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Dans cet ouvrage, Normand Perron analyse le rôle de l’État dans la diffusion des connaissances agricoles et dans la modernisation effective de l’agriculture de 1850 à 1950. Cette étude comprend six chapitres distincts. Dans le premier chapitre, l’auteur présente la méthodologie et les sources de sa recherche. Puis, dans le second, il défend la pertinence de Charlevoix comme terrain d’enquête tout en soulignant ses particularités. Dans le troisième, il démonte les stratégies de communication de l’État à l’échelle provinciale et, dans le quatrième, il scrute les modalités effectives de l’encadrement des agriculteurs dans Charlevoix. Enfin, dans les deux derniers chapitres de l’ouvrage, il vérifie plus précisément les répercussions concrètes de ces discours et de ces actions de l’État sur la modernisation des activités agricoles dans Charlevoix durant la période étudiée.

Dans l’introduction, N. Perron souligne que la volonté de l’État de moderniser l’agriculture s’inscrit dans une vision plus large de la société et de l’économie du Québec. Cette volonté de moderniser l’agriculture représente l’une des réactions des élites politiques et religieuses de l’époque à l’émigration massive des Canadiens français vers les États-Unis. La rentabilisation des activités agricoles devait représenter un frein à l’exode des familles rurales. L’auteur ne relève toutefois pas la dimension contradictoire de ce discours. Cette modernisation de l’agriculture, loin de freiner l’exode des ruraux, a plutôt favorisé à long terme la concentration des exploitations, la hausse des rendements et de la productivité du travail et, donc, la diminution relative de la main-d’oeuvre nécessaire dans le secteur agricole.

L’action de l’État (et des partisans de la modernisation) vise effectivement à favoriser l’adoption de nouvelles méthodes et de nouvelles techniques, l’acquisition de nouveaux outils et enfin l’organisation de la production, de la transformation, de la commercialisation des produits agricoles en fonction des marchés intérieurs et extérieurs disponibles. Cette action comprend plusieurs volets et l’auteur en montre l’évolution de 1850 à 1950. Elle s’amorce d’abord, au milieu du XIXe siècle, par le soutien aux sociétés d’agriculture régionales et locales et à leurs activités dont les nombreux concours et expositions. L’appui financier aux journaux spécialisés et aux premières fermes modèles constitue aussi l’une des premières modalités de cette contribution de l’État dans le secteur agricole. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’État intervient également en soutenant la création d’institutions d’enseignement professionnel dans le domaine. Au tournant du XXe siècle, cette action se poursuit avec l’adoption de lois favorisant la création de coopératives et des syndicats agricoles. Elle s’intensifie sous la pression des élites et des agriculteurs par la mise en place de mécanismes favorisant le crédit agricole et la régulation de la production et des marchés. L’État accroît finalement son intervention financière par l’octroi de subventions aux organisations agricoles et, enfin, aux agriculteurs eux-mêmes. Cette étude de la diffusion des connaissances nécessaires pour moderniser l’agriculture dépasse le simple repérage des instruments mis en place par l’État. L’auteur examine la pertinence et l’efficacité relatives des moyens employés. Il s’intéresse donc aux modalités du transfert des connaissances destinées aux agriculteurs et à leurs répercussions sur l’évolution des modes effectifs de culture et d’élevage dans la région de Charlevoix.

L’État et les propagandistes du progrès agricole ont élargi au fil des décennies l’éventail de leurs moyens de diffusion. Le développement de canaux de diffusion à l’échelle régionale, puis locale, comme les cercles agricoles, suggère une évolution des stratégies de communication vers une action de plus en plus structurée à partir du milieu local. C’est autour du clocher, souvent du curé lui-même, que s’organise l’encadrement des agriculteurs. Le curé et les élites laïques, incluant certains exploitants agricoles mieux dotés, représentent les intermédiaires dans les paroisses et dans la région de ce programme de modernisation de l’agriculture. Quel est le rôle respectif de l’État et des diverses composantes de la société civile dans l’adoption de cette nouvelle stratégie ? Leur agenda et leurs intérêts sont-ils toujours convergents ?

L’auteur examine aussi la réceptivité des agriculteurs aux moyens de diffusion et aux innovations proposées. La question est envisagée sous l’angle de la vitalité des organisations agricoles et de l’adoption et du bon usage des innovations. L’État (et les partisans de la modernisation) propose l’adoption d’innovations qui peuvent briser la cohésion de la famille dans la société rurale. L’auteur avance, comme d’autres avant lui, l’idée d’une résistance « naturelle » à l’innovation dans cette société rurale égalitaire peu investie du capitalisme. Dans cette perspective, l’innovateur doit se démarquer des autres membres de la collectivité et l’innovation contribue éventuellement à accroître les disparités économiques. Cependant, la lenteur des innovations peut également provenir du manque général de moyens plutôt que du refus obstiné d’innover. Le portrait des principaux acteurs locaux de la modernisation dans Charlevoix, tantôt gros exploitants, marchands et dirigeants politiques, montre d’ailleurs que l’adhésion à ces nouvelles méthodes et surtout l’acquisition de nouveaux moyens de production plus modernes (animaux de race, silos, tracteurs) contribuent davantage à la distinction et à la reconnaissance sociales des élites qu’à leur marginalisation au sein de la communauté locale. L’action de l’État visait, selon l’auteur, à favoriser l’émergence d’une élite moderniste parmi les agriculteurs. Or, dès le départ, cette action s’appuie, à l’échelle locale et régionale, sur des exploitants plus conscients des bienfaits de la modernisation. L’action de l’État a-t-elle finalement servi davantage à consolider les acquis de cette élite déjà bel et bien présente dans le milieu plutôt qu’à améliorer réellement les conditions de la masse des exploitants ?

Cette recherche extrêmement fouillée apporte une contribution originale à la fois sur l’évolution de l’agriculture et sur le rôle de l’État dans la modernisation de ce secteur économique. Le choix de Charlevoix comme terrain d’enquête repose d’abord sur la connaissance presque intime que le chercheur avait déjà acquise de ce terroir dans le cadre de la production d’une imposante synthèse d’histoire régionale. Quoique l’auteur défende habituellement la pertinence de son choix, les conditions relativement défavorables de ce terroir, tant le climat, la qualité des sols que la situation géographique, n’en font pas de prime abord un milieu propice à la modernisation de l’agriculture et à son intégration dans l’économie de marché. La question demeure ouverte pour d’autres régions mieux dotées que Charlevoix.

Dans l’ensemble, N. Perron réussit bien à montrer que l’État a représenté l’un des intervenants majeurs de la modernisation de l’agriculture de Charlevoix et du Québec de 1850 à 1950. Cependant, d’autres acteurs de la société civile ont agi en faveur de l’avancement de l’agriculture et de son intégration à l’économie de marché et l’auteur en est bien conscient. L’action de ces divers groupes semble, dans une certaine mesure, assimilée par l’auteur à des initiatives directes ou indirectes d’un État qui organise et supervise. Cet État provincial est-il si interventionniste ? Les diverses interventions étatiques dans le domaine sont-elles vraiment planifiées et sont-elles ensuite efficacement coordonnées ? Les recherches subséquentes pourront aussi éclairer davantage les rapports entre les divers représentants de l’État et les nombreux autres acteurs intéressés par la modernisation de l’agriculture. Ces recherches pourront aussi éclairer la dynamique des rapports entre des individus, des institutions et des groupes de pression ne partageant pas toujours la même vision et les mêmes intérêts sur la question agricole. Enfin, au-delà de la promotion des nouvelles méthodes et des nouvelles cultures, on doit aussi se questionner sur l’évolution de la conception des représentants de l’État et des élites concernant la place relative de l’agriculture dans la société et dans l’économie du Québec entre 1850 et 1950. Le triomphe de l’industrialisation et de l’urbanisation durant ce même siècle n’a-t-il pas modifié la prémisse même de la question ?