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Tour à tour ministre de l’Intérieur, de l’Agriculture, des Affaires étrangères et, enfin, Premier ministre de la Belgique, Hubert Pierlot (1883-1963) fut l’une des plus importantes figures politiques de son époque (Van Den Dungen, 2010). Cependant, en 1910, au moment où il prépare le voyage d’un mois et demi qui le mènera au Canada et aux États-Unis afin de parachever son travail de fin d’études et d’assister au Congrès eucharistique international organisé cette année-là à Montréal, Pierlot n’est pas encore une personnalité publique. Âgé d’à peine 27 ans, il termine des études de Droit et de Science politique. L’impression qu’il gardera de son séjour n’en est que plus intéressante car elle permet de prendre la mesure des attentes d’un jeune notable européen, de la fin du long 19e siècle, issu de la bourgeoisie de province catholique et éduqué par les jésuites. Elle offre aussi l’occasion d’étudier l’effet que pouvait produire, sur des intellectuels qui participaient à une certaine mouvance catholique de droite, la « découverte » de Canadiens français qui, selon un trope remontant au moins aux écrits d’Edme Rameau de Saint-Père (Trépanier, 2006), auraient su préserver au milieu d’un continent hostile leur double identité patriotique et religieuse[2]. C’est ainsi qu’en suivant, principalement, la correspondance que Pierlot entretient assidûment avec sa mère[3], il est possible de reconstituer les images à ses yeux les plus marquantes du pays et de ses habitants et, de manière plus générale, de saisir le regard porté sur les hommes et les choses pendant son séjour outre-Atlantique. Car si, jusqu’à un certain point, Pierlot voyait dans le Canada français un modèle, ce n’était jamais que dans la mesure où ce modèle confirmait les « archétypes » du voyageur et le renvoyait en quelque sorte à lui-même[4]. Il se distingue néanmoins d’autres voyageurs de son temps sur un point capital qui singularise son témoignage : le Canada est sa destination première et principale, au contraire de la plupart des Belges alors en villégiature en Amérique du Nord qui privilégient les États-Unis.

La traversée

Se déroulant de début septembre à la mi-octobre 1910, le voyage outre-mer de Pierlot a pour objectif immédiat l’étude de la législation scolaire du Québec, sujet de son travail de fin d’études publié en volume l’année suivante dans la collection de l’École des Sciences politiques et sociales de l’Université de Louvain (Pierlot, 1911). Mais, en vérité, ce périple studieux sert d’abord de prétexte[5] pour participer au Congrès eucharistique international, organisé sur l’initiative de Mgr Bruchési à Montréal entre le 6 et le 11 septembre, le premier du genre à se dérouler en Amérique[6].

Pierlot compte bien sûr en profiter, comme avant lui les colons de la mince émigration belge au Canada[7], pour parcourir le pays. Achetant un des forfaits-voyages proposés par le Canadian Pacific Railway (CPR) et l’agence Cook, le jeune homme s’inscrit dans la vague de massification du tourisme nord-américain (Hart, 1983). Le choix des hôtels, des lieux visités, des circuits empruntés, tout est, comme on le verra, marqué par les débuts de la marchandisation de la culture et du paysage qui s’opère à cette époque sous l’impulsion de quelques grandes compagnies touristiques. La découverte du pays authentique est ainsi déjà elle-même une mise en scène. Pierlot s’en plaindra à quelques reprises, pestant contre la meute de touristes à laquelle il doit se mêler et qui gâte son plaisir et son intérêt. « Que diable les grands groupes pour voyager[8] ! » Mais il fait lui-même partie du problème, étant avide de voir, comme il l’écrit, « toutes ces choses vantées par les ’réclames’ » et soucieux de ne point sortir des « sentiers battus », question en particulier de calmer les inquiétudes de sa mère[9].

C’est en compagnie de son oncle Jean et d’Étienne Orban de Xivry (1885-1953) que Pierlot part d’Ostende pour Londres vers le 12 août 1910. Le voyageur qui ne manque pas de moyens, grâce à l’aide financière familiale, embarque ensuite à Liverpool sur l’Empress of Ireland, un bâtiment « énorme et superbe », « un vrai hôtel flottant[10] ». Le départ se déroule en présence d’une foule d’Irlandais catholiques, certains pressés sur le quai, d’autres montés dans les bateaux de l’escorte du paquebot, venus saluer une dernière fois le cardinal Michael Logue, le plus ancien et le plus élevé en dignité des prélats irlandais[11]. Quelle « conviction admirable » chez ces gens « du peuple », s’émerveille Pierlot[12]. Au contraire, la vue des « émigrants misérables » de la troisième classe suscite chez lui des sentiments pénibles, puisque ces migrations « sans espoir de retour » d’hommes et de femmes qui laissent derrière eux « la moitié de [leur] famille » font horreur à l’homme de terroir qu’il demeure.

Quand il ne s’agit pas de manger, de danser ou de fumer des pipes au bastingage, la traversée se passe, entre autres, à « dire ses prières » du soir à la chapelle et à communier lors des messes célébrées dans la salle à manger du navire. Outre Logue, Pierlot admire en chaire l’évêque d’Orléans, Stanislas Touchet, à la tête du plus fort « contingent » de langue française sur le bateau. Touchet travaille alors activement au procès en canonisation de Jeanne d’Arc (béatifiée le 18 avril 1909, ce dont l’ecclésiastique se faisait une grande gloire), voyant en elle une croisée au service de l’idéal catholique et français. Il n’hésite pas à écrire que « le culte de la patrie nous est un devoir de religion (Touchet, 1910, p. viii) ». À coudoyer de tels hommes, le jeune Pierlot sent sa foi raffermie. « À côté des protestants réunis à l’autre bout du bateau pour leur prêche, on comprend mieux la chance qu’on a de posséder tranquillement la vérité sur toutes les choses essentielles : la vie et son but, la mort et ce qui suit… Combien tout cela me paraît simple, lumineux, sans que j’aie besoin de raisonner, rien qu’à regarder ce vieux prêtre [Touchet] qui dit la messe ! »[13]. La communauté de pensée entre les deux hommes est manifeste.

Rappelons que Pierlot voyage en compagnie d’Étienne Orban de Xivry. Or, ce fils de sénateur et futur sénateur lui-même, issu d’une importante famille de tanneurs ardennais, est pour la circonstance l’envoyé du quotidien très catholique L’Avenir du Luxembourg afin de « couvrir » le Congrès de Montréal[14]. Indice de son statut, Orban de Xivry va également prendre la parole non seulement lors du Premier Congrès de Tempérance du diocèse de Québec tenu à Québec, du mercredi 31 août au dimanche 4 septembre 1910[15], mais aussi lors d’une des importantes manifestations organisées à l’occasion du Congrès eucharistique, devant près de 40 000 jeunes catholiques canadiens, en compagnie d’Henri Bourassa et en présence de Mgr Bruchési[16]. Notons enfin que, sans voyager ensemble, Pierlot fréquente, parmi la délégation belge, Mgr Thomas-Louis Heylen, évêque de Namur, promoteur de l’Action catholique et, en l’occurrence, président du Comité permanent des Congrès eucharistiques internationaux. Le dignitaire religieux connaît bien la famille Pierlot : en 1906, il a nommé Jean, l’un des frères d’Hubert, aumônier (soit directeur) des oeuvres sociales de son diocèse. Des années plus tard, le 4 septembre 1919, il bénira l’union d’Hubert avec Louise-Marie de Kinder, remettant au couple la bénédiction du pape Benoît XV (Simon, 1964, col. 295-298 ; Van Den Dungen, 2010).

On comprend mieux, dès lors, qui est cet étudiant en partance pour l’Amérique. C’est un fils de « bonne famille », comme on écrivait à l’époque, qui ne manque pas d’informer de ses pérégrinations le curé de Godinne, commune belge de la province de Namur où réside sa mère. Ses opinions se ressentent encore de ses années d’études à l’école abbatiale de Maredsous, puis au collège Saint-Michel des Jésuites à Bruxelles, soit des institutions scolaires de renom, connues pour alimenter un courant catholique conservateur cristallisé autour du rejet d’une certaine modernité (Defoort, 1977 ; Vanderpelen, 1999). C’est aussi un jeune notable que l’on sent déjà préoccupé par la Res Publica, l’action dans la Cité. À ses yeux le « monde catholique » ne se résume pas, en effet, à l’Église institutionnelle et aux « fidèles » mais incarne également tout un pan, un « pilier » de la société belge composé d’écoles, d’associations culturelles, d’un parti politique, de mutuelles et de syndicats…

C’est pourquoi, malgré une foi de charbonnier, Pierlot n’est pas un bigot. En fait, dans La Législation scolaire de la Province de Québec, paru en 1911, l’auteur exprime déjà ce qui sera l’un des credo de sa carrière d’homme public : la critique des religieux dans les affaires civiles. Selon lui, les ecclésiastiques sont très souvent absorbés « par l’administration de leurs diocèses » et ne s’intéressent à l’enseignement que « d’un point de vue négatif : une fois qu’ils se sont assurés que tout va bien du côté religieux, le reste leur paraît accessoire ». Face à eux, les laïcs lui paraissent mieux placés pour exercer une direction efficace, quoique leurs actions doivent toujours se faire dans le respect absolu du droit inaliénable des parents sur leurs enfants et des prérogatives naturelles de l’Église sur ses fidèles. C’est ainsi que Pierlot, écrivant sur les associations québécoises, évoque sans animosité la Ligue de l’enseignement qui bénéficie alors de l’appui du Comité protestant, des syndicats et des députés libéraux, mais est farouchement combattue par le clergé catholique qui devine derrière ses demandes de réformes les tractations des francs-maçons[17].

Pierlot partage à son arrivée au Québec des convictions proches de celles de maints Canadiens français qui, comme lui, tentent de réconcilier la vision d’un catholicisme intégraliste et les exigences d’une société pluraliste, la nostalgie de la société d’Ancien Régime et les nécessités de l’industrialisation. Même droitier, Pierlot demeure « civiliste » (soit, selon ce vocable belge, respectueux de la lettre et de l’esprit de la Constitution) et à ce titre défiant à l’encontre des « ultras » dont il juge les positionnements politiques contraires au « sentiment » national et aux intérêts réels de l’Église[18]. Pragmatique plutôt que théoricien, il appartient en somme à la famille des conservateurs « sociaux », pour qui le progrès économique et social, tempéré par de hautes valeurs morales, doit être encouragé par l’État et l’Église. Il est même à noter que, proche du groupe de l’Autorité (favorable aux thèses de Maurras) dans les années 1920, Pierlot va finalement adopter des opinions de centre-droit. L’âge, les souffrances (personnelles et professionnelles) et l’expérience des deux guerres mondiales seront passées par-là entre-temps… (Van Den Dungen, 2010).

Le Canada français dans le reflet de la Belgique

Après une longue traversée, Pierlot peut enfin apercevoir le petit « ilot rocheux » de Belle-Isle, le 30 août. Le 1er septembre, l’évêque de Montréal monte à bord de l’Empress of Ireland alors que le commandant a fait hisser le pavillon pontifical sur le mât d’avant. Le décorum, la splendeur de l’estuaire du Saint-Laurent, en face de Rimouski, tout concourt à réserver aux visiteurs une entrée « digne d’un grand pays ». Le jour même, à 16 heures, les congressistes étrangers débarquent à Québec, où ils sont reçus par des représentants du gouvernement fédéral (Louis-Philippe Brodeur, ministre de la Marine et des Pêcheries ; le secrétaire d’État Charles Murphy) et le Premier ministre de la province, Lomer Gouin (s.a., 1910b). Des cavaliers de milice et une centaine d’hommes costumés en zouaves pontificaux[19] escortent une longue file de voitures. Les familles se pressent sur les trottoirs et les balcons pour saluer le cortège de la main. « Tout Québec est dans la rue, s’exclame Touchet dans son journal ; tout Québec applaudit ; tout Québec acclame (Touchet, 1910, p. 31). » Les voyageurs n’auraient pu rêver d’un accueil plus triomphal, qui est d’ailleurs suivi par une succession de réceptions en leur honneur (s.a., 1910c).

Installé dans le « superbe » Château Frontenac construit par le CPR et découvrant une ville magnifique « comme il doit y en avoir peu en Amérique », Pierlot ne peut pourtant s’empêcher de déplorer l’« accent breton très dur » des gens du cru qui les rend peu compréhensibles, en dépit de leur « extrême complaisance envers les visiteurs d’expression française », le mauvais état des routes, les « poteaux télégraphiques énormes », les réverbères en sapins « mal équarris ». Passant par Lévis, il découvre la ville industrielle, avec ses « maisons de bois extrêmement pauvres », ses « gens pieds nus ». À Montréal, où il arrive par bateau le 4 septembre, tout lui semble d’abord « américain » à l’excès ; en un mot, dépourvu du « dernier coup de pouce, du fini qui fait l’art ». L’urbanisme nord-américain de la métropole, avec ses avenues au cordeau, « à côté de transversales boueuses avec des trottoirs en bois », ne fait guère une bonne première impression sur lui[20].

Pierlot n’hésite pas à comparer ce qu’il voit avec les réalités familières de chez lui. Les rives plus resserrées du fleuve Saint-Laurent, après Rimouski, n’arrachent au passager de l’Empress of Ireland aucun sentiment d’émerveillement : « cela vaut à-peu-près les lacs suisses », lâche-t-il, blasé. Les conditions de l’agriculture lui paraissent retardataires : « Au point de vue agricole, l’ensemble du pays rappelle fort l’Ardenne belge d’il y a vingt ans. Chaque famille exploite elle-même ses terres ; celles-ci sont vastes, mais en général, médiocrement fertiles » (Pierlot, 1911, p. 6). Les beautés des agglomérations québécoises ne le séduisent pas davantage : « Je crois, confie-t-il dans une lettre envoyée de Montréal, que le bureau de la poste de Dinant serait ici le plus beau monument de la ville. »

À l’inverse, Pierlot a surtout de bons mots pour le pays quand celui-ci lui fait penser à la mère-patrie. Il trouve le paysage de Saint-Romuald enchanteur car il lui évoque ses chères Ardennes, et il apprécie les marches sur la terrasse Dufferin comme celles de huit heures sur l’avenue Louise, à Bruxelles. Représentant d’une famille plongeant ses racines dans un terreau ancien, il trouve heureux que le peuple canadien-français n’ait pas connu sa Révolution française et respecte toujours les vieux noms de la noblesse européenne. Citoyen d’un pays où se côtoient les deux populations wallonne et flamande, il approuve les manifestations de patriotisme francophile qui ont lieu sans hostilité manifeste envers les compatriotes de langue anglaise. Il observe par exemple qu’au terme d’un concert public à Québec, personne ne se lève ni ne se découvre lorsque l’orchestre joue God Save The King[21]. En revanche, si on évoque par hasard le nom d’Albert de Mun[22], des milliers d’habitants l’acclament spontanément, sans que cette flamme nationaliste entame la volonté de vivre en paix avec les Anglais. Dépourvus du « chauvinisme de café-concert et de cette étourderie du Français actuel », les Canadiens français de la capitale se rapprocheraient, au dire de Pierlot, de la « note belge » et, plus précisément, des gens de sa province natale du Luxembourg avec lesquels il leur trouve une ressemblance frappante[23].

En somme, dans ses écrits, Pierlot ne se révèle pas différent d’autres voyageurs belges dont les récits projettent sur les régions qu’ils visitent les attentes de leur pays d’origine. Octave Laurent, en 1894, n’écrit-il pas qu’entretenir ses compatriotes d’Ottawa ou des régions du Niagara – ces fameuses chutes qui sont un « passage obligé » de tout séjour canadien – est alors « presque » leur décrire « une excursion en Suisse ou sur les bords du Rhin » ? Autant de repères géographiques utilisés par Pierlot dans sa correspondance. Il faut dire que, de passage en Belgique, les Canadiens français n’hésitent pas eux non plus à mesurer les réalités locales à l’aune de leurs préjugés (Gallichand, 2006 ; Savard, 1977)[24]. Comme eux et comme ses compatriotes, Pierlot ne cesse de comparer les réalités nouvelles avec ce qu’il connaît de sa mère-patrie, jugeant favorablement ou négativement les réalités observées selon qu’elles se rapprochent ou s’éloignent de celles de son pays natal. En représentant la réalité « sans autre médiation que celles de ses impressions soi-disant prises sur le vif », le journal de voyage que tisse sa correspondance finit par peindre une sorte d’exotisme familier, les étrangetés du continent étant sans cesse ramenées à des choses connues ou des valeurs rassurantes (Berty, 2001).

Le Canada français bucolique

À plusieurs reprises, Pierlot souligne dans sa correspondance le faible développement technique, surtout au regard des États-Unis, de la nation canadienne-française. L’Ardennais Pierlot, notable d’une province largement rurale, insiste sans doute davantage que d’autres observateurs sur les questions agricoles, un de ses domaines de prédilection, mais, à l’instar d’un voyageur d’opinion libérale comme Eugène Goblet d’Alviella (1881), il remarque lui aussi le « retard » industriel et urbain du Canada en général et du Québec en particulier (Jaumain, 1999b). Faut-il rappeler qu’à l’époque la Belgique (en vérité essentiellement la région wallonne) représente une grande puissance industrielle qui occupe les premiers rangs mondiaux en matière de production de charbon et d’acier (quatrième après la Grande-Bretagne, les États-Unis et l’Allemagne) ?

Il n’en demeure pas moins que Pierlot tend souvent dans sa correspondance à idéaliser la nation canadienne-française, brossant le portrait d’un peuple issu d’une race pure, proche de ses traditions, épargné par les affres d’une modernité libérale et montrant un visage heureux sous des dehors un peu rustres. Chez cette « belle race » « formée de soldats et de marins, surtout normands et bretons, tous gens ayant fait preuve d’énergie en venant ici aux temps de la conquête », Pierlot discerne des êtres « vrais », ayant du « coeur à revendre ». Imagine-t-on, poursuit-il, qu’après les guerres de « Montcalm, il n’en restait que 50 000 : c’est de ce noyau de gens ayant passé par le fer et le feu qu’est sortie la population de 2 500 000 Canadiens français d’aujourd’hui ». Ils ont aussi eu la chance de se mêler à ces grands caractères de nobles français, installés au temps de la défunte Nouvelle-France et, de ce fait, qui ont « échappé à la révolution et à la décomposition qu’elle a laissée partout ». Pouvant en remontrer aux Anglais, ils auraient conservé les traits de caractère qui font la force de la France profonde.

Deux choses en particulier semblent avoir frappé l’imagination de Pierlot lors de son séjour à Québec et Montréal. D’une part, révélant des pensées que l’on qualifierait aujourd’hui de néocolonialistes et de machistes, il est charmé par la pléthore de « très jolies filles » croisées dans les soirées, les promenades et les rues – même s’il les juge, en somme, peu distinguées (une qualité, pense-t-il, qui s’acquiert sans doute avec le temps). Il faudrait résider 25 ans à Bruxelles pour en rencontrer autant en même temps, soutient-il.

D’autre part, malgré la « médiocrité du sermon » du prêtre et l’architecture pseudo-gothique de l’église, la communion de milliers de personnes à Notre-Dame l’émeut[25]. Outre une spiritualité qu’il estime être l’une des plus ferventes au monde, Pierlot admire chez les Canadiens français une foi qui participe pleinement de l’identité nationale. En cela, il se rapproche à nouveau de son compagnon de voyage, l’évêque Touchet, qui ne croyait pas possible « de voir peuple plus passionné de la langue et de la religion des aïeux de la vieille France (Touchet, 1910, p. XV) ».

Il faut dire que Pierlot est arrivé à Montréal en pleine période d’effervescence nationaliste. Mil-neuf-cent-dix est l’année du vote de la loi sur l’usage obligatoire de l’anglais et du français dans les services d’utilité publique, de la fondation du Devoir et de la très controversée loi sur la marine. Alors que le congrès eucharistique se déroule de manière plutôt terne, les « vieux [ayant] monopolisé la parole » pendant les premiers jours de la rencontre, la célèbre réponse d’Henri Bourassa à Mgr Bourne, évêque de Westminster qui avait osé affirmer que l’avenir du catholicisme en Amérique du Nord passait par la langue anglaise (Lamonde, 2004), fouette les sentiments profonds de Pierlot[26]. Car si Bourassa ne l’avait fait lui-même, le voyageur belge n’aurait eu besoin que d’un peu d’imagination pour appliquer à son propre pays les propos entendus, le 10 septembre au soir, à la cathédrale Notre-Dame. C’est avec toute la puissance de ses convictions et de ses indiscutables talents d’orateur, que le député et chef de la Ligue nationaliste déclarait à la séance de semi-clôture :

Ici encore l’Amérique – l’Amérique de l’illustre archevêque de Saint-Paul (mouvement) comme l’Amérique de l’éminent archevêque de Montréal – peut aller demander des leçons à l’Europe et en particulier à ce pays où la mentalité chrétienne, même dans le domaine politique, n’est pas morte, à ce vaillant petit pays de Belgique (applaudissements) qui, comprimé pendant cinq siècles par les nations étrangères, a su conserver le double trésor de sa foi et de sa pensée nationale (applaudissements). La Belgique prouve aujourd’hui au monde entier que la profession des principes catholiques dans le gouvernement, dans les lois, dans l’administration, n’empêche pas un peuple d’être à la tête de la civilisation et d’offrir au monde la solution la plus pratique et la plus efficace des problèmes ouvriers et des questions sociales (longues acclamations).

Bourassa, cité dans s.a., 1952

Pierlot se réjouit « de trouver si loin un homme si au courant de tout cela[27] ». À la fin du discours du tribun canadien, il ne peut réprimer un tonitruant « Vive Bourassa ! ».

Je me trouvais, explique-t-il, sous l’orgue, dans une sorte de porte-voix par conséquent, et, au lieu de se perdre dans le tas, mon mugissement est arrivé jusqu’au choeur où il a presque épouvanté les autorités qui ont cru à un cri séditieux. Je ne m’en suis pas vanté quand j’ai appris l’effet.

Aux yeux de Pierlot, Bourassa représente « le plus beau caractère et le plus beau talent que je connaisse ici ». Il voit en lui un représentant du peuple qui « parle net et ne déraille pas en s’emballant ». Il le qualifie de « Drumont sérieux », en ce sens que Bourassa, tout attaché comme Drumont à la défense de la religion et de la patrie, veut d’abord la paix entre les « races », c’est-à-dire un loyalisme sans fusion[28]. Il lui semble que Bourassa ne cherche en somme qu’à faire respecter les exigences du trône et de l’autel. Pour qui croit comme lui que chacun ne prie vraiment que dans sa « langue maternelle », la nomination de prêtres francophones dans les paroisses francophones ne saurait soulever de violente opposition. Il s’entend donc spontanément avec le programme formulé par Bourassa, ce « castor rouge » qui sait réconcilier le respect des traditions et la reconnaissance des bienfaits du progrès (Macmillan, 1982 ; Monière, 1977).

Autant que par le fond, Pierlot est charmé par le style dans lequel le directeur du Devoir livre ses propos. Le jeune Belge, qui fut surtout connu pour le ton monocorde de ses interventions, vante la voix un peu rauque, mais « très souple », « très variée d’intonation » de Bourassa. Il souligne comment l’orateur « suspend l’attention et conserve le silence jusqu’à ce que l’idée, avec ses restrictions et ses nuances, soit entièrement sortie ». Il s’attarde sur sa gestuelle, qu’il juge d’un « symbolisme superbe ». Il brosse, au final, le portrait d’un homme politique idéal chez qui « le fond vaut mille fois mieux encore que la forme ; tout le caractère désintéressé, chevaleresque (le mot devient bête mais ici il s’impose) dépasse le reste. Ouf ! Suffit pour aujourd’hui ».

Le lendemain, dimanche 11 septembre, clou de la manifestation, Pierlot assiste à la procession des congressistes à travers les rues de Montréal. Un défilé de plus de cinq heures déroule sa marée humaine. Le cortège des évêques fait à lui seul au moins un kilomètre, estime Pierlot. Derrière les ecclésiastiques (le Congrès a attiré près de 10 000 religieux), marchent des représentants du gouvernement du Québec et de l’autorité fédérale, des édiles locaux et « tout le barreau de Montréal en robe (sur deux files de 2 à 300 mètres de long) ». La presse parlera de 75 à 150 000 participants (Latraverse, 2003), signe d’une vie paroissiale intense. Sur les trottoirs, sur les balcons, des centaines de milliers de personnes poussent des vivats et agitent d’innombrables drapeaux, parmi lesquels le français et le papal dominent. La scène ne manque pas d’avoir son effet sur celui qui rêve de voir pareil tableau à Bruxelles. Pour Pierlot, de telles scènes illustrent la vivacité d’un Canada français qui a su préserver ses anciennes coutumes et, pour ainsi dire, se conserver rural même au coeur des villes. Ses préférences vont sans conteste au village pittoresque et bucolique, bercé par les valeurs anciennes et l’harmonie sociale, plutôt qu’aux grandes villes. Mais, lorsqu’à peine arrivé à Ottawa, il visite la « ferme modèle », (créée en 1886 et toujours visible de nos jours), cette exploitation agricole de près de 430 hectares et placée sous la responsabilité de la Direction des « fermes expérimentales du ministère de l’Agriculture canadien », Pierlot, passionné par la ruralité, les techniques agricoles et futur Ministre de ce Département, juge sévèrement l’état d’avancement de l’agriculture locale. À ses yeux, comme dans l’Industrie, les Canadiens, « ont encore beaucoup à apprendre », en l’occurrence parce qu’ils ignorent presque tout des « fourrages artificiels » et n’ont qu’une « vague notion des engrais chimiques »[29].

Il va voir ensuite le Parlement qui lui apparaît comme une sympathique « maison à un étage, avec des balcons de bois », dont il apprécie l’ambiance champêtre même s’il en souligne le manque de proportions[30]. À Toronto, le centre-ville, avec son quartier d’affaires « genre américain » et ses maisons de plus de 15 étages, le laisse froid, alors qu’il vante au contraire le « superbe » quartier résidentiel, tout en « maisons isolées » (surtout celles « dans le genre cottage »), « entourées de verdure comme à Ottawa ». C’est le même trope que Pierlot projette sur le Canada français : il aime celui-ci éloigné à la fois des archaïsmes de la vieille Europe et de la rage d’innovations du Nouveau monde. À ses yeux, comme à ceux de son ami Orban de Xivry, les moeurs des Canadiens français sont supérieures à celles des Anglais et, plus encore, à celles des Américains qui « s’abrutissent […] à gagner des dollars »[31]. Leur ferveur religieuse, leur attachement à la patrie montreraient des dispositions morales supérieures, sans qu’ils aient eu à sacrifier totalement, pour cela, les avancées économiques et politiques du monde moderne.

Le Canada français sauvage

Le 15 septembre 1910, après avoir réalisé une vingtaine d’entretiens et terminé son travail de fin d’études, Pierlot peut quitter Montréal. Le retour en Europe est fixé à la mi-octobre 1910. Un tel délai laisse à celui qui ne se résout pas à « voyager en pantoufles sans voir un seul coin un peu sauvage », quelques semaines pour planifier au moins une excursion à l’intérieur du pays. Suivi, semble-t-il, de deux compagnons de voyage (la correspondance n’est pas claire à ce sujet), il décide de visiter le Lac-Saint-Jean, une destination de plus en plus populaire à cette époque auprès d’une clientèle états-unienne et européenne avide de forêts et d’étendues vierges (Samson, 1988). Au cours du voyage en train, il admire les lacs et les vallées aux « couleurs de l’automne » des Laurentides. « Pas un bel arbre », remarque-t-il toutefois, dépité, soulignant les ravages des nombreux feux de forêt. À Chicoutimi, il loge au Château Saguenay, palace sis à proximité de la gare ferroviaire et de la rivière Saguenay.

Le lendemain, très tôt, il se rend à la Pointe Bleue (une réserve créée en 1856 et gérée par le gouvernement fédéral, maintenant appelée Mahteuiatsh) « pour voir un campement de sauvages », des « métis » précise Pierlot (ce sont en vérité des Innus issus souvent de mariages mixtes), dont la plupart sont alors partis à la chasse. Les clichés que l’on sert aux visiteurs abondent (Bédard, 1988) : les Indiens sont « tous bons catholiques », mais ils ne « savent pas travailler ». On leur répète qu’il ne faut en aucun cas, sous peine d’amende sévère, leur donner de l’alcool, autrement ils redeviendraient « barbares et féroces ».

Est-ce la vue de ce peuple de chasseurs-trappeurs ? Toujours est-il que Pierlot, qui avait pourtant laissé son fusil à Québec, se laisse tenter par le patron de l’hôtel de Roberval, sis en bordure du lac Saint-Jean, qui lui rappelle que les journées de chasse font partie du forfait d’hébergement (Lortie, 1993). L’hôtel de luxe offre en effet depuis 1888 à ses clients des excursions en canot d’écorce, des contacts avec la population autochtone, ainsi que des expéditions de chasse et de pêche. Aussitôt, chez Pierlot, les « instincts se réveillent », et le voici heureux de partir avec quelques compagnons sur des chemins de terre, loin du macadam et des aménagements routiers. Écrivant à sa mère pour la rassurer, il lui confirme que l’expédition est « princièrement » organisée et qu’elle n’a rien d’une aventure menée au hasard. Au contraire, tout est réglé comme sur du « papier de musique ». Chaque année, insiste-t-il, les « chalets de chasse sont remplis […], même de dames ». Il ne craint donc aucun danger.

La vérité est un peu différente, puisqu’on se déplace à cheval, au trot, parfois même au galop, et sans frein malgré des virages effrayants[32]. Pierlot est aux anges lui qui, devenu Premier ministre, passera des heures à chasser en pleine forêt afin, dira-t-il, de se ressourcer et de se garantir une forme d’équilibre « primal » à ses yeux mis en péril par les « névroses » de la vie citadine et des moeurs byzantines du monde politique. Il s’arrête le soir, au pied de la montagne, dans la maison de son guide, qui lui présente des « scènes à croquer » entouré de ses neuf enfants. À la brunante, ce dernier l’amène en forêt avant de poursuivre le voyage en « chaloupe de bûcherons ». Et tout le groupe de ramer pendant que le guide pêche des truites. Suit une demi-heure de marche, valises à la main, jusqu’à l’arrivée devant une maisonnette en bois rond dans laquelle des bûcherons s’empressent de préparer la friture de poissons au-dessus du feu de bois crépitant.

Le départ en canot d’écorce se fait le lendemain matin à 7 heures. Puis, il faut accepter de marcher dans des sentiers en pleine forêt jusqu’à l’arrivée au but du périple : le lac des Rats-Musqués[33]. Là, enfoncés parfois jusqu’aux genoux dans la vase, les chasseurs attendent le caribou et l’orignal, mais ils ne débusquent finalement que des castors, des lièvres et une martre… Faute de grives et même de merles, une pêche abondante leur permet de se délecter de « superbes truites saumonées » avant de gagner la couche sous la tente munie d’un unique petit poêle. À 4 heures du matin, le guide les emmène autour du lac pour une magnifique promenade dont, hélas, ils reviennent encore une fois bredouilles. Il faudrait, leur dit-on, pousser jusqu’à « trois jours de là » pour être certains de tirer des bêtes. Pierlot « périt d’envie d’y aller » mais l’excursion retarderait trop le retour.

Plus que tout, Pierlot retient de l’aventure la personnalité du guide, un « bonhomme » dont il faudrait « 500 pages pour raconter » la sagesse. « Catholique des bois », sans doute, mais aussi homme empli d’une spiritualité sincère, vécue. Ainsi, raconte Pierlot à sa mère : « Nous étions couchés, le guide réclame : ’eh bien ! On ne prie pas le bon Dieu à c’t’heure ?’ Et nous voilà tous les 4 à genoux, mes deux hommes récitant leur confiteor à mi-voix en se tapotant l’estomac ». Pierlot est également captivé par « l’oncle », un ancien de 73 ans qui a pratiqué la chasse pendant 55 ans sonnés. Bien qu’il ne puisse tout à fait se départir d’une « impression de pauvreté un peu déprimante », Pierlot trouve ces gaillards passionnants, eux qui ont tous la pipe ou la clope au bec et qui enchaînent sans répit les histoires de chasse. Il décrit avec enthousiasme : « Cette fois nous sommes au Canada, il n’y a pas longtemps ! Les agences Cook ne nous relanceront pas ici ! On soupe, on fume, on se couche sur des lits de planches recouverts de sapin. Sommeil du juste. »

Au final, bien qu’il ait conscience de l’exode rural qui frappe la province, Pierlot retire l’impression d’avoir côtoyé une population « gaie et jeune », qui ne se laisse pas « abrutir » à gagner de l’argent comme les Anglais et les Américains. Un Québécois lui disait d’ailleurs : « Les Américains nous traitent de naïfs […], mais qu’ils nous laissent donc ! Nous nous entendons bien, nous avons tous la même religion, de grandes familles, de bonnes terres et de belles maisons hospitalières, nous aimons les belles voitures et les beaux chevaux, qu’est-ce qu’on veut de plus ? » Pour Pierlot, c’est là parler d’or.

Il reprend à son compte les poncifs sur les peuples « pauvres mais insouciants », comme l’Europe coloniale en est alors particulièrement prolixe (Gravet et Halen, 2000). Pour lui, le Canada français, le vrai, c’est ce monde d’étendues sauvages et de contact viril avec la nature. Alternant les plaisirs de la chasse et le confort des hôtels les plus prestigieux (appelés d’ailleurs châteaux) où les clients pouvaient savourer un confort littéralement princier, Pierlot trahit aussi la fascination que les pratiques aristocratiques exercent sur la bourgeoisie[34]. Le malheur pour lui, c’est que le Canada qu’il croit authentique n’est souvent qu’une construction pour touristes : le Château Frontenac n’est qu’un hôtel, et les expéditions dans la nature intouchée du Lac-Saint-Jean suivent un circuit déjà bien rodé… (De Blois Martin, 1999).

Quand il monte à bord du Kroonland, un bateau de la Red Star Line – seule compagnie belge, fondée en 1871, à assurer un service « transatlantique » hebdomadaire entre Anvers et New York (Tavares Gouveia, 2012) –, Pierlot n’a vu du Canada français que ce que lui permettait de voir la lunette singulière de ses convictions arrêtées. Le constat ne rend pas pour autant les réflexions de ce notable catholique en villégiature moins intéressantes. Le témoignage de Pierlot est même d’autant plus estimable qu’à cette époque peu de voyageurs, en dehors de la noblesse et de la bonne bourgeoisie, ont les moyens et le loisir de céder aux sirènes du tourisme vers les pays lointains (Bertho-Lavenir, 1999 ; Boyer, 2005). Tour à tour étudiant, touriste et pèlerin pendant son séjour en terre canadienne, il jette un regard curieux et instruit sur ce qu’il découvre, livrant la plus grande part de ses pensées à l’intimité de sa correspondance.

Il est vrai que Pierlot partage le stéréotype de la « race » canadienne-française « arriérée » économiquement mais dévote et heureuse, un stéréotype récurrent sous la plume des intellectuels du Canada français et d’ailleurs au début du 20e siècle. Pour lui, en dépit de ses défauts et d’une relatif retard économique, le Canada français incarnerait la pérennité d’un mode de vie nourri de morale catholique traditionnelle face à une Europe contaminée par les idées révolutionnaires de 1789 et une Amérique protestante trop affairée et matérialiste. Cependant, dans le même temps, Pierlot s’enorgueillit d’une forme d’avance technologique que la Belgique aurait acquise sur le Canada, spécialement dans le domaine agricole. La correspondance de Pierlot révèle pour cette raison une forme de processus ambivalent où la dénonciation des travers de « l’Amérique » se nourrit d’une fascination envers elle, en ce qu’elle incarne, nolens volens, le progrès technologique auquel il n’est nullement question pour Pierlot de renoncer[35]. Pierlot hésite ainsi sans cesse entre une description harmonieuse ou retardataire du Canada français, les traits d’autrefois pouvant, selon les circonstances, l’abaisser ou le rehausser dans son esprit. Ce n’est que dans la partie de son journal consacrée à son voyage de chasse que les retenues de Pierlot s’envolent et qu’il semble communier vraiment avec le monde canadien-français.

Ces confidences permettent de mieux cerner un être discret, devenu secret et « taiseux », comme on dit en Belgique, après avoir servi sous les armes pendant les 52 mois du premier conflit mondial. « L’homme d’avant [le conflit] est mort », déclarera-t-il souvent par la suite. En vérité, à l’image de tant d’autres écrivains de culture française (Fabre, 2012), il va continuer à manier, dans l’après-guerre, une forme de modernisme contrarié, en quelque sorte « réactionnaire (Herf, 1984) », critique de la massification de l’existence contemporaine mais en prise avec le réel, comme s’il s’agissait d’atténuer les effets « pervers » du développement socioéconomique par des solutions transactionnelles. Avec la majorité des catholiques belges du 19e siècle, Pierlot a admis « l’hypothèse libérale (Simon, 1956) », ses modes de raisonnements, ses pratiques quotidiennes (la monarchie constitutionnelle et parlementaire, le respect des libertés fondamentales, etc.). Ces « civilistes » comme on disait alors, faisaient passer la Loi fondamentale belge avant les avis de « Rome » en matière politique et s’opposaient aux prises de position des ultramontains. « Le décalogue ne fournit pas de lumières spéciales sur la question monétaire », avait coutume de répéter Pierlot, cet incurable pragmatique (Van Den Dungen, 2010, p. 88-89). Pour autant, comme tous, Pierlot n’a jamais rien renié de la « thèse » catholique, vérité « morale » éternelle dont il souhaitait que les sociétés demeurent imprégnées. Aussi, ces lettres du Canada décrivent-elles, au-delà de ce qui n’était plus, la possibilité d’une rénovation de la Belgique de 1910. Elles donnent la mesure d’une pensée qui voulait en quelque sorte « refaire la Renaissance », comme on le dira plus tard, c’est-à-dire reprendre le projet moderne à pied d’oeuvre pour l’infléchir dans un sens chrétien. Le Canada français représentait à cet égard un modèle « moral », sinon un espoir car il avait la chance de pouvoir rejoindre la Belgique sur la voie de l’industrialisation sans renier son passé, conjuguant les innovations techniques et le respect dû aux choses de l’esprit, qu’elles soient religieuses ou aristocratiques.