Comptes rendus

James P. Bickerton, Stephen Brooks et Alain-G. Gagnon, Six penseurs en quête de liberté, d’égalité et de communauté. Grant, Innis, Laurendeau, Rioux, Taylor et Trudeau, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2003, 188 p.[Record]

  • Marc Chevrier

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  • Marc Chevrier
    Département de science politique,
    Université du Québec à Montréal.

De prime abord, le défi est audacieux : rassembler dans un même livre la pensée de deux Canadiens anglais et de quatre Québécois qui semblent avoir exercé une influence déterminante au Canada au cours des quelque quarante dernières années, soit l’espace de deux générations. En effet, beaucoup de choses séparent un tory mystique comme George Grant d’un souverainiste marxiste comme Marcel Rioux. C’est le mérite des trois auteurs de ce livre que d’avoir rapproché des pensées en apparence irréductiblement différentes les unes des autres en sautant les barrières de la langue, des appartenances idéologiques et des disciplines. On peut certes reprocher aux auteurs d’avoir fait la part belle à la pensée québécoise, qui remporte quatre illustres représentants. Pourquoi n’y avoir pas inclus McLuhan par exemple ? Le choix des auteurs se défend toutefois dès lors que l’on admet qu’il leur importait de réunir les contributions des intellectuels canadiens qui ont marqué le cours de choses et travaillé sur les thèmes classiques de la vie politique, soit la liberté, l’égalité et la communauté. L’exercice auquel les auteurs se sont prêtés ne se veut donc pas une synthèse de l’ensemble de l’oeuvre de ces six intellectuels, ni une analyse critique de chacun d’eux. Le projet de cet ouvrage est né de la volonté de Bickerton, Gagnon et Brooks de prendre « les auteurs canadiens au sérieux » et de dissiper la fâcheuse impression que le Canada serait un pays où les grandes idées et les conflits idéologiques brilleraient par leur absence. C’est là une impression qu’André Siegfried conforta dans les observations qu’il fit sur le pays au début du XXe siècle et que la gauche canadienne a par la suite voulu théoriser en attribuant cette absence à la volonté délibérée des dirigeants politiques canadiens d’éviter que la politique n’engendrât des conflits de classe. Bien que les trois auteurs reconnaissent que la politique canadienne, par son pragmatisme, son insistance sur la médiation assurée par les partis et ses moeurs empreintes de népotisme, ne prédispose pas toujours aux débats d’idées, ils estiment néanmoins qu’il y a eu au Canada d’autres conflits que ceux de classe qui ont suscité une réflexion originale. Longtemps un importateur d’idées et un exportateur d’intellectuels, le Canada, fort de ses Ignatieff, Taylor et Kymlicka, adoubés par le monde intellectuel anglophone, serait sorti de son adolescence et aurait produit des idées « grandioses ». La structure de l’ouvrage est relativement simple : après un chapitre d’introduction aux intellectuels et à la vie politique au Canada, les auteurs consacrent un chapitre à chacune des six figures, puis font une récapitulation dans un chapitre final. La présentation de l’économie politique radicale de Innis, figure emblématique des sciences sociales au Canada, constitue d’emblée la contribution la plus originale de l’ouvrage, qui fait découvrir un auteur plutôt méconnu dans le monde francophone. Historien qui a oeuvré à l’Université de Toronto de 1920 à 1952, Innis n’est pas à proprement dit un philosophe ou un théoricien de la politique. Sa théorie des « ressources premières », qui tente d’élucider les rapports entre dépendance et développement, entre empire et colonie et entre nationalisme et régionalisme, lui a toutefois valu d’exercer une influence durable sur plusieurs disciplines et d’être le créateur, à lui seul, de l’école de Toronto. En matière politique, Innis fut un libéral dans la grande tradition whig qui avait en horreur les monopoles de toutes sortes, en particulier les monopoles du savoir contrôlés grâce à la technologie. La modernité, selon Innis, était loin de dessiner un horizon de progrès sans faille. Pour contrecarrer les déséquilibres et les crises qu’elle avait engendrés, il se fit …