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Ceux qui ont déjà fréquenté l’oeuvre de l’historien Marcel Trudel ou qui ont lu ses Mémoires d’un autre siècle (Boréal, 1987) n’apprendront rien de neuf à la lecture de ce petit livre. Il faut dire que l’entretien entre le doctorant et son mentor fait à peine 42 pages, ce qui est bien peu pour une aussi longue carrière. L’introduction de Mathieu D’Avignon est plutôt complaisante, comme c’est souvent le cas dans ce genre d’ouvrage, et souffre d’un manque de perspective historiographique. Le doctorant ne fait que reprendre l’image que le vénérable chercheur espère vraisemblablement laisser à la postérité, celle de l’apôtre infatigable d’une « histoire scientifique, méthodique et rigoureuse » (p. 2) qui, envers et contre tous, proposa une « relecture scientifique du passé » (p. 7). À la fin de l’ouvrage on retrouve une bibliographie mise à jour des nombreux écrits de l’historien qui sera certainement utile aux spécialistes de la Nouvelle-France ou de l’historiographie québécoise.

L’oeuvre abondante de ce professeur émérite ne peut que susciter le respect. Ce nonagénaire sait donc de quoi il parle ; la déesse Clio, il l’a côtoyée toute sa vie. On aurait donc aimé retrouver des questions un peu plus nombreuses et parfois moins naïves – exemple : « Existe-t-il une mémoire collective au Québec ? » (p. 59) – ainsi que des réponses plus longues et mieux structurées. Cela dit, Marcel Trudel revient sur certaines idées qui lui sont chères et qui méritent d’être méditées. Par exemple, il rappelle que l’étude de l’histoire ne doit pas être un plaisir coupable. Étudier le passé en lui-même et pour lui-même n’a rien de mal, au contraire. Accéder à l’altérité du passé procure aux esprits curieux une grande satisfaction personnelle ; les historiens n’ont donc pas à rougir de ce désir de « connaître pour le plaisir de connaître » (p. 23). On décrypte la grammaire du passé comme on apprend le russe, explique Trudel, simplement pour se délecter de la prose d’un Tolstoï dans sa langue originale. Ce plaisir, il ne s’obtient toutefois qu’au prix de durs labeurs, car le véritable historien, insiste Trudel, reste un « érudit », non pas un « prophète » ou un « éveilleur de conscience » comme l’ont été, en leur temps, Garneau ou Groulx (p. 35). L’historien n’est pas là pour faire admirer le passé, mais bien pour communiquer ce qui a été. Le principal défi de l’historien est la vérité ; c’est à l’aune de ce seul critère que son travail doit être jugé. Aujourd’hui plus que jamais, c’est ce critère qui doit s’appliquer puisque les historiens ont beaucoup plus facilement accès aux documents originaux qu’autrefois.

La posture positiviste défendue par Marcel Trudel, qui se fonde exclusivement sur le document écrit, est plus proche, dans son esprit, de l’école méthodique que de celle des Annales ; elle est celle de l’un des premiers diplômés de troisième cycle en histoire au Québec après la Seconde Guerre mondiale. Trudel fut parmi les premiers historiens « disciplinaires » du Canada français à accorder plus d’importance au jugement des pairs qu’à celui du public. Cette conception du métier n’allait pas du tout de soi à la fin des années 1940. Ses cours n’allaient plus être suivis par des notables lors de conférences publiques mondaines – comme cela avait été le cas des cours de Groulx et de Chapais entre les deux grandes guerres – mais bien par des étudiants inscrits à des programmes en sciences humaines, désireux de s’initier aux méthodes d’une discipline universitaire. Cette conception académique de l’histoire a certainement heurté la sensibilité des élites clérico-nationalistes d’une époque. Déboulonner des « héros » comme Jacques Cartier, Samuel de Champlain, Jean Talon ou Madeleine de Verchères allait lui attirer bien des commentaires mesquins de la part de gens pour qui la finalité de l’histoire était de faire vibrer la fibre patriotique. On sent, à lire cet entretien, que Trudel en a gardé une certaine amertume, voire de la rancune, ce qui explique des rappels plus ou moins pertinents lorsque l’on suit la production historiographique au Québec. Les mythes, rappelle un Trudel qui enfonce une porte ouverte par 40 ans de recherches, n’existent pas : Cartier « n’a pas fait des choses tellement spectaculaires » (p. 43), Talon n’a été que l’« exécutant » de Colbert (p. 46) et Champlain, un bon cartographe (p. 52). Quant à la Nouvelle-France, Trudel ne voudrait pas y mettre les pieds : les gens vivaient dans l’ignorance (ni livres, ni imprimeries), les femmes étaient soumises au régime patriarcal de la Coutume de Paris et une quantité non négligeable d’individus étaient réduits à l’esclavage (p. 24-25).

Ces affirmations péremptoires font sourire. Qui, aujourd’hui, cherche encore dans le passé des « héros » ? Qui décrit la découverte du pays comme une « grande aventure » ? Marcel Trudel peut dormir en paix : notre époque d’hypermodernité ne voit souvent dans le passé qu’un immense musée des horreurs. On est donc à des années lumières de « l’idéalisme » qu’il pourfend. Personne, aujourd’hui, ne cherche dans le passé des modèles, du courage, de l’espoir. La déconstruction du passé entamée par sa génération se poursuit et bien malin celui qui pourrait prédire quand elle s’arrêtera. D’un mot, le vénérable historien confond trop souvent histoire et mémoire, rigueur et démystification. Une certaine empathie pour les devanciers lui semble suspecte. Il n’accepte pas qu’on puisse se tourner vers le passé pour d’autres raisons que les siennes, ce qui explique sa vindicte parfois hargneuse contre des ennemis disparus il y a longtemps. Jouer les iconoclastes à 90 ans a quelque chose d’un peu pathétique.