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Le conflit étudiant du printemps 2012 a tenu les médias québécois en haleine pendant des mois. Dans son bilan de la couverture médiatique de l’année, publié en décembre, la firme Influence Communication (2012a) écrit de la crise qu’elle a été la nouvelle « la plus longue et la plus intense de l’histoire moderne des médias québécois ». Peut-être bien, mais encore faudrait-il savoir ce que l’on définit comme « l’histoire moderne » des médias. D’autres événements ont aussi eu une couverture « intense » en leur temps. La Crise d’Octobre, en 1970, et celle d’Oka, en 1990, en constituent deux exemples, mais il n’y avait, à l’époque, ni réseaux de télévision d’information en continu, comme RDI et LCN, ni Internet pour en transmettre les péripéties en direct pendant des heures. C’est donc ce contexte et la durée de la crise – qui s’étala sur plus de quatre mois, de la mi-février à l’été 2012, où elle s’essouffla – qui expliquent l’importance de la couverture. Influence Communication (2012a) a noté que certaines journées, « les chaînes LCN et RDI ont consacré au dossier plus de 50 % de leur temps d’antenne ». C’est à peine croyable. Les chaînes de télévision généralistes n’ont pas été en reste. Du 4 mai au 23 juin 2012, le Téléjournal de Radio-Canada et TVA Nouvelles ont accordé 33 % et 36 % respectivement du contenu de leur bulletin de nouvelles de fin de soirée à la crise étudiante (Données du Centre d’études sur les média [CEM], 2012).

La crise a tenu en haleine non seulement les médias, mais aussi les citoyens. Lors des temps les plus chauds de ce long conflit, les émissions spéciales des chaînes d’information en continu, notamment à RDI, ont atteint, parfois tard en soirée, des taux d’écoute étonnants, dépassant souvent le seuil des 100 000 téléspectateurs. Les débats entourant le projet de loi spéciale[2] visant à encadrer de façon stricte le droit de manifester et les manifestations houleuses qui ont suivi son adoption ont été particulièrement suivis. Le 20 mai, lors d’une fin de semaine notoirement agitée, plus de 230 000 personnes regardaient la couverture en direct d’une manifestation à RDI entre 22 h 30 et 23 h 30. De façon plus large, la moyenne cumulée des auditoires de fin de soirée (entre 22 h 30 et 23 h 30) sur RDI et LCN en mai 2012, lors des manifestations, est de 109 800. À l’automne 2012, en période plus normale, la moyenne, aux mêmes heures, était de 28 200. Cela donne une idée de l’intérêt suscité par la crise et les manifestations nocturnes (données fournies par Cossette Média en 2013).

Bref, les Québécois ont été informés, pour ne pas dire surinformés sur le conflit étudiant. Faut-il en déduire qu’ils ont été bien informés ? C’est la question que pose cet article. En effet, à l’heure de l’information immédiate et de l’opinion omniprésente, rien n’est moins certain. Les citoyens peuvent bien avoir tout vu, tout entendu, mais il n’est pas garanti qu’ils aient tout compris.

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Des critiques nombreuses

Les citoyens ont aussi vécu cette crise de façon passionnée et les médias ont été la cible de bien des attaques. Au gré des opinions et des préjugés, les médias ont été considérés trop critiques soit envers les étudiants soit envers le gouvernement, les tenants de la hausse des frais de scolarité trouvant volontiers tel animateur ou animatrice complaisant envers les chefs étudiants interrogés, les étudiants trouvant au contraire les propos de tel chroniqueur odieux. À Radio-Canada, l’ombudsman Pierre Tourangeau a reçu 341 plaintes portant sur la couverture de la crise, des plaintes partagées entre ceux qui considéraient que la Société avait fait preuve de partialité en faveur des étudiants et ceux qui croyaient qu’elle avait pris parti contre eux. Ce nombre est considérable, puisqu’il s’agit de plaintes individuelles ne faisant pas partie d’une chaîne organisée de plaintes reprenant toutes le même message. À titre de comparaison, l’ombudsman reçoit habituellement une soixantaine de plaintes individuelles lors d’une campagne électorale. Pierre Tourangeau dit ne jamais avoir vu autant d’émotivité depuis le référendum de 1995 : « Le ton des plaintes était la plupart du temps virulent, les auditeurs réagissaient avec leurs tripes et voyaient tous la couverture par leur bout de la lorgnette »[3]. L’ombudsman n’a toutefois retenu aucune des plaintes qu’il a révisées et il conclut que Radio-Canada a fait de la crise une couverture respectant les règles de l’art et les normes journalistiques de la Société[4]. De son côté, le Conseil de presse du Québec a reçu 351 plaintes (un nombre sans précédent, selon le secrétaire général du Conseil, Guy Amyot[5]) qui ont été regroupées en 38 dossiers. Une douzaine de ces dossiers concernent des chroniqueurs du Journal de Montréal ou du Journal de Québec. Vingt et un de ces dossiers ont été jugés non recevables. Le comité des plaintes a rendu 17 décisions, 8 plaintes ont été rejetées, 3 ont été partiellement retenues et 6 ont été retenues (données fournies par le Conseil de presse). Selon Guy Amyot, compte tenu de l’immense couverture accordée à la crise, le nombre de plaintes retenues présente un bilan « raisonnable » et sans « dérapage déontologique » du travail des médias[6].

Des parties au conflit ont aussi manifesté de façon parfois brutale leurs récriminations envers les journalistes. Le journaliste du quotidien Le Devoir affecté à la couverture des médias, Stéphane Baillargeon, rapporte les propos d’un reporter agressé par des manifestants : « On dirait qu’une haine des médias s’est installée. Au début les journalistes de Québecor étaient visés, les reporters de TVA ou du Journal de Montréal se faisaient apostropher. Maintenant, c’est généralisé contre tous les médias » (Baillargeon, 2012a). Des manifestants, mécontents de l’attitude et des commentaires mordants à l’endroit des étudiants du chroniqueur et animateur Richard Martineau (Journal de Montréal et LCN), sont même allés protester devant sa résidence. Certains manifestants (il ne faut pas généraliser) en sont venus à confondre reporters et chroniqueurs et à assimiler, le plus souvent à tort, l’ensemble des journalistes et des médias au pouvoir et au système qu’ils dénonçaient.

Des critiques à nuancer 

Tout au long de la crise, le travail des médias n’a pas échappé à une certaine introspection de la part de plusieurs journalistes ou chroniqueurs. Au quotidien Le Devoir, Stéphane Baillargeon est revenu à plusieurs reprises sur le sujet. Dans une chronique intitulée « Leçon sur les donneurs de leçons », il distingue le travail des reporters de celui des chroniqueurs : « Les premiers font globalement très bien leur travail : ils rapportent. Les seconds, enfin certains d’entre eux, ont passé les 15 dernières semaines à jeter de l’huile sur le feu » (Baillargeon, 2012b). Dans le même texte, il écrit au sujet de quotidiens montréalais :

Au Journal de Montréal on ne lit pratiquement que cette opinion [celle favorisant la hausse des droits de scolarité], parfois enfoncée à coup de matraque textuelle. À La Presse, la balance éditoriale pèse fort à droite avec quelques chroniques pour compenser. Le Devoir présente la situation inverse.

De fait, les médias n’affichent pas l’unanimisme que certains y ont trouvé. Les travaux empiriques réalisés depuis plusieurs mois au CEM confirment plusieurs des observations de Baillargeon et obligent à nuancer les critiques, souvent non fondées, à l’égard des médias.

Les travaux du CEM comportent entre autres une analyse des quotidiens Le Devoir, The Gazette, le Journal de Montréal et La Presse durant l’essentiel de la crise, du 13 février au 23 juin 2012. Cette étude permet de conclure que leurs reporters « rapportent », pour reprendre le mot de Baillargeon, et, de façon générale, sans parti-pris manifeste. Quatre-vingt-deux pour cent des nouvelles, portraits et entrevues publiés par les journaux sont considérés comme « neutres » par rapport aux principaux protagonistes du conflit, c’est-à-dire que le traitement qui est fait par les journalistes ne tend pas à favoriser un acteur aux dépens des autres (CEM, 2012)[7]. Ainsi, si plusieurs ont cru que le Journal de Montréal était en bloc opposé au mouvement contre la hausse et que le quotidien est devenu la bête noire de bien des gens qui appuyaient les étudiants, c’est sans doute en raison de l’opposition virulente de certains de ses chroniqueurs envers ces derniers, puisque les articles de nouvelles n’y sont pas davantage orientés que dans les autres quotidiens[8]. Il faut aussi noter que Le Devoir se distingue des autres journaux par une orientation positive envers le mouvement étudiant dans ses chroniques tout comme en éditorial, et même dans les nouvelles (voir à ce sujet les données de l’annexe).

Dans cette étude du CEM, le fait qu’un article soit considéré comme orienté en faveur de l’une ou l’autre des parties au conflit ne signifie pas que le journaliste a mal fait son travail. En effet, c’est peut être l’événement qu’il rapporte qui a lui-même un effet négatif pour l’un des protagonistes et non pas le traitement qu’il en fait. À cet égard, il est intéressant de constater que trois analystes auxquels les textes les plus orientés ont été soumis pour une lecture approfondie concluent, dans le cas des nouvelles, reportages et entrevues : « que la crise a été globalement assez bien couverte […] avec toutefois une tendance chez certains rédacteurs à pratiquer le mélange des genres, c’est-à-dire à inclure des commentaires personnels et des opinions dans la relation des faits »[9]. Ce phénomène n’est pas propre au conflit étudiant. Dans le cas des chroniques, ils constatent une « forte cristallisation des positions », avec des niveaux d’argumentation inégaux, certains chroniqueurs donnant des chiffres et citant leurs sources, d’autres ayant « parfois recours à des affirmations gratuites » qui « procèdent davantage du coup de gueule que du raisonnement »[10]. Les analystes concluent au sujet des chroniques que la logique du genre est respectée et « [qu’]il n’y a rien de véritablement surprenant ni d’éthiquement condamnable dans le traitement des événements du printemps 2012 »[11].

Somme toute, les travaux du CEM font voir une couverture journalistique acceptable des événements. Certes, certains chroniqueurs ont été féroces envers les étudiants (la palme allant sans doute à Richard Martineau), mais il faut s’attendre à cela dans le cas de textes d’opinion. En fait, ce ne sont pas tant les textes publiés qui posent problème que ceux qui ne l’ont pas été. Les données recueillies par le CEM font en effet voir l’ampleur des problèmes qu’avaient soulignés divers observateurs interrogés par la journaliste de La Presse Nathalie Collard en juin 2012. Ces derniers déploraient l’absence d’enquêtes, de reportages et d’analyses, le trop peu de mise en contexte, de comparaisons et d’éléments historiques (Collard, 2012). À cet égard, le tableau 1, qui détaille la répartition de la couverture du conflit étudiant selon les genres rédactionnels, confirme le peu de place donnée à l’analyse par tous les quotidiens montréalais. L’espace accordé à l’analyse est de seulement 1 % au Journal de Montréal, 2 % à La Presse, 4 % à The Gazette et 7 % au Devoir, qui s’en tire un peu mieux mais à peine (CEM, 2012). Les nouvelles occupent, quant à elles, un peu plus de la moitié (54 %) de la couverture dans les journaux analysés, sauf au Devoir (41 %). Les chroniques abondent au Journal de Montréal et à La Presse. Les lettres occupent un espace étonnamment important au Devoir, et sont aussi nombreuses à The Gazette. Mais l’analyse, le genre qui en principe permet d’offrir au lecteur les clés pour comprendre les dossiers, est partout laissée pour compte. Cette caractéristique commune aux médias étudiés, a-t-elle eu un impact sur la compréhension des raisons et enjeux du conflit par les citoyens ? Et si tel est le cas, quelle aurait dû être la couverture journalistique qui leur aurait permis de mieux comprendre ?

Tableau 1

Répartition de la couverture de la crise étudiante selon les genres rédactionnels, quotidiens payants de Montréal, 13 février au 23 juin 2012

Répartition de la couverture de la crise étudiante selon les genres rédactionnels, quotidiens payants de Montréal, 13 février au 23 juin 2012

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Une couverture manquant de profondeur

The more I read the papers

The less I comprehend

The world and all its capers

And how it all will end

Ira Gershwin, 1938.

« Moi, j’ai tout suivi mais […] je n’ai pas compris le fond du litige ».

Un participant aux groupes de discussion, juin 2012.

Le CEM, en plus de l’analyse des quotidiens et des téléjournaux, a tenu six groupes de discussions avec des citoyens. Les objectifs poursuivis étaient, entre autres, de documenter « à chaud » l’utilisation et le niveau de consommation des médias par les participants sélectionnés, ainsi que leur appréciation de la couverture (Lemieux, 2012)[12].

Bien que ces groupes de discussion n’aient pas la représentativité d’un sondage, ils ont permis de prendre le pouls de citoyens de différents groupes d’âge quant au travail des médias québécois. Comme le montrent les cotes d’écoute élevées des chaînes d’information en continu, les rencontres ont confirmé un engouement pour les médias lors de la crise étudiante. Les participants ont pour la plupart augmenté leur consommation médiatique pendant cette période, comme en témoigne ce commentaire : « Je ne voulais pas en consommer davantage, mais tout le monde en parle autour de moi. Veux, veux pas, tu es entraîné, tu en consommes davantage ».

Cet engouement pour la crise s’est néanmoins érodé au fur et à mesure que le conflit s’étirait. L’accumulation des « mêmes nouvelles », des « mêmes images », a provoqué un sentiment de saturation chez de nombreux répondants, qui voyaient un « décalage de plus en plus marqué entre la couverture effectuée et l’importance réelle des faits de la journée » (Lemieux, 2012). Pour plusieurs, ce sentiment allait de pair avec l’aspect « sensationnaliste » (une expression qui revient fréquemment mais dont la définition pourrait sans doute varier d’un participant à l’autre) de la couverture de nombreux médias qui allongeaient parfois inutilement la sauce.

Bien qu’intéressantes, ces observations ne doivent surtout pas occulter un fait essentiel. Même s’ils étaient largement informés, voire surinformés au point d’en être saturés, de nombreux répondants admettaient toujours ne pas comprendre les enjeux de fond du conflit étudiant, et ce, même s’ils avaient été interrogés trois mois après le début des événements. Si la plupart des répondants connaissaient les faits rapportés par les médias – les multiples manifestations, les violences sporadiques ou les négociations (etc.) –, ils jugeaient les enjeux de fond mal expliqués ; ce constat était, en fait, le « point central de toutes les remarques » (Lemieux, 2012). La série de commentaires suivante illustre bien cette conclusion :

  • Donnez-nous le portrait, prenez le temps, pas 15 secondes sur le coin de la rue.

  • [Il aurait fallu] présenter des faits, mais en profondeur, les deux côtés de la médaille. Pour la question étudiante, comment les votes ont été faits ?

  • [Il aurait fallu] mettre l’accent sur le débat de fond, qu’on ne sait pas vraiment. Mettre moins l’accent sur le sensationnalisme.

  • On peut avoir des chiffres ? Cela coûte combien ? Les journalistes ne poussaient pas la question.

  • Les médias n’ont pas fait d’analyse approfondie sur les offres faites aux étudiants.

  • On ne mettait pas assez en évidence la malhonnêteté des regroupements marginaux, qui effectuaient des votes à outrance pour gagner leur point dans des assemblées.

  • Toujours présenter les deux côtés de la médaille. Pas juste les mauvais coups.

  • Essayer de sortir du [au] jour le jour et retourner à l’historique, revenir sur le débat de société. […] Il y a beaucoup de gens qui ne comprennent pas, ils ne sont pas informés.

  • […] par rapport aux manifs, ils [les médias] sortent juste quand il y a de la casse, de la brutalité policière ; les médias ont mal fait leur travail […].

  • On n’entendait pas […] le déroulement des votes dans une association, quand le quorum, l’explication de cela, le déroulement, on n’en a pas parlé. Pourquoi à Québec les cégeps n’étaient pas en grève et tous ceux de Montréal étaient en grève ?

  • Rechercher […] mettre l’accent sur le débat de fond […].

  • [Il fallait expliquer davantage le] […] fond, le sens du conflit […] cela vend quand même.

  • Oui, faudrait plus de vulgarisation […] moins sensationnel […].

  • Expliquer vraiment mieux les deux points de vue, de long en large […] on a l’impression qu’on n’a pas su vraiment le fond de l’histoire.

  • Faire un débat de fond, quelqu’un qui prend l’entente pis qui l’analyse, point par point, cela coûte tant. Tu fais venir du monde pour commenter cela. Il y aurait plus de stock que juste regarder les manifestations.

  • [Il aurait fallu]) plus d’information sur les impacts financiers; j’aurais aimé que RDI fasse un forum sur ce que cela représente socialement une augmentation, pour la société.

  • Moi, j’ai tout suivi mais […] je n’ai pas compris le fond du litige.

Les observations, dont plusieurs se recoupent, révèlent l’insatisfaction de nombreux répondants quant à la supposée superficialité de la couverture journalistique. Si l’on se fie à ces impressions, la couverture du conflit étudiant offrirait un nouvel exemple de la difficulté des médias à remplir leur rôle en offrant une information complète ; une information qui permette aux citoyens de donner un sens aux événements du jour. Certains prendront ces critiques avec un grain de sel, car en dépit du mécontentement exprimé, ces mêmes répondants ont pour la plupart admis avoir augmenté leur consommation médiatique. En d’autres mots, on dénonce d’une part le trop-plein d’opinions, le sensationnalisme et le manque de profondeur des médias alors qu’au même moment on est rivé au petit écran qui diffuse en boucle les images des manifestations. Ce paradoxe n’a rien de nouveau. Ce n’est pas un hasard si la couverture en direct, les émissions de débat, les chroniques et les blogues se multiplient dans les médias. La recette est bien connue : l’émotion et l’opinion font vendre. Cela dit, la place grandissante de l’opinion dans les médias ne doit pas faire oublier la force des faits. Dans un livre consacré à Robert Park, l’un des personnages historiques de la sociologie américaine, un ancien directeur de la rédaction du quotidien Le Monde, Edwy Plenel, cite ce journaliste devenu sociologue qui écrit : « Ce sont les informations plutôt que les commentaires qui font l’opinion […] un journaliste en possession de faits est un réformateur plus efficace qu’un éditorialiste qui se contente de tonitruer en chaire, aussi éloquent soit-il » (Muhlmann et Plenel, 2008, p. 16).

Qu’aurait-il fallu faire pour mieux faire comprendre les événements ?

Les responsables de médias et les journalistes qui ont tenté de donner un éclairage aux événements en effectuant, par exemple, des analyses comparatives avec d’autres pays, trouveront sévères les commentaires des participants cités plus haut. Certes, il y a eu des efforts pour creuser les questions de fond liées au conflit étudiant, mais manifestement, ces efforts furent insuffisants aux yeux des répondants. Cette conclusion est d’ailleurs partagée par un panel d’experts constitués de 10 intellectuels, choisis par le CEM pour compléter son enquête en raison de leur expérience ou de leurs recherches, de leur indépendance d’esprit et de leur intérêt pour le conflit étudiant et les enjeux qui le sous-tendaient. Ils ont été rencontrés lors de deux tables rondes, en août et en octobre 2012. Les discussions avaient entre autres pour objectif de réfléchir aux questions qui n’avaient pas été abordées, ou qui l’avaient été de manière non satisfaisante par les médias durant la crise étudiante[13]. Nous proposons ici un résumé analytique de certaines de leurs observations[14].

Trop d’opinions, pas assez de contenu

À l’instar des participants aux groupes de discussion, les membres du panel jugent que si les médias ont accordé beaucoup de temps et d’espace au conflit étudiant, ils n’ont pas nécessairement traité du sujet en profondeur. De façon générale, on note que les médias se sont surtout attardés aux aspects les plus spectaculaires du conflit. Les voix des chroniqueurs, commentateurs et blogueurs ont dominé. Selon certains, plusieurs chroniqueurs se sont contentés d’afficher un parti-pris pour ou, le plus souvent, contre les étudiants, ou ont versé dans l’humeur du moment sans mettre les choses en contexte. D’autres jugent que des chroniqueurs semblaient poursuivre un ordre du jour idéologique, en présentant les faits de façon à servir leurs arguments à des fins polémiques plutôt que d’expliquer les enjeux de façon plus juste. L’opinion, en somme, semble avoir eu trop souvent préséance sur la recherche des faits et l’analyse, selon les panélistes. Et si ces derniers ont noté des tentatives louables d’enquête et de mise en perspective des enjeux chez certains médias, on juge que ces analyses n’ont pas été assez nombreuses, comme le montrent les données du CEM, ou pas suffisamment approfondies.

Comment donner un sens aux faits ?

Tout d’abord, selon des membres du panel, il aurait fallu mieux expliquer les origines de la crise. De fait, au Québec, la question des droits de scolarité a été l’objet de désaccords entre les associations étudiantes et les gouvernements depuis les années 1950. Elle a pris une tournure plus dramatique avec le gouvernement libéral ces dernières années, en particulier à partir de la « Deuxième rencontre des partenaires », le 6 décembre 2010. Le gouvernement Charest avait alors convié des représentants des milieux collégiaux et universitaires, des associations étudiantes, des syndicats et du monde des affaires pour discuter du financement des universités. Durant la rencontre, les délégués étudiants présents, ont quitté la salle avec éclat pour signifier leur désaccord quant à la hausse des frais de scolarité envisagée par le gouvernement. Le 17 mars 2011, le budget provincial a été déposé. II prévoyait une hausse des frais de scolarité de 325 $ par année sur cinq ans à partir de l’automne 2012. Des panélistes ont noté qu’entre le dépôt du budget en 2011 et le début du conflit le 13 février 2012, peu de reportages ont fait état de l’évolution de la situation au sein du mouvement étudiant. S’il y avait eu plus de journalistes/chroniqueurs spécialisés en éducation disposant du temps requis pour suivre de près les événements (ce qu’on appelle un beat dans le milieu), les médias auraient constaté que quelque chose se tramait. En journalisme, la capacité d’anticipation des événements est primordiale[15]. 

Selon d’autres panélistes, il aurait aussi fallu mieux expliquer le fonctionnement de la démocratie étudiante. Les médias ont mis l’accent sur les trois dirigeants étudiants les plus connus (ceux de la Coalition large de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (CLASSE), de la Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ) et de la Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ). Des portraits leur ont été consacrés, mais des panélistes y ont décelé un ton un peu complaisant. Certes, la personnalité des dirigeants étudiants a été mise de l’avant, mais on a peu discuté de leurs réseaux et de leurs influences idéologiques. Plutôt que de mettre l’accent sur la personnalité des chefs étudiants, les médias auraient dû s’intéresser davantage aux associations qu’ils représentaient, à leur financement, aux dissensions et conflits au sein de ces associations. Il aurait été aussi nécessaire de mieux comprendre les relations que les associations entretenaient entre elles, et ce, même si les médias ont fait état des tensions entre la FECQ et la CLASSE et de la médiation jouée par la FEUQ dans le dossier.

Le financement et la gestion des universités

Ces deux enjeux, devenus centraux durant le conflit étudiant, et qu’on ne peut dissocier du débat sur les frais de scolarité, n’ont pas été suffisamment décortiqués par les médias selon les membres du panel. D’une part, la situation financière des universités n’a pas été assez fouillée. Les universités sont-elles ou non sous-financées ? Quels sont les critères objectifs pour évaluer cette question ? Comment comparer la situation du Québec avec celle des autres provinces canadiennes ? Il est plutôt étonnant qu’après des mois de discussions, le débat soit toujours aussi vif et qu’on ne s’entende pas sur le niveau de sous-financement, voire même, selon certains, sur son existence. D’autre part, les panélistes jugent que les médias ont également peu cherché à savoir si l’argent obtenu par les universités grâce à la hausse des droits allait être alloué à l’enseignement et à la recherche (en embauchant des professeurs et des chercheurs) plutôt qu’à des dépenses d’administration.

Les médias auraient dû creuser davantage la question de la gouvernance universitaire pour informer les citoyens sur la façon dont se prennent les décisions (par exemple, selon quelles règles et quels critères sont nommés les membres des conseils d’administration), sur le devoir de transparence et d’imputabilité des institutions. Les médias auraient pu également aborder plus en profondeur les questions portant sur l’évaluation des universités. Certains panélistes estiment aussi que les médias n’ont pas suffisamment examiné les enjeux liés à la concurrence entre universités et à la délocalisation des campus, un dossier souvent évoqué mais rarement approfondi. Et, nous faut-il ajouter : comment aborder toutes ces questions délicates dans le respect de la liberté universitaire, bien absente de tous les débats dans les médias.

Par ailleurs, on a souvent parlé du phénomène de commercialisation des universités durant le conflit étudiant. Des représentants du milieu étudiant ont notamment décrié les dons d’entreprises privées à des facultés, et le fait que l’on puisse voir des chaires ou même des bâtiments du nom de ces sociétés. Ce rapprochement entre l’entreprise privée et le monde universitaire est lié à la pression grandissante subie par les universités, qui doivent démontrer l’utilité de leurs recherches pour la société[16]. Ce rapprochement a été encouragé par les gouvernements fédéral et provincial, entre autres avec la création en 1997 de la Fondation canadienne pour l’innovation qui a investi des sommes substantielles dans les universités pour encourager la recherche et appuyer l’innovation dans le secteur privé. Depuis une vingtaine d’années, les universités canadiennes et québécoises se sont dotées d’entités administratives pour favoriser les partenariats avec les secteurs public et privé et commercialiser la recherche (expertise, brevets, etc.). Cet aspect du milieu universitaire est peu connu du grand public. Certains participants ont exprimé des inquiétudes quant à l’assujettissement perçu de l’université à la culture entrepreneuriale, et ce, sur tous les plans. Les médias auraient pu s’attarder davantage à cette réalité.

Plusieurs panélistes notent que les médias ont trop souvent relayé le discours des parties au conflit sans contre-vérifier. Par exemple, les chefs étudiants et les policiers ont souvent affirmé que les violences lors des manifestations étaient causées par des casseurs. Selon les participants, les médias ont fréquemment relayé ce discours sans chercher à faire la lumière sur l’identité des fauteurs de trouble. Il a fallu des incidents plus sérieux, notamment lorsque le métro a été paralysé par des engins fumigènes, pour que des journalistes s’intéressent aux liens de certains militants avec des groupuscules radicaux comme Force étudiante critique.

Enfin, les questions de l’endettement étudiant et de l’équité intergénérationnelle n’ont pas été suffisamment expliquées selon certains panélistes. Cette réalité a été mise de l’avant par les associations étudiantes durant le conflit pour réclamer un gel des frais de scolarité et une plus grande équité intergénérationnelle. Or de nombreux travaux, dont certains de Statistique Canada, illustrent combien le ratio d’endettement des jeunes est plus élevé aujourd’hui qu’il ne l’était il y a deux décennies. À l’opposé de ce point de vue, un participant a souligné qu’il faut mettre en perspective cette question de l’endettement étudiant. Il a rappelé que l’endettement n’est pas une caractéristique qui afflige seulement les nouveaux diplômés : les vieux comme les jeunes sont plus endettés qu’il y a 20 ans. De plus, la portée de cet endettement accru doit être relativisée si on tient compte du fait que, depuis trois décennies, les taux d’intérêt ont été coupés en trois tandis que le poids de la dette, lui, a doublé (or, la probabilité est forte que les taux d’intérêt mondiaux restent bas encore pour une ou deux décennies). Les médias auraient pu analyser ces enjeux, notamment pour illustrer le fardeau réel qui pèse sur les générations présentes et futures quant au paiement des services publics et de la dette. Enfin, selon certains panélistes, si on s’était davantage intéressé aux travaux scientifiques portant sur les jeunes, travaux réalisés depuis plusieurs années, on se serait rendu compte que la crise étudiante ne se résume pas seulement à la hausse des frais de scolarité, mais que le malaise chez la jeunesse québécoise est beaucoup plus profond.

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Quelques constats et pistes de solutions

Les divers travaux du CEM dressent un bilan contrasté de la couverture de la crise étudiante. L’analyse de ce qui a été diffusé ou publié montre un traitement journalistique généralement conforme aux canons du métier. Il y a bien certains chroniqueurs qui racontent parfois n’importe quoi, mais la liberté de presse et d’opinion est à ce prix. C’est ce qui n’a pas été publié, il faut le répéter, qui pose problème. À cet égard, les citoyens interrogés et les intellectuels que nous avons réunis dressent un constat souvent désolant de la couverture journalistique.

Comment expliquer que les médias, qui ont consacré tant d’énergie à la couverture du conflit, ne soient pas arrivés à en faire comprendre les enjeux de façon convenable ? Si les faits bruts (les manifestations, le grabuge, les négociations, dont on a parlé à satiété) sont bien connus, les participants aux groupes de discussion sont quasi unanimes à dire qu’on ne leur a pas expliqué « le fond du conflit ». À qui la faute ? Aux médias qui n’ont pas donné aux journalistes les ressources et le temps nécessaires pour décortiquer un dossier complexe ? Aux journalistes incapables ou peu intéressés à expliquer des questions difficiles ? Ou alors au public et aux experts, dont les attentes seraient trop grandes ?

Ce problème n’est pas nouveau, ni limité à la crise étudiante ou au Québec. Il est toujours plus simple de montrer des manifestants que d’expliquer les tenants et aboutissants des dossiers qui engendrent les manifestations. Diffuser des images d’émeutes dans les rues d’Athènes est plus facile et attirera sans doute plus de spectateurs que d’expliquer les causes de la situation financière catastrophique de la Grèce ou d’exposer les mesures d’austérité imposées au pays par les bailleurs de fonds pour faire face à la crise, mesures qui provoquent le mécontentement de la population et engendrent les manifestations. Des journalistes rétorqueront que les pages économiques des quotidiens ont fourni toutes ces explications. Peut-être, mais n’oublions pas que c’est d’abord à la télévision que les gens s’informent, comme de nombreux sondages l’ont montré par le passé, et l’action et les images de manifestations font – hélas ! – de la meilleure télévision que les idées et les exposés économiques.

La responsabilité sociale des médias

Il n’en demeure pas moins qu’il appartient aux médias de permettre aux citoyens de mieux comprendre les débats publics. Il y a plus de 65 ans, aux États-Unis, les membres de la fameuse Commission Hutchins, du nom de son président, avaient d’ailleurs posé ce constat : « Today, our society needs, first, a truthful, comprehensive and intelligent account of the day’s events in a context which gives them meaning »[17] (Commission on Freedom of the Press, 1947, p. 20). La commission Hutchins avait été créée en 1942 par l’éditeur des magazines Time et Life à un moment où la presse américaine était fortement critiquée pour son sensationnalisme, son commercialisme et ses tendances monopolistiques (McQuail, 2005). Ainsi, c’est la commission Hutchins qui a consacré la notion de « responsabilité sociale de la presse », une notion par la suite théorisée par Siebert, Peterson et Schramm (1956) dans leur classique (critiqué depuis) Four Theories of the Press (Merrill, 1974). Pour les tenants de la théorie de la responsabilité sociale de la presse, qui est devenue l’une des grandes traditions normatives des médias, la propriété d’un média implique une certaine responsabilité morale compte tenu de l’influence de la presse en société (Christianset al., 2009). Les médias ont en ce sens des « obligations » à l’égard du public. Ils ne sont pas uniquement des entreprises commerciales, mais aussi des institutions sociales au service de la population et de la démocratie (Hallin et Mancini, 2004).

Dans leur ouvrage The Elements of Journalism, Kovach et Rosenstiel (2001) tiennent des propos faisant écho à la commission Hutchins et à la théorie de la responsabilité sociale. À la question « What is journalism for ? » les auteurs répondent : « The primary purpose of journalism is to provide citizens with the information they need to be free and self-governing » (p. 17)[18]. Ainsi, au coeur de cette philosophie du journalisme, il y a cette visée, émancipatrice, d’aller au-delà du seul compte rendu de l’actualité du jour pour aider les citoyens à donner un sens à l’information, à s’affranchir des préjugés ambiants et des manipulations, à devenir plus autonomes et critiques. Là pourrait être la planche de salut de certains médias, des quotidiens en particulier, ébranlés par Internet, la multiplication des sources d’information et les changements dans les habitudes de consommation de l’information. C’est en tout cas ce que voulait faire au quotidien français Le Monde Éric Fottorino, directeur de la rédaction puis directeur du journal de 2007 à 2011. Dans son ouvrage Mon tour du « Monde » (Fottorino, 2012), il propose des pistes de réflexion stimulantes sur le journalisme de fond, ou de réflexion, à l’ère de l’information instantanée. Il défend la nécessité de « fournir des clés de compréhension d’une actualité toujours plus complexe » (p. 326), de décortiquer cette complexité pour aider le lecteur à se construire sa propre opinion, et de ne pas tout traiter mais traiter en profondeur l’essentiel, que l’on a choisi. N’est-ce pas ce que souhaitent les participants aux groupes de discussion et les experts que nous avons consultés ?

Ce travail journalistique dont parle Fottorino passe avant tout par les reportages, les enquêtes, les dossiers et les analyses. En ce sens, la série d’articles consacrée à l’enseignement supérieur par le quotidien torontois The Globe and Mail au mois d’octobre 2012 constitue un bel exemple de ce que les médias québécois auraient pu faire lors de la crise étudiante afin d’échapper au seul carcan de la nouvelle du jour, offrant alors des pistes de réflexion plus larges. En creusant une foule d’enjeux clés, allant du financement de l’enseignement supérieur à son accessibilité en passant par ses liens avec le secteur privé et le marché de l’emploi, l’université en ligne et l’internationalisation, le Globe and Mail a voulu permettre une réflexion d’ensemble sur l’avenir, si ce n’est sur l’avènement d’un nouveau modèle d’éducation postsecondaire. Et le quotidien n’a pas lésiné sur les moyens, comme en font foi les multiples articles, portraits et entrevues, les graphiques interactifs, les reportages multimédias et les témoignages vidéo d’étudiants, de professeurs et d’experts des quatre coins du Canada (TheGlobe and Mail, 2012). Il aurait été utile que les médias québécois fassent de même durant le conflit étudiant, car c’est à Montréal et non à Toronto que l’avenir de l’enseignement supérieur se posait alors avec le plus d’acuité.

Il faut reconnaître que de nombreux médias québécois ont davantage creusé le dossier à la fin de l’année 2012 et au début de l’année 2013, dans la foulée des rencontres préparatoires au Sommet sur l’enseignement supérieur qui a eu lieu les 25 et 26 février 2013. Mais ces reportages se sont faits sous l’impulsion d’un ordre du jour politique, mis en oeuvre par le nouveau gouvernement. La couverture journalistique était donc en mode réactif, comme trop souvent, à la remorque des informations (ou des « fuites », parfois calculées) fournies par les participants aux rencontres préparatoires.

Des causes multiples

À qui la faute, disions-nous ? Quand il s’agit de trouver un coupable, on a vite tendance à pointer les propriétaires du doigt. Les enquêtes, les dossiers fouillés coûtent cher et rapportent moins, entend-on souvent dire, qu’une couverture événementielle teintée d’action et d’émotion. « If it bleeds, it leads », la formule est connue. Mais les patrons de presse doivent aussi s’assurer de la viabilité financière de leur entreprise, dont les revenus ne sont plus ce qu’ils ont déjà été, et ils n’arrivent souvent à maintenir la rentabilité qu’à force de compressions importantes. Certains médias n’hésitent pourtant pas à fournir l’effort nécessaire pour creuser certains dossiers. Les enquêtes journalistiques et les révélations sur la corruption au Québec depuis quelques années en sont un exemple éloquent. Sans le travail soutenu de ces médias, la Commission Charbonneau n’aurait jamais vu le jour. Pourquoi ne pas l’avoir fait dans le cas du conflit étudiant ?

Il est vrai que l’étroitesse du marché québécois rend difficile l’existence d’un quality paper, selon l’expression consacrée, qui puisse compter sur suffisamment de citoyens intéressés par les affaires publiques pour assumer les coûts de dossiers comme ceux qu’a réalisés le Globe and Mail sur l’enseignement universitaire. Le Devoir voudrait sans doute le faire mais n’en a pas les moyens. Dans ce contexte, il y a certainement un rôle particulier à jouer pour la radiotélévision publique, dont la mission est non seulement de renseigner, mais aussi d’éclairer les citoyens (Loi sur la radiodiffusion, 1991). Une mission qui rejoint l’esprit d’Hutchins et la tradition de la responsabilité sociale de la presse. Radio-Canada a-t-elle joué ce rôle pendant le conflit étudiant ?

Les experts réunis par le CEM ont jugé que Radio-Canada n’avait pas assez fait pour décortiquer le conflit, ses tenants et aboutissants. Ces critiques sont-elles fondées ? Des données compilées par le CEM montrent que le télédiffuseur public a déployé, au-delà des nombreuses heures consacrées à la diffusion en direct des manifestations et dont certains contestent la pertinence[19], des efforts importants pour tenter d’éclairer les enjeux[20]. À titre d’exemple, 24 h en 60 minutes, une émission quotidienne animée par Anne-Marie Dussault sur les ondes de RDI, a consacré 65 % de son temps d’antenne au conflit étudiant pour la période du 4 mai au 23 juin. Il s’agit d’un effort énorme et soutenu pour une petite équipe, composée d’une animatrice et de quelques recherchistes. De même, le télédiffuseur public a réalisé, le 25 mai 2012, une émission spéciale de deux heures intitulée « Sortie de crise » et diffusée simultanément sur la première chaîne de Radio-Canada et sur RDI. Cette émission a offert un regard historique sur les relations entre l’État québécois et les étudiants, ainsi que des comparaisons avec l’étranger sur la question des frais de scolarité. Des panélistes ont toutefois jugé que cela venait bien tard.

La pratique accélérée de l’information

Plusieurs facteurs peuvent expliquer la difficulté pour les médias de donner un sens aux événements de l’actualité. Mais s’il est une raison qui contribue à cette situation, c’est bien le rythme accéléré que l’industrie médiatique impose à ses artisans depuis quelques années, et auquel Radio-Canada n’échappe pas. Pressés par les multiples échéances et la nécessité d’alimenter les nombreuses plateformes (télé, radio, web, blogue, Twitter, etc.), les reporters ont de moins en moins de temps pour analyser et contre-vérifier les informations qui leur sont transmises. Voilà une situation pour le moins préoccupante, selon le professeur et ex-chef du Parti libéral du Canada, Michael Ignatieff. Lors d’une conférence tenue à Edmonton en novembre 2012, il a fait part de son incrédulité devant les exigences de production imposées aux journalistes qui suivaient sa campagne lors de l’élection fédérale de 2011. Les reporters, se rappelait-il, publiaient jusqu’à six histoires/articles quotidiennement sur cinq plateformes différentes. « This is an absolute recipe for cretinism[21] », déplorait-il, en ajoutant que ces nouvelles technologies abrutissaient les reporters, qui avaient besoin de plus de temps pour faire leur travail efficacement (Ignatieff, 2012).

La comparaison entre deux sondages, l’un réalisé en 1996 par Pritchard et Sauvageau (1999), alors que la télévision en continu démarrait à peine, l’autre en 2007 par Bernier (2008), alors que les sites internet et autres plateformes se multipliaient, montre des variations dans l’importance que les journalistes accordent à diverses fonctions de leur métier (Pritchard et Bernier, 2010). En 2007, les journalistes accordent moins de valeur à la rapidité dans la transmission de l’information, alors qu’ils en attribuent davantage à l’analyse et à l’interprétation des enjeux difficiles (la mise en contexte des événements du jour). Ce pourrait être une conséquence, croient Pritchard et Bernier (2010), du fait qu’ils trouvent peu de satisfaction professionnelle à produire à la hâte pour les diverses plateformes de leurs médias. Les commentaires suivants, tirés d’une consultation de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) auprès des journalistes, illustrent le malaise que crée chez certains cette course effrénée : « La folie du direct tue le métier », « Le journalisme commence à ressembler plus à un travail à la chaîne qu’à un travail intellectuel » (FPJQ, 2010). Mais il n’y a pas non plus d’unanimité chez les journalistes quand il s’agit de la « qualité » du journalisme, certains s’accommodant fort bien de sa pratique actuelle (Marcotte, 2008).

Au-delà du rythme de production accéléré, les formats et pratiques du journalisme n’aident pas à l’explication et à la compréhension des enjeux compliqués. Qu’est-ce qu’une nouvelle ? Ce qui est nouveau, ce qui mérite d’être connu. Les journalistes partageant tous cette conception et, utilisant tous les mêmes techniques de collecte et de rédaction des informations, il n’est pas étonnant que les nouvelles se ressemblent d’un média à l’autre. Chantal Francoeur (2012) explique en quoi ce « formatage » a laissé dans l’ombre certains enjeux de fond durant le conflit étudiant. Ainsi, illustre-t-elle, revendiquer un débat sur les inégalités sociales n’est pas, selon le formatage journalistique traditionnel, une « nouvelle ». Certes, on peut toujours manifester et faire du bruit pour réclamer le débat, comme l’ont fait les étudiants, mais c’est la manifestation qui occupera tout l’espace et occultera les raisons de la manifestation et le débat réclamé : « La manifestation correspond à la définition journalistique de ce qu’est une nouvelle, mais pas le débat de société » (Francoeur, 2012). Les idées font difficilement la nouvelle, surtout à la télévision.

Le « formatage » ne se limite pas à la définition de la nouvelle. Tous les procédés journalistiques sont « standardisés », « routinisés », selon les termes utilisés par les chercheurs, notamment Gaye Tuchman (1978), qui ont travaillé sur ces questions[22]. Cette standardisation va du choix des sources à la présentation des faits (le pour et le contre), à la sélection et au montage des images pour la télévision. Or, le journalisme ne devrait plus simplement se limiter à rapporter les points de vue des uns et des autres ou à inviter en débat, à la télévision, quelqu’un qui dit noir et quelqu’un d’autre qui dit blanc. Le public n’en est souvent que plus confus. Pour répondre aux questions complexes que soulevait le conflit étudiant, et que posent de nombreux autres dossiers importants, les journalistes ne doivent plus se satisfaire de ce que leur racontent les parties au conflit. Ils doivent faire enquête et offrir eux-mêmes des réponses aux questions de fond. Mais cela exige du temps, des ressources et des journalistes spécialisés et compétents.

Et les citoyens ?

À qui la faute, donc ? Aux médias en quête de revenus accrus ? Aux journalistes et à leurs pratiques formatées ? Et les citoyens dans tout ça ? N’ont-ils pas, eux aussi, une responsabilité lorsque vient le temps de s’informer ? Comme le soulignent Kovach et Rosenstiel dans une édition révisée de leur ouvrage de 2001 : « We as citizens have an obligation to approach the news with open minds, willing to accept new facts and examine new points of view as they are presented »[23] (Kovach et Rosenstiel, 2007, p. 252). Il est toutefois plus tentant de lire un chroniqueur dont on partage les opinions qu’une analyse ou les résultats d’une enquête dont l’auteur nous invite à remettre en question certaines de nos convictions ou de nos préjugés. De même, on peut bien affirmer vouloir être mieux informé sur les questions de fond, comme l’ont fait les participants aux groupes de discussion menés par le CEM, des documentaires télévisés cherchant à décortiquer les enjeux de l’éducation supérieure au Québec auraient-ils eu l’écoute qu’a obtenue certains soirs la diffusion en direct des manifestations ? Ce n’est pas si certain. Ce paradoxe, le journaliste Nicolas Langelier, lui-même artisan d’un journalisme approfondi, l’a bien exprimé en expliquant son comportement pendant le conflit étudiant, confessant avoir passé une « part démesurée » de ses journées à « faire la ronde des sources d’information » : « Le soir, je reste trop tard devant la télé à regarder les manifestations nocturnes qui dégénèrent, les charges de la police […]. Et pourtant je suis fasciné par les images d’affrontements, j’en veux toujours plus, et c’est pourquoi je reste si tard à aller et venir entre RDI et LCN – un ami appelle ça de la riot porn » (Langelier, 2012, p. 40).

Le spectaculaire demeurera toujours un vecteur important de consommation médiatique. Néanmoins, il demeure que des citoyens souhaitent être informés davantage, ne pas se limiter à tout voir et à tout entendre, et qu’ils souhaitent aussi comprendre les événements. Et ces citoyens doivent pouvoir trouver l’information qu’ils cherchent. En cas de défaillances du marché, l’État et le service public doivent suppléer. L’information sur les affaires publiques et les dossiers de fond, essentielle à la démocratie, doit exister. Il importe donc aux médias, privés ou publics, de l’offrir ; aux journalistes, de la présenter de façon accessible et compréhensible, même si les dossiers sont complexes ; et aux citoyens, de s’y intéresser. Ce n’est peut-être pas pour demain, mais il ne faut jamais désespérer !