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Déterminer combien d’anglophones vivent au Québec n’est pas une tâche aisée. Une étude soigneuse de la question publiée en 2006 utilise le recensement pour estimer ce nombre entre 607 000 et 1 275 000 individus (Corbeil, Chavez et Pereira, 2010)[1]. L’effectif le plus faible inclut seulement les individus dont l’anglais est la langue maternelle et le plus élevé inclut ceux qui parlent anglais le plus souvent ou qui le font régulièrement. Les auteurs choisissent d’utiliser deux mesures : celle, plus restrictive, de la langue maternelle, pour laquelle des données sont disponibles à partir de 1951, et une mesure plus large, celle de la première langue officielle parlée. Cette dernière regroupe les immigrants allophones ayant adopté l’anglais plutôt que le français. Les deux séries temporelles révèlent des tendances similaires. Le nombre d’anglophones a atteint un sommet en 1971, pour ensuite décliner. Cependant, ces deux séries semblent refléter des changements de magnitude substantiellement différente. Le déclin de la série enregistrant la langue maternelle est particulièrement frappant – une chute de près de 200 000 individus avant d’en arriver aux 607 000 individus mentionné précédemment. La population dont la première langue officielle parlée est l’anglais a, quant à elle, diminué de 70 000 individus seulement, passant de 958 250 à 885 445. Les deux séries révèlent non seulement une diminution du nombre absolu d’anglophones, mais aussi une diminution du poids démographique des anglophones par rapport à la population totale du Québec. Les individus dont la langue maternelle est l’anglais représentaient près de 14 % de la population du Québec en 1951. En 2006, ce nombre avait chuté à environ 8 %. La proportion d’individus dont la première langue officielle parlée est l’anglais est quant à elle passée de 16 % en 1971 (première année pour laquelle des données sont disponibles) à 12 % en 2006. Il est clair que les anglophones du Québec forment un groupe au poids démographique en déclin. Toutefois, comptant jusqu’à un million d’individus, le poids de ce groupe reste important[2].

Les anglophones sont répartis dans toute la province, mais la plupart se retrouvent dans des municipalités où habitent d’autres anglophones : plus de 70 % d’entre eux habitent des municipalités où résident au moins 30 % d’anglophones. Plusieurs de celles-ci se situent dans la région de Montréal, où environ 80 % des Québécois anglophones résident. Il s’agit d’un fait important, puisque dans plusieurs de leurs lieux de résidence, les anglophones forment des communautés qui représentent des clientèles assez importantes pour soutenir des institutions qui leur sont destinées, exclusivement ou partiellement (écoles, établissements de santé, etc.). Cependant, 9 % des anglophones vivent dans des collectivités où les anglophones représentent moins de 10 % de la population, alors que pour un autre 19 % d’entre eux, cette part se situe entre 10 % et 29 %. Les anglophones de ces collectivités n’ont souvent pas accès à des institutions de langue anglaise.

La population dont la langue maternelle est l’anglais a vieilli, mais pas de manière nettement différente de la population dont la langue maternelle est le français. La distribution par âge est le reflet d’un taux de fertilité plutôt bas dans les deux groupes (1,44 enfant par 1 000 femmes parmi les anglophones et 1,48 parmi les francophones). La distribution par âge des anglophones prend une forme plus spécifique lorsque le critère de la première langue officielle parlée est utilisé plutôt que celui de la langue maternelle. La pyramide d’âge en 2006 révèle alors un écart numérique très élevé pour la catégorie des anglophones de 25 à 49 ans entre le groupe, plus important, d’individus dont l’anglais est la première langue officielle parlée et ceux, moins nombreux, dont l’anglais est la langue maternelle. Cet écart est le produit de ce qui doit être considéré comme un événement marquant de l’histoire récente du Québec anglophone : la migration hors du Québec des anglophones entre 1976 et 1981. Durant cette période, plus de 151 000 sont partis s’établir dans d’autres provinces[3] (voir aussi Locher, 1988). Depuis la fin des années 1970, l’émigration a chuté de manière générale (elle a néanmoins augmenté légèrement entre 1991-1996 et 1996-2001). Au cours de la période de cinq ans la plus récente, le solde migratoire interprovincial des anglophones était légèrement négatif pour le Québec, d’environ 16 000 individus. Il y a toutefois certaines raisons de croire que l’émigration reste un problème pour cette population. Près d’un quart des anglophones de 18 à 24 ans prévoient quitter la province, ce qui est aussi le cas pour environ 10 % de ceux de 25 à 44 ans (Corbeil, Chavez et Pereira, 2010).

Les discussions sur les anglophones du Québec sont fréquemment associées à des caractérisations générales de cette population. Leur arrivée après la conquête militaire de la Nouvelle-France et, subséquemment, leur présence disproportionnée en tant que cadres de grandes entreprises jusque dans les années 1970 ont prêté une certaine vraisemblance à l’étiquette d’« oppresseur ». Pierre Vallières (1968) présente une version particulièrement puissante de cette interprétation, et Johnson (1991) en fournit plusieurs illustrations supplémentaires. Constatant l’arrivée de francophones à des postes de cadres supérieurs dans les années 1960 et 1970, Falardeau affirmera que « cette prise en main des leviers des affaires et de l’industrie assume le caractère d’une revanche contre les Canadiens anglophones, les Américains ou les multinationales étrangères qui avaient été jusqu’alors les seuls détenteurs du pouvoir économique ’colonisateur’ et dominateur » (Falardeau, 1979, p. 56). La « prise en main des leviers des affaires et de l’industrie » suggère que, même vers la fin des années 1970, il existait des limites à la caractérisation des anglophones en tant qu’oppresseurs. Néanmoins, cet historique de dominance va continuer à fournir une certaine substance aux écrivains et aux lecteurs bien au-delà des années 1970 (voir par exemple Lester, 2001)[4].

Des informations plus précises sur la position économique relative des anglophones et des francophones sont disponibles dans un rapport récent de l’Institut national de santé publique du Québec (Lussier, 2012). Par rapport aux francophones, les anglophones étaient (1) mieux éduqués en 1991 et en 2006, (2) avaient un revenu moyen plus élevé pour ces deux années – ceci est aussi vrai pour les hommes et les femmes séparément –, (3) avaient environ le même revenu médian en 1991, mais celui-ci était plus faible en 2006, alors que les femmes avaient un revenu médian plus élevé en 1991, mais similaire en 2006, (4) avaient un taux de chômage définitivement plus élevé et un taux d’emploi légèrement moins élevé pour les deux années, (5) avaient un niveau d’inégalité (mesuré par le coefficient de Gini) plus élevé au sein de leur groupe linguistique pour les deux années et chez les deux sexes. Les analyses présentées dans ce rapport utilisent peu de variables de contrôle, mais de manière générale les résultats offrent une interprétation raisonnablement plausible de la situation actuelle des anglophones. Certains anglophones ont des emplois bien rémunérés, principalement dans la région de Montréal, où nous avons vu que ce groupe est concentré (Lussier, 2012, p. 13-14). Cependant, d’autres sont dans une situation beaucoup moins avantageuse, ce qui explique l’écart plus large entre le revenu moyen et médian des anglophones que celui des francophones en 2006 (Lussier, 2012, p. 10) et le coefficient de Gini plus élevé chez les anglophones (Lussier, 2012, p. 21). Ce qui va dans le même sens, le taux de pauvreté (mesuré par le seuil de faible revenu de Statistique Canada) était à peu près égal à Montréal en 1991 pour chaque groupe linguistique, mais plus élevé chez les anglophones en 2006. Cette pauvreté touche particulièrement les enfants et leurs parents. Le taux de pauvreté plus faible chez les anglophones de 65 ans ou plus par rapport aux francophones (pour le Québec en entier) reflète probablement la position davantage privilégiée du premier groupe dans le passé. Nous pouvons raisonnablement conclure que la situation économique globale des anglophones a décliné de manière relative, mais qu’un bon nombre s’en tire très bien.

Les anglophones du Québec font aussi l’objet d’une deuxième caractérisation, selon laquelle ils constituent une sorte de cinquième colonne tendant à affaiblir le statut de la langue française au Québec. Il est commun de faire remarquer qu’au-dessus du Rio Grande, l’Amérique du Nord est un océan de locuteurs anglophones au sein duquel le Québec (et dans une moindre mesure, certaines parties du Nouveau-Brunswick et de l’Ontario) constitue un îlot de langue française. Ce phénomène confère à la langue anglaise une force d’attraction considérable. Le nombre important de locuteurs anglais au Québec, surtout concentrés dans la région métropolitaine de Montréal, constitue la source locale de cette force d’attraction. Cette caractérisation a été et reste le fondement des politiques gouvernementales. Commentant la législation linguistique du Québec, Rocher écrit : « La cause première qui déclencha le mouvement en faveur d’une législation destinée à protéger la langue française fut la prise de conscience, au tout début des années 1960, du fait que les familles immigrantes inscrivaient très majoritairement leurs enfants à l’école anglaise » (Rocher, 2007, p. 217-218). Sur son site web, le Secrétariat à la politique linguistique écrit « Que les millions d’immigrants venus par vagues successives s’établir en Amérique du Nord aux 19e et 20e siècles aient massivement opté pour l’anglais ne doit pas étonner puisque c’est la langue la plus répandue aux États-Unis et au Canada. Même au Québec, l’anglais a été la langue d’adoption de la plupart des immigrants et de leurs descendants jusqu’à ce que l’État intervienne en faveur du français » (Secrétariat à la politique linguistique, 2014). En fait, deux mécanismes principaux susceptibles de pousser les francophones vers l’usage de la langue anglaise ont été identifiés.

Certaines personnes épousent ou deviennent conjoints de fait de personnes d’un autre groupe linguistique – anglophones, francophones ou allophones. Cette exogamie linguistique soulève la question de la langue parlée par les enfants de ces couples. Bouchard-Coulombe utilise le Recensement de 2006 pour montrer que bien que « les familles linguistiquement exogames du Québec transmettent davantage le français que l’anglais à titre de langue maternelle à leurs enfants […], la force d’attraction exercée par l’anglais est supérieure à la part de la population du Québec que représentent les anglophones » (Bouchard-Coulombe, 2011, p. 101). Corbeil, Chavez et Pereira montrent que cette attraction a diminué avec le temps : « 34 % des enfants de couples français-anglais leur ont transmis l’anglais comme langue maternelle au moment du Recensement de 2006, alors que cette proportion était de 51 % en 1971 » (Corbeil, Chavez et Pereira, 2010, p. 23). Cependant, cette tendance est contrebalancée par l’importance croissante de la formation de couples au sein desquels l’un des partenaires ne compte ni l’anglais ni le français comme langue maternelle, et 82 % d’entre eux ont adopté l’anglais.

Des transferts linguistiques ont aussi lieu chez les adultes. Ceux-ci peuvent survenir entre les deux langues officielles du Canada ou depuis une autre langue. Castonguay conclut son examen de cette question de la manière suivante : « malgré la vitalité nouvelle que manifeste le français au Québec, il y a eu plus – beaucoup plus, même – de nouvelles substitutions réalisées sur le territoire québécois en faveur de l’anglais qu’en faveur du français entre 1971 et 2001 » (Castonguay, 2005, p. 34). Le résultat de l’exogamie et des transferts linguistiques chez les adultes tend clairement à favoriser l’augmentation de la proportion d’anglophones au Québec.

Une troisième caractérisation – largement, mais pas exclusivement préconisée et partagée par les anglophones – fait d’eux des victimes. La liste des doléances inclut un accès limité au système scolaire anglophone, une absence marquée parmi les employés de la fonction publique (Corbeil, Chavez et Pereira, 2010, p. 81), une perte substantielle de l’autonomie des hôpitaux initialement fondés pour la population de langue anglaise et des limites légales à l’affichage en anglais. De plus, il est parfois affirmé que les décisions d’embauche dans le secteur privé (et public) font marque de discrimination envers les anglophones (Scowen, 2007, p. 35-48)[5]. Même si Legault, entre autres, attaque ce type d’argument avec une certaine vigueur, nombreux sont ceux au sein de la population anglophone du Québec qui partagent cette vision des choses (Legault, 1992).

Les éléments alimentant la caractérisation des anglophones comme oppresseurs, comme cinquième colonne ou comme victimes peuvent tous prêter à caricature. Ainsi, même si certains anglophones dominaient clairement l’économie québécoise au début et au milieu du 20e siècle, ce n’était pas le cas pour la plupart d’entre eux, qui occupaient des emplois fournissant un faible revenu. Par exemple, les immigrants irlandais établis dans le quartier de Griffintown à Montréal n’étaient pas le moins du monde privilégiés (Driedger, 2010). De même, plusieurs familles de fermiers anglophones des Cantons-de-l’Est ne semblent pas avoir eu de revenus nettement différents de leurs voisines francophones (Little, 1991). Enfin, comme nous l’avons vu, il y a actuellement un nombre significatif d’anglophones possédant un faible revenu au Québec, ce qui tire le revenu médian en deçà de celui des francophones, alors qu’une minorité d’anglophones possède des revenus assez élevés pour hisser la moyenne de ce groupe au-dessus de celle des francophones. Reconnaître qu’il y a toujours eu des anglophones à faible revenu ne contredit pas le fait qu’une minorité d’entre eux dominait l’économie québécoise.

Même si le nombre de transferts vers l’anglais par les allophones et le nombre de couples exogames choisissant l’anglais sont plus élevés que la proportion de ces groupes au sein de la population, ces effectifs ne sont pas imposants. Par exemple, après avoir ajusté de manière significative les données du recensement[6], Castonguay rapporte que le solde net des transferts vers l’anglais (la somme des transferts vers l’anglais moins la somme des transferts vers le français) a été d’environ 13 000 au cours des 30 ans s’étendant de 1971 à 2001 (Castonguay, 2005, p. 34), nombre qui paraît insignifiant comparé au solde migratoire négatif des anglophones du Québec au profit du reste du Canada au cours de la même période.

Enfin, la vision de l’anglophone comme victime s’accorde particulièrement mal avec le fait qu’un nombre important d’anglophones sont bien payés, à Montréal principalement, et que leurs revenus supérieurs à la moyenne hissent le coefficient de Gini des anglophones au-dessus de celui des francophones. Par ailleurs, bien qu’un grand nombre d’anglophones aient quitté la province, entre 600 000 et un million – selon la définition utilisée – restent, nous l’avons vu, au Québec, vraisemblablement parce que leur vie et les possibilités qui s’offrent à eux y demeurent meilleures qu’ailleurs. À l’instar de l’existence d’un niveau élevé de revenus des anglophones à Montréal, la décision fréquente des membres de ce groupe de rester au Québec correspond mal à la vision de ceux-ci comme victimes[7].

Tout cela ne signifie pas qu’aucune de ces caractérisations n’a de valeur. Celles-ci mettent en lumière les relations entre les deux groupes linguistiques de manière plus ou moins pertinente selon l’époque. Un élément demeure toutefois problématique : ces caractérisations tendent à détourner l’attention du fait qu’il est probable que peu d’anglophones passent une bonne partie de leur temps à goûter ce statut de victime, et encore moins à s’en plaindre. La plupart s’occupe plutôt de vivre sa vie au quotidien. C’est ce que décrit Radice dans son ethnographie de Montréal-Ouest : tout comme les francophones et les immigrants (allophones ou parlant l’une des langues officielles), les anglophones composent avec leurs problèmes et tirent le maximum de leurs opportunités (Radice, 2000). Ce qui nous amène aux articles de ce numéro de Recherches sociographiques. Plutôt que de se concentrer sur des enjeux de type général, dont les trois caractérisations présentées plus haut constituent des exemples, ces articles offrent une analyse de la manière dont les anglophones vivent au quotidien, avec leur lot de réussites et d’échecs. Étant donné la taille relative des populations, il n’est pas surprenant qu’améliorer leurs relations avec les francophones représente une facette importante de leur vie.

Magnan et Lamarre ont déjà montré qu’il est erroné de concevoir l’identité anglophone comme monolithique (Magnan et Lamarre, 2013). L’enquête de terrain de Gérin-Lajoie auprès d’anglophones de deux écoles secondaires le confirme largement. L’une des écoles est fréquentée surtout par des étudiants d’origine italienne, bilingues (et parfois trilingues) à l’oral. Ils parlent souvent français lors d’activités de loisir organisées, mais préfèrent l’anglais et conservent une identité profondément italienne. De manière amusante, une enseignante de langue anglaise refuse d’être considérée comme anglophone puisqu’elle ne vit pas dans l’Ouest-de-l’Île à Montréal! Bien qu’ils reconnaissent l’importance du français au Québec, les étudiants se sentent quelque peu séparés des francophones et s’identifient à la langue anglaise. Le poids relatif de l’aspect international de l’anglais – la majorité de la culture qu’ils consomment provient des États-Unis – joue un rôle majeur dans cette identification.

L’article d’Arcand et Janari traite d’une autre route vers le marché du travail que l’éducation : l’immigration. Leur échantillon est composé d’immigrants dont la langue maternelle n’est ni le français ni l’anglais, dans le but d’aborder un problème commun chez les immigrants : assurer la reconnaissance des qualifications professionnelles qu’ils ont acquises dans leur pays d’origine. Évidemment, le déficit ou l’absence de connaissance du français complique considérablement ce processus. Emploi-Québec leur fournit des conseillers les assistant dans le processus d’intégration au Québec, ce qui est censé inclure une reconnaissance de leurs qualifications. De manière globale, les immigrants étudiés par Arcand et Janari ne sont pas enthousiasmés par leur expérience avec l’agence : les échanges ont souvent été très tendus, parmi les pires que ces immigrants aient eus avec des francophones, et certains d’entre eux ont finalement choisi de ne pas recourir aux services d’Emploi Québec. Il est clair que, pour les individus étudiés par Arcand et Janari, apprendre le français est nécessaire pour vivre au Québec. En parallèle, tout comme les élèves du secondaire étudiés par Gérin-Lajoie et pour des raisons similaires, ils valorisent beaucoup la maîtrise de la langue anglaise : « Le fait de maîtriser davantage l’anglais que le français est toutefois perçu par les participants comme un atout au niveau d’une intégration plus globale à l’ensemble canadien et nord-américain ». Cela soulève la possibilité que leur préférence pour l’anglais puisse être un obstacle au succès de leur intégration au Québec, et puisse donc conduire à une migration hors Québec. Cette probabilité pourrait augmenter du fait que ces immigrants semblent faiblement intégrés au sein des réseaux sociaux francophones et anglophones.

Évidemment, il est coûteux de ne pas apprendre le français. Falconer et Quesnel-Vallée étudient l’un de ces coûts : les difficultés rencontrées dans l’usage du système de santé. Les anglophones tendent, nous l’avons vu, à se retrouver dans des municipalités où résident d’autres anglophones. Ces collectivités soutiennent des institutions qui fournissent des services en anglais. Toutefois, certains anglophones vivent dans des secteurs où ils forment une minorité réduite. Là où c’est le cas, les services en anglais, en particulier ceux liés aux soins de santé, risquent d’être inexistants. De plus, les anglophones unilingues sont en moyenne plus vieux, plus pauvres et moins éduqués. Or, en incluant des variables de contrôle correspondant à ces facteurs, nous apprenons que les chances que ce groupe utilise le système de santé sont plus faibles que pour les anglophones déclarant des compétences linguistiques en français. Alors qu’une santé moins bonne est toujours associée au vieillissement, à un faible revenu et un niveau d’éducation moins élevé, la santé des individus possédant ces caractéristiques et parlant un peu ou pas du tout français est donc sans doute encore moins bonne. Les résultats de Falconer et Quesnel-Vallée clarifient la raison pour laquelle la répartition géographique des anglophones et leur niveau de compétence en français sont importants.

Les articles présentés jusqu’à présent s’intéressent à la vie quotidienne des anglophones. Les deux derniers s’intéressent plutôt au travail dans l’industrie de la culture et, par conséquent, à une composante particulière de la population anglophone.

Lane-Mercier examine la production et la traduction de livres écrits par des auteurs anglo-québécois. Il est aussi difficile de définir le terme « auteur anglo-québécois » que celui d’« anglophone » : doivent-ils par exemple réellement résider au Québec, ou est-il suffisant d’avoir passé une partie de sa vie dans la province et de situer ses romans au Québec? En utilisant un critère de classification basé sur l’auto-identification (« est écrivain anglo-québécois celui qui se proclame comme tel »), Lane-Mercier montre que ceux-ci produisent un grand nombre de livres et que, depuis 2000-2004, le nombre de ces livres tend à augmenter : plus de 150 livres ont ainsi été publiés par des Anglo-Québécois entre 2010 et 2014. Montréal a remplacé Toronto comme lieu de publication le plus important entre 2005 et 2009, et le nombre de livres traduits en français chaque année a fluctué entre 2 et 11. Cela signifie au passage que la proportion de livres traduits a chuté, puisque le nombre total de livres publiés en anglais a augmenté. Néanmoins, la traduction du travail d’Anglo-Québécois tend à être bien subventionnée.

Le terme « communauté de langue anglaise » est parfois utilisé pour décrire la population anglophone. Ce terme est souvent peu pertinent car, dispersée dans la plupart des régions du Québec, avec un niveau d’éducation inégal et occupant un nombre important de professions, la population anglophone est substantiellement diverse et différenciée. Il demeure que les auteurs anglo-québécois sont relativement nombreux et partagent assez de caractéristiques pour pouvoir être considérés comme une communauté partageant des normes et échangeant. Même en prenant cela en considération, il n’est pas facile de déterminer dans quelle mesure ce groupe constitue véritablement une communauté. Par exemple, la Quebec Writers Federation a pour objectif de fournir une structure de base à cette communauté mais, même au sein de cette population relativement petite et élitiste, l’établissement d’une communauté n’a pas été un exercice aisé. Ainsi, Lane-Mercier fournit des exemples d’auteurs résidant au Québec et ayant décliné l’offre d’adhésion à la fédération en invoquant divers principes. Elle décrit, au fond, un groupe d’anglophones qui semble bien soutenu (subventions à la traduction) et florissant (si l’on se fie à la croissance du nombre de livres publiés par des Anglo-Québécois).

Robineau, quant à elle, décrit ce qui peut raisonnablement être considéré comme un autre succès : l’établissement à Montréal de musiciens « indie pop » s’exprimant en anglais, et dont certains ont connu un succès commercial. Un des arguments les plus intéressants de l’auteur est que, bien qu’il y ait des emprunts mutuels entre groupes linguistiques, ce phénomène a ses limites. En particulier, le marché de la musique anglophone est substantiellement distinct de celui de la musique francophone (« les publics anglophones et francophones se mélangent peu »). Cela implique l’existence d’une population anglophone suffisamment nombreuse – au moins à Montréal – et possédant suffisamment de ressources pour soutenir un mouvement culturel important, et dont la qualité est parfois assez élevée pour répondre aux normes établies par les marchés internationaux. Cela semble assez encourageant.

Pour conclure, disons que la population anglophone a pour elle du bon et du mauvais. Montréal accueille un éventail assez large de communautés, dont les membres ont accès à des services dans leur langue la plupart du temps. Un grand nombre de ces individus sont aisés. Des concentrations d’anglophones importantes se retrouvent dans des municipalités à l’extérieur de Montréal – dans certaines parties de l’Estrie, de l’Outaouais et de la rive nord de la vallée du Saint-Laurent, par exemple. Cependant, il n’y a pas de minorité anglophone de taille importante dans ces agglomérations et, en fonction de leur niveau de maîtrise du français, ces anglophones peuvent trouver leur vie plus ou moins compliquée. Il est difficile de douter du fait que les anglophones reconnaissent l’importance de la maîtrise du français : 95 % des Anglo-Québécois qui ont au moins un enfant dans leur ménage déclarent qu’il est « très important » ou « important » que leurs enfants parlent français (Corbeil, Chavez et Pereira, 2010, p. 95). Dans la mesure où leurs enfants développent ces compétences, il est probable que la proportion de jeunes anglophones prévoyant quitter le Québec chutera – la performance économique du Québec relativement à d’autres régions du Canada demeurant un facteur probablement au moins aussi important. Il existe en fait un mécanisme ayant le potentiel d’augmenter le niveau de maîtrise de la langue française chez la population anglophone du Québec… La fréquentation des écoles dont la langue d’enseignement est l’anglais a ainsi chuté de manière abrupte, de 248 000 élèves en 1971 à 108 000 en 2006. La qualification de ce phénomène comme un problème ou non est précisément le type de question qui fait l’objet de débats.