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Ce sont dix leçons d’enseignement de Georges-Henri Lévesque qu’éditent Simard et Allard, des cours des années 1930 sur la pensée coopérative et qui s’inscrivent dans le prolongement d’Échos d’une mutation sociale, livre écrit par les deux mêmes auteurs. Ces leçons explorent le thème de la solidarité sociale. À l’heure où Québec accueille le deuxième Sommet international des coopératives (octobre 2014), il est utile de se pencher sur la pensée de cet acteur incontournable de la déconfessionnalisation du mouvement coopératif pour constater tout le chemin parcouru. Avant l’entrée en scène du père Lévesque, en effet, le mouvement coopératif existait anarchiquement, pourrait-on dire pour signifier « sans concertation ». En 1939, Lévesque invite, au nom de l’École des sciences sociales de l’Université Laval, les dirigeants des différentes branches du mouvement à s’organiser. Ainsi naîtra le Conseil de la coopération. L’année suivante, il crée la revue Ensemble! autour de laquelle s’agrégeront les Filion, Barbeau et autres promoteurs du nationalisme économique des années 1930 et 1940. Enfin, par ses cours, Lévesque contribue grandement à unifier la pensée coopérative, jusque-là surtout incorporée dans diverses pratiques de plusieurs domaines de la vie sociale, et non encore formalisée.

Certaines leçons sont répétitives – surtout parce que, par souci pédagogique, Lévesque récapitule constamment les différentes étapes de son raisonnement – et son propos n’est pas toujours aisé à suivre dans ses nombreux distinguos. Sa vision religieuse du monde en fera aussi tiquer plus d’un (« ce qui a fait l’homme ce qu’il est, c’est le péché originel », p. 145). Mais au-delà des marqueurs d’époque et de son statut d’homme d’Église – Lévesque est père dominicain –, ce qui frappe le lecteur, c’est plutôt la détermination et l’enthousiasme de cet homme à infléchir le cours de l’histoire, à affranchir les Canadiens français de la domination économique dans laquelle les maintient la finance anglaise, sans pour autant les faire tomber sous le joug de la cupidité. Alors que l’Église catholique et au premier chef ses papes multiplient les condamnations du communisme et du socialisme, notre pédagogue s’autorise de formules à la fois provocatrices et nuancées comme le « communisme du droit de propriété » pour dire que, l’humanité étant propriétaire de la Création, tout homme a droit à la propriété matérielle (5e leçon), ou encore le « communisme moral » pour désigner le fait que la fin de toute activité économique doit être le bien commun matériel des citoyens ou la « jouissance pour tous » (8e leçon). Chez lui, la coopération est avant tout une philosophie : une intelligence du social et un souci permanent de justice sociale. Le bien commun est sacré, et la coopération le meilleur moyen de le préserver, de l’honorer, de le nourrir. Cela dit, Lévesque traite abondamment des aspects proprement économiques de la coopération (production-distribution-consommation) et s’attache en quelque sorte à réinscrire l’économique dans le social. C’est en ce sens que les auteurs parlent de premières élaborations du modèle économique québécois.

Le savant appareillage de notes préparé par Simard et Allard donne à l’ouvrage une profondeur qui autrement pourrait lui faire défaut. Les notes font, en effet, dialoguer la pensée de Lévesque avec les encycliques (surtout Quadragesimo Anno), Aristote ou plus souvent Thomas d’Aquin, mais aussi avec d’autres auteurs, Gide, Thiers, Claudel, Spicq, etc. et elles établissent des liens pertinents avec d’autres pratiques coopératives (par exemple de Rochdale) ou retracent les sources qui ont inspiré l’idée alors discutée par Lévesque. Elles contiennent ainsi une mine d’informations pertinentes, mais ne retiendront peut-être pas le lecteur pressé de suivre le déroulement de la « révolution coopérative ». Celui-ci ne saurait cependant faire l’économie de l’excellente introduction qui explique le contexte sociohistorique du milieu coopératif émergent, dessine la carte intellectuelle des influences qui ont agi sur la pensée de Lévesque, et démontre ensuite toute l’originalité de celle-ci : un condensé brillant de la pensée sociale au fondement de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval et un chapitre inédit de la mise en place de la pensée coopérative.

Il y a aujourd’hui plus de 3 300 entreprises coopératives et mutualistes au Québec. Gageons que peu d’entre elles savent ce que leur existence doit au père Lévesque, de même que ce dernier, s’il vivait encore, serait fort surpris de l’ampleur prise par le mouvement qu’il a très largement contribué à organiser.