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La recherche et l’industrie de la génétique connaissent depuis plusieurs années un important développement, ainsi qu’un intérêt et une publicité en raison des espoirs et des craintes qu’elles suscitent. Le Québec n’y échappe pas, et y trouve même le moyen d’afficher sa spécificité, en même temps que son insertion dans la nouvelle économie mondialisée, comme le montre l’anthropologue Gilles Bibeau dans un ouvrage engagé, polémique par moments, sur l’économie et la politique du gène.
Trois grandes questions y sont successivement traitées, bien que son auteur n’ait construit son ouvrage, ni ne le présente exactement de cette façon : d’abord la cartographie et l’homogénéité relative du génome québécois, qui le rend intéressant pour la recherche, ensuite les questions éthiques et politiques que pose le développement de la recherche et de l’industrie génétique, enfin le problème général touchant la part des gènes dans l’histoire des individus et des sociétés. Trois gros sujets, aux multiples aspects, que décline en trois mots le sous-titre : science, marché, humanité ; en somme, trois livres dans un. Mais Gilles Bibeau ne manque pas d’ambition, ni d’assurance (qui se reflète dans sa manière d’écrire au je et d’user du verbe démontrer), servies par une grande capacité de synthèse, qui lui permet de ramasser un grand nombre d’informations et de questions, et de les restituer dans un récit toujours agréable à lire. Très bon narrateur, il raconte l’histoire de la recherche, des préoccupations scientifiques et industrielles, des alliances, des rivalités et des orientations prises par des entreprises, de l’élaboration et de la transformation des programmes de recherche. Mais ce qui fait surtout l’intérêt de ce livre, c’est la vue d’ensemble, d’avoir cherché à ramasser et à articuler tous les éléments (scientifiques, politiques et éthiques) du débat soulevé par la génétique, de manière à l’élargir et l’élever.
Arrêtons-nous à chacune de ces trois grandes questions. La première touche à la cartographie des génomes. Comme celui de l’Islande ou des Mormons de l’Utah, le génome québécois intéresse les chercheurs et l’industrie en raison de sa prétendue homogénéité, attribuée à ce qu’on appelle « l’effet fondateur », l’idée que le profil génétique des premières générations d’immigrants a peu varié en raison d’un faible apport de gènes étrangers et des pratiques matrimoniales. L’homogénéité génétique du Québec est une idée d’autant plus facilement acceptée, qu’elle peut faciliter l’identification de gènes prédisposant à certaines maladies.
En reprenant les travaux des démographes et des historiens touchant les contacts et les différentes vagues d’immigration, Bibeau va cependant soutenir que le bassin génétique québécois n’a jamais été homogène. Il ne suffit d’ailleurs que d’un très faible taux d’échange entre deux populations pour briser l’homogénéité. Mais l’argument le plus fort de Bibeau ne se situe pas sur le plan de la démographie ou de la génétique des populations. Ce qui fait l’intérêt du Québec (et de l’Islande, incidemment) pour la recherche et l’industrie, c’est l’existence (en raison notamment d’une passion nationale pour la généalogie) de banques où sont enregistrées les informations généalogiques et démographiques d’une très grande partie de la population, et un système de santé universel et public qui permet la centralisation de tous les dossiers médicaux informatisés par un seul organisme gouvernemental (la Régie de l’assurance maladie). Ce qui fait l’intérêt du génome québécois, c’est la possibilité en somme, avec la constitution d’une banque d’ADN, de croiser trois fichiers : démographique, médical et génétique. À cela s’ajoute un soutien par les gouvernements provincial et fédéral de l’industrie des biotechnologies, dont on attend qu’elle contribue à la consolidation de nos structures nationales de recherche et au développement économique. Il s’agit de se positionner avantageusement dans la « nouvelle économie ». « Science, marché et nation semblent avancer, chez nous, la main dans la main » (p. 150). C’est ce que Bibeau appelle le « nouveau nationalisme génétique ». La recherche en génétique promet la richesse, en même temps qu’une possibilité de mieux traiter les malades, voire de prévenir les maladies.
Cela nous conduit à la seconde question, celle de la domination de la recherche par la logique du marché. Gilles Bibeau avait d’abord pensé faire une ethnographie d’un centre montréalais de recherche en génoprotéomique, pour observer les activités quotidiennes de recherche. Il a dû y renoncer, et c’est tant mieux. S’il fait l’étude des laboratoires de quelques compagnies et groupes de chercheurs, de leurs discours principalement, ce n’est pas par une ethnographie de la vie de laboratoire, mais en examinant les alliances que les entreprises tissent avec les universités et les gouvernements, en les resituant dans leur contexte politique et économique, national et international. Ce qui l’intéresse, c’est le financement octroyé par l’État, les transformations de l’industrie du médicament au Québec, l’alignement de l’Université sur l’industrie, les efforts pour modifier le brevetage. Avec l’appui financier et juridique des gouvernements (subventions, exceptions fiscales, prêts et accès à du capital de risque ; brevets et accords en matière de commerce), et selon la logique néolibérale, la recherche et l’industrie génétique au Québec se sont considérablement développées ces dernières années.
Les sommes investies doivent en effet rapporter, y compris aux chercheurs souvent devenus actionnaires. Il faut rentabiliser les investissements colossaux, en attendant la fabrication de thérapies. L’enjeu principal est l’obtention de brevets, pour faire payer l’étude des séquences du génome « découvertes », l’utilisation des méthodes mises au point et éventuellement les thérapies qui en découleront. Outre le brevetage de composantes biologiques humaines, les problèmes les plus immédiats posés par les brevets sont la durée de protection des médicaments de marque et l’absence de stipulation relativement aux critères de fixation des prix dans les accords de commerce internationaux. C’est l’accès aux médicaments par les pays les plus pauvres qui est en cause et l’accroissement des coûts de santé chez les plus riches. En outre, le dépistage génétique et la nouvelle génération de médicaments vont forcer le gouvernement à élargir le panier de services pris en charge par l’État.
À ce propos, notre anthropologue s’en prend vertement à la domination du droit en génoéthique, qui édicte des balises favorables à la recherche et à l’industrie. La génoéthique, estime-t-il, n’est qu’une autorisation accordée à l’industrie pour accéder aux ressources des pays de sud : une justification morale de modifier les règles de brevetage, afin de favoriser les intérêts commerciaux, et de faire des pays développés les « intendants du monde ». C’est ici que Bibeau est le plus polémique, et il n’y va pas avec le dos de la cuillère, lorsqu’il compare certains juristes, accusés de justifier l’exploitation du tiers-monde par la bio-industrie, aux théologiens de la cour de Charles Quint justifiant la conquête des Amériques et la civilisation des sauvages… Mais au-delà des bons et mauvais points qu’il décerne aux principales figures de la bioéthique au Québec, il faut retenir l’idée que l’internationalisation et l’« harmonisation » de la réglementation, loin de favoriser un élargissement des préoccupations et une protection d’un plus grand nombre de communautés, profitent en fait aux plus riches. La notion de « patrimoine commun de l’humanité » est devenue de plus en plus symbolique, limitant de moins en moins le brevetage des végétaux, des animaux et même d’une partie du génome humain. D’aucune façon, estime Bibeau, ce brevetage n’est acceptable, même en contrepartie de promesses qu’une part des profits sera versée aux États ou profitera aux communautés. Il faudrait alors penser que la privatisation est une garantie d’une bonne gestion des ressources naturelles, un libéralisme auquel Bibeau refuse d’adhérer.
Ce débat le conduit à formuler six problèmes majeurs ou controverses. Il s’agit : 1) de l’infiltration des devis de recherche par des présupposés idéologiques : les conclusions de recherche deviennent l’objet de lutte entre industries et lobbies écologistes, qui finissent par faire douter de ce qui se publie dans les revues scientifiques ; 2) de l’intrication du personnel et du familial dans le dépistage génétique : l’utilisation future des données contenues dans les génobanques est encore peu réglementée et concerne non seulement les donneurs mais leur famille ; 3) de la propriété et de la marchandisation des produits corporels stockés dans les biobanques, et de leurs transformations éventuelles en trousses de dépistage, en thérapies et en médicaments ; 4) de l’utilisation des fichiers publics de données en recherche génétique et de la confidentialité des informations ; 5) du développement du dépistage génétique et de la médecine prédictive pour un nombre croissant de maladies ou de traits génétiques non pathologiques, pour lesquels il n’y a pas de thérapies, et qui place les individus devant le choix de l’avortement ou encore des traitements préventifs (comme la mastectomie préventive pour le cancer du sein) ; les intérêts financiers sont ici encore en jeu avec le développement d’un marché du diagnostic du risque, qui n’est pas sans accroître la demande de services de santé ; 6) et enfin de la confidentialité et des dangers de la discrimination envers les personnes porteuses de certains gènes par les assureurs et les employeurs, ainsi que des usages politiques de la recherche génétique (en Chine, par exemple, pour justifier l’annexion du Tibet ou en vue d’améliorer les races). L’éthique ne peut se réduire à des consentements individuels lorsqu’il s’agit de cartographier le génome d’une population et quand l’entreprise et les chercheurs ne savent pas entièrement ni clairement à quoi vont servir les banques qu’ils constituent. Ces questions, pour lesquelles les règles d’éthique de la recherche couramment en usage (le consentement individuel et la confidentialité des données) se révèlent nettement insuffisantes, appellent des discussions plus larges que l’évaluation des projets par des comités d’éthique locaux.
La recherche génétique coûte cher, elle promet beaucoup, mais vaut-il la peine d’y investir massivement ? Plutôt que d’intervenir autant en génétique, ne faut-il pas mettre l’accent sur la prévention, les habitudes de vie et les conditions environnementales, se demande Gilles Bibeau ? Et pourra-t-elle tenir ses promesses de thérapies, de diagnostics préventifs et de remodelage du corps humain ? Nous sommes ainsi conduits à la troisième grande question traitée dans l’ouvrage de Bibeau : la part des gènes. Après avoir montré que les enjeux ne sont pas simplement scientifiques, mais aussi financiers, et qu’il faut faire des choix fondés sur une éthique et une politique (l’affectation des ressources en santé, notamment), Bibeau va chercher, dans son dernier chapitre, d’une part à rabaisser un peu les prétentions de la génétique à tout expliquer et tout solutionner, et d’autre part, à trouver un nouvel humanisme pour notre époque qui permette de répondre aux questions posées par la modification du vivant.
L’humanité serait à un tournant de son histoire. Il n’est pas nouveau que l’être humain transforme son environnement et son corps, qu’il le dresse pour parler comme Nietzche : c’est l’histoire de l’hominisation et de l’outil, la technique qui fait partie de la « nature » humaine. Depuis ses débuts elle transforme son environnement et le corps humain, mais elle le fait comme jamais auparavant avec des effets inimaginables il y a 30 ans encore. Le modelage des corps et des sentiments par la pharmacologie, la chirurgie et la manipulation génétique posent des questions éthiques et politiques majeures. L’humanité est appelée à changer radicalement, au point que l’on parle du « post-humain ».
Dans ce débat, on oscille entre l’annonce d’un bouleversement radical et un bémol sur les prétentions exagérées de la médecine génétique, et le livre de Bibeau sur ce point est caractéristique du débat. S’il anticipe une transformation importante de notre condition dans un avenir rapproché, il s’emploie surtout à critiquer le biologisme, en faisant valoir deux arguments principaux. D’abord, la science génétique travaille pour ainsi dire à tâtons : le nombre de gènes est trop faible pour rendre compte du nombre de protéines et de traits transmis. Le décryptage se fait en l’absence d’une théorie cohérente de la reproduction génétique, ce qui montre l’affairisme et le côté bricoleur de l’entreprise, qui rendent incertaines les belles promesses de thérapies. La notion de programme apparaît insuffisante, et les principaux concepts de la génétique sont terriblement flous. Bibeau reprend ici essentiellement l’argumentation (provocante et pertinente) du philosophe et historien des sciences André Pichot sur l’effondrement des principaux concepts de la génétique et du dogme central de la biologie moléculaire. La transmission génétique n’est pas aussi simple qu’on l’a cru. Ensuite, l’auteur rappelle que la culture travaille au sein de la biologie depuis toujours et en modifie le développement. Les règles de prohibition de l’inceste, par exemple, ne répondent pas à une nécessité biologique, mais sociale. La capacité universelle à produire le langage a donné des milliers de langues, ce qui montre que la biologie donne des possibilités, non une nécessité. Bibeau ne remet pas en question l’idée que l’on dresse l’être humain, et il a raison. Il ne s’agit pas de préserver l’humanité dans son état actuel, mais de préserver ce qui lui permet de réfléchir sur les transformations qu’elle connaît et de les orienter vers une plus grande justice.
Les transformations, il me semble, sont idéologiques ; bien avant que de toucher le corps, elles touchent aux représentations que l’on se fait de l’humain et de ses capacités, représentations dont il n’est pas du tout certain qu’elles soient libératrices. Nous sommes devant un curieux paradoxe : un fort biologisme, qui ramène le destin individuel aux gènes, alors que les manipulations du corps humain (auquel participe ce biologisme) conduisent à réduire et rendre problématique l’idée d’une nature humaine invariante et immuable, et à faire apparaître toujours plus comme des êtres de culture qui corrigent leur nature. En fait, les deux vont de pair, et sont solidaires, en ce qu’ils réduisent les communautés à des populations, c’est-à-dire des agrégats d’individus, et l’éthique à des choix individuels. Le biologisme contemporain ne se représente que des individus dont la détermination principale est leur corps, qu’ils peuvent cependant modifier. Il s’inscrit dans un approfondissement de l’individualisme, une attention toujours croissante accordée au corps et à la santé, et dans une volonté de maîtrise de l’environnement et de notre destin.
La question est de savoir l’usage que l’on veut faire de ces nouvelles potentialités, la direction que l’on veut prendre, et elle est d’autant plus urgente, que les possibilités techniques de remodelage sont de plus en plus importantes, et que nous vivons dans la fascination de la technique : le perfectionnement justifie à lui seul les nouvelles technologies, sans obéir à aucune fin. C’est d’autant plus problématique, comme le souligne Bibeau, qu’on ne démêle toujours pas l’impact différentiel des gènes, de l’environnement et des comportements sur le développement des maladies, que cela risque d’avoir des impacts considérables sur l’organisation des services de santé, et que le développement de la génétique est généralement accueilli avec un enthousiasme très peu critique. Les analyses de Bibeau soulèvent la question plus générale de la place des connaissances (démographiques, historiques et génétiques) et des banques de données, de leurs usages inattendus. On produit toujours plus de connaissances – des données, aussi des analyses – mais avec le sentiment de moins en moins les maîtriser, de les comprendre, et d’en anticiper les usages. Sans même toucher à notre humanité, les biotechnologies peuvent avoir des effets sociaux inquiétants touchant les priorités en matière de santé, les inégalités nord-sud, les orientation de la recherche et de la mission universitaire, etc. Mais sans doute faudrait-il aller plus loin encore, et au-delà de la génétique, s’interroger sur la place que notre société accorde à la santé, jusqu’à en faire, au Québec et au Canada, la première priorité politique, sans débat sur les implications de l’affectation de la plus grande partie des ressources publiques dans ce domaine, et le type de rapports sociaux auquel conduit cette attention maladive au corps. Nous sommes une société soucieuse de prévenir les maladies, de corriger les anomalies (en fait, des écarts plus ou moins grands à la moyenne, cf. Durkheim), de renforcer les talents ou accroître les prouesses (athlétiques ou sexuelles), de prolonger la vie, un univers en quête des déficits (des muscles, de la mémoire, des organes) et des différences pour les combler ; une société individualiste, valorisant la singularité et l’authenticité, mais se révélant ainsi fort conformiste. (Foucault avait-il finalement raison ?) Il faut penser la société thérapeutique dans laquelle nous vivons.
L’ouvrage de Gilles Bibeau, dans sa dernière partie tout particulièrement, aborde des questions difficiles, et l’auteur est le premier à reconnaître qu’il lui est impossible, dans l’état actuel de la recherche et de la réflexion, d’aller au-delà d’énoncés généraux et encore approximatifs, touchant l’articulation du biologique et du social. En revanche il aurait pu aller plus loin dans la formulation du nouvel humanisme qu’il appelle de ses voeux, pour penser et guider la transformation de l’humain par les biotechnologies. À défaut d’en tracer les grandes lignes, il aurait pu discuter des propositions formulées par d’autres (Jacques Dufresne et Daniel Jacques, pour se limiter au Québec) au lieu de simplement signaler des ouvrages. C’est le défaut du livre, et en même temps tout son intérêt, de chercher à réunir tous les éléments du dossier et de relier les questions, de la politique de santé à la définition de l’humanité. Il y a des lacunes, des raccourcis, certaines discussions trop rapides, des propositions ambiguës ou inachevées, mais il donne une vue d’ensemble (biologique, anthropologique, sociologique et politique), accompagnée d’une réflexion éthique générale, où l’auteur met ensemble ses connaissances et préoccupations touchant la génétique, l’histoire et la santé publique. Bien sûr, on voudrait une discussion plus développée de la distinction entre code et langage, que l’auteur nous explique mieux ce qu’il entend par notre solidarité avec les autres vivants (au-delà du patrimoine génétique commun), qu’il se hasarde à définir le nouvel humanisme avec tous les risques que cela comporte. Mais l’effort de synthèse, comme rarement on en retrouve aujourd’hui en sciences sociales, compense largement les défauts, excès et insuffisances.
Le Québec transgénique est un vigoureux effort pour élever le débat, sortir d’une bioéthique frileuse, souvent limitée à la protection immédiate des personnes, laissant le plus souvent de côté les enjeux politiques et sociaux. Il invite à de véritables débats publics plutôt que des comités d’experts et de sages, à une politisation de la génoéthique, puisqu’il s’agit d’enjeux politiques, sociaux et économiques. L’ouvrage comporte d’ailleurs une dimension pédagogique à mon sens très précieuse. Gilles Bibeau consacre deux chapitres, deux annexes et un glossaire (en tout plus d’une centaine de pages) à expliquer et à familiariser son lecteur à la génétique, dans ses dimensions théoriques, comme dans l’histoire de ses découvertes. Si l’on veut ouvrir et politiser le débat, il est indispensable de faire connaître et comprendre la génétique, dans ses aspects scientifiques, économiques et politiques ; la démocratie et l’intelligence sont indissociables de l’enseignement et de la pédagogie.