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Reprenant son mémoire de maîtrise, Magaly Brodeur propose une étude des impacts de la prohibition du jeu (au Canada), entre 1892 et 1970, sur la vie politique et sociale montréalaise. Elle s’intéresse plus particulièrement aux impacts de cette prohibition sur le crime organisé et la corruption municipale qui l’accompagne (première partie de l’ouvrage) et au débat sur la possibilité de transformer l’industrie du jeu en source fiscale municipale (seconde partie de l’ouvrage). Si le traitement de ces deux thèmes est mené de manière relativement indépendante, la question de la situation budgétaire difficile et de la structure fiscale de la ville de Montréal fait le pont entre les deux et du coup, sert, en quelque sorte, de fil conducteur de l’analyse.

Cet ouvrage vient nous rappeler que, malgré l’importance de l’agglomération dans le développement social et culturel du Québec et du Canada, l’histoire municipale de Montréal reste encore à faire dans nombre de dimensions et plusieurs épisodes sont restés dans l’ombre de la recherche historienne, voire ont été simplement ignorés.

En toile de fond de l’étude de Magaly Brodeur, il y a le « Montréal, ville ouverte » de la première moitié du 20e siècle – une renommée peu enviable à l’échelle continentale. Il ne s’agit toutefois pas ici de porter un jugement moral ou politique sur cet état de fait mais de mettre au jour les éléments qui permettent de mieux comprendre la vie municipale montréalaise de 1890 à 1970. D’ailleurs, accrocheur, le titre de l’ouvrage est quelque peu trompeur car, si la première partie est centrée sur le vice, la corruption et le crime organisé à Montréal, la seconde porte plutôt sur les finances et les stratégies fiscales municipales. Ce qui relie ces deux études relativement indépendantes l’une de l’autre, c’est le fait qu’à Montréal, à l’instar de ce que l’on observe dans les autres grandes villes nord-américaines, le jeu est considéré comme un mal nécessaire dont les pratiques méritent d’être canalisées au moyen de la fiscalité. Comme le seront aussi beaucoup d’autres « vices » et loisirs : par exemple, la consommation de l’alcool et du tabac, la fréquentation des salles de cinéma et des arts de la scène (taxe d’amusement, dite du sou du pauvre).

Tirant habilement parti des travaux sur le crime organisé à Montréal, d’une part, des informations révélées par la succession de commissions d’enquêtes sur la corruption à Montréal, entre 1910 et 1950, d’autre part, la première partie de l’ouvrage rappelle le caractère « exceptionnel de Montréal en matière de jeux de hasard et d’argent » (p. 11) et en tant que centre névralgique du crime organisé à l’échelle nord-américaine et, partant, du système de protection qui a sévi dans la métropole canadienne, surtout au sein des institutions municipales. La véritable originalité de l’ouvrage se trouve dans la deuxième partie, qui propose une analyse d’un pan oublié de la fiscalité montréalaise, soit la revendication de la légalisation du jeu doublée du droit à imposer les jeux de hasard. Ajouté à la panoplie des nouvelles sources de revenus introduites au milieu des années 1930, cet impôt municipal devait permettre d’atteindre enfin l’équilibre budgétaire d’une ville constamment en déficit. Cela culmine avec le court épisode de la « taxe volontaire » – une loterie municipale déguisée et illégale sous la mairie de Jean Drapeau en 1968-1969. Un impôt expérimenté à l’échelle municipale et qui, comme plusieurs autres auparavant (impôt progressif sur le revenu, taxe de vente, taxe sur les appareils téléphoniques) sera provincialisé – avec la création de Loto-Québec en 1970.

Bien écrit, l’ouvrage de Magaly Brodeur apporte donc un regard neuf sur une dimension encore trop peu étudiée de l’histoire sociale et politique de Montréal et ouvre la voie à d’autres recherches. Il est cependant regrettable qu’elle n’ait pas pris la peine d’examiner, ne serait-ce que de manière exploratoire ou tout au moins d’évoquer le fait que crime organisé et corruption ne sont pas le seul fait de la ville de Montréal mais touchent aussi la vie municipale de banlieue – comme le montre bien la série des mises en tutelle et enquêtes de la Commission municipale du Québec sur plusieurs municipalités de la banlieue montréalaise dans les années 1950 et 1960. Cette prise en compte de la couronne montréalaise aurait été d’autant plus souhaitable qu’à compter des années 1930, les stratégies fiscales de la ville de Montréal cherchent à mettre les municipalités de banlieue et les banlieusards à contribution.