littéraires menées en Allemagne.

Une première partie des textes rassemblés touche L’expérience de la rencontre. Yves Roby étudie comment les discours des élites canadiennes-françaises des États-Unis influencent la formation de l’identité franco-américaine des Canadiens français ayant émigré en Nouvelle-Angleterre dans les années 1879-1882. Jean Morency analyse l’expérience migratoire dans l’oeuvre de Gabrielle Roy : comment l’histoire de la famille de l’écrivaine et sa propre expérience individuelle ont nourri sa réflexion sur les collectivités et sur les individus migrants, et dont rendent compte ses écrits journalistiques, ses romans et ses nouvelles.

Une seconde partie tourne autour de L’Expérience familiale. Andrée Courtemanche étudie une expérience migratoire en Provence à la fin du Moyen Âge : celle des natifs du village de Bayons qui émigrent à Manosque. Elle adopte un cadre d’analyse inspiré de « récents travaux sur l’immigration qui remettent en question la vision conventionnelle de ce phénomène et [qui] s’inscrit dans leur sillage » (p. 56). Dans son approche, basée sur une microanalyse des relations sociales, de nouvelles notions sont appliquées : espace investi, espace vécu, migration de rupture, migration de maintien.

En ayant également recours à la microanalyse, appliquée aux histoires familiales reconstituées d’environ 200 individus ayant émigré de France au Canada aux XVIIe et XVIIIe siècles, Yves Landry vise à mieux comprendre les circonstances et les facteurs ayant influencé leur migration : leur expérience migratoire antérieure au départ vers le Canada, la force des solidarités familiales, la pauvreté et l’exclusion familiale et sociale. Didier Poton analyse l’expérience migratoire de Louis Papin, membre d’une famille protestante saintongeaise qui quitte la France, avec plusieurs membres de sa famille, après la révocation de l’édit de Nantes (édit de Fontainebleau, 1685) et qui, après s’être installé à Amsterdam, Londres, Dublin et Lisbonne, rentre en France et adresse un mémoire à Louis XV en vue de récupérer la part de son héritage ; c’est l’étude de ce mémoire qui permet de reconstituer l’expérience migratoire de Louis Papin.

La troisième partie se rapporte à L’expérience collective. Nelson Ouellet y expose une étude décrivant les difficultés qui ont marqué l’expérience collective du peuple noir aux États-Unis depuis la fin de l’esclavage jusqu’au début de ce qu’on appelle la « Grande Migration », dans les premières décennies du XXe siècle. Il inscrit la migration au centre d’une démarche qui vise à établir la nature des « sentiers de la liberté », qui sont l’expression d’une continuité historique dans laquelle se situe la lutte des Noirs pour la reconnaissance, la protection et l’affirmation de leurs droits aux États-Unis. Cette étude puise dans le champ d’expérience des Noirs migrants en utilisant le travail, l’éducation et le droit de vote comme repères, et en établissant des liens entre le récit des Noirs dans les États du Sud et du Nord. Jean Lamarre étudie le processus de migration et l’insertion socio-économique des Canadiens français au Michigan et en Nouvelle-Angleterre ; il vise à analyser les différences entre les deux migrations et à montrer ainsi que l’expérience migratoire et l’horizon d’attente fluctuent en fonction des conditions socio-économiques liées à la société d’accueil. Les Canadiens français ayant migré en Nouvelle-Angleterre doivent s’initier au travail dans les filatures, domaine qui leur était étranger, et vont devenir une main-d’oeuvre non qualifiée. Chez eux, l’idéologie de survivance favorise la conscience ethnique et entrave l’accès à une conscience de classe ; cette idéologie de survivance, influencée par les élites cléricales et nationalistes, détermine la représentation de la naturalisation comme une sorte de trahison. Par contre, les Canadiens français ayant émigré au Michigan, et plus concrètement dans la vallée forestière de la rivière Saginaw, s’intègrent dans l’exploration forestière, activité dans laquelle beaucoup ont une bonne expérience, ce qui va leur permettre de faire partie d’une main-d’oeuvre qualifiée. Chez eux émerge une conscience ouvrière et ils manifestent une plus grande autonomie par rapport aux élites catholiques ; un pourcentage important de ces Canadiens français manifestent leur volonté d’obtenir la citoyenneté américaine.

La quatrième partie accueille des réflexions concernant Les traces de l’expérience. On y trouve soit de nouvelles approches des sources, soit de nouvelles sources. L’équipe constituée par Yves Frenette, Bianca Gendreau, Gabriele Scardellato et John Willis insiste sur l’intérêt du recours à l’étude des lettres d’immigrants, qu’ils estiment peu présentes dans l’historiographie canadienne. Ils s’intéressent à la correspondance comme élément structurant de l’identité des immigrants et étudient systématiquement la correspondance de Christian Bennedsen, qui est parti à 21 ans du Danemark et qui est devenu membre de la Petite Italie de Toronto et premier président non italien de l’Ordre des fils d’Italie de l’Ontario (ofio). L’étude de la correspondance est complétée par des entrevues avec cet immigrant.

Nathalie Tousignant propose une nouvelle source, les films de famille et les films amateurs en vue d’analyser les relations entre l’acteur migrant et le champ social en enrichissant ainsi notre connaissance de l’expérience migratoire. Afin d’illustrer l’apport que représentent les films de famille à l’étude des phénomènes migratoires, elle propose une étude de cas : une série de quatre épisodes de l’émission belge Inédits, lancée par André Huet en 1980 et consacrée à la mémoire de la colonisation du Congo belge.

En guise de Conclusion, Martin Pâquet réfléchit à la façon dont le fait de « penser l’expérience » détermine une remise en question de certains aspects méthodologiques et épistémologiques de la discipline historique dans le cadre de l’histoire des communautés migrantes. Ce chercheur propose le concept de communauté de mémoire migrante provenant des domaines anthropologique et sociologique et souligne l’importance de la prise en compte de l’expérience en vue de « penser l’Autre en histoire des migrations, mais aussi de réfléchir sur une histoire faite autrement » (p. 233).

Le livre se présente ainsi comme un dialogue autour de méthodes et de sources appliquées dans les recherches sur les migrations et comme la proposition de nouvelles approches, de nouvelles notions, d’un regard renouvelé sur l’histoire des migrations, si importante dans des sociétés de plus en plus métissées. Nous tenons à souligner le degré de transférabilité de ces interrogations et de ces apports à d’autres champs proches tels que l’analyse de la littérature migrante. L’approche critique de ces chercheurs, nourrie par des notions provenant de plusieurs aires scientifiques, enrichit en effet la compréhension de l’univers des migrations, et apporte des éléments nouveaux au dialogue, toujours nécessaire, avec des disciplines telles que la psychologie sociale (cf. travaux de Carmel Camilleri, Altay Manço), ethnologie (cf. travaux de Sélim Abou), psychiatrie sociale (cf. recherches de Tahar Ben Jelloun), sociologie (cf. Abdelmalek Sayad, Azouz Begag), études littéraires (cf. Clément Moisan, Renate Hildebrand, Lucie Lequin).