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J’aurais bien aimé avoir pu profiter de cet ouvrage lorsque j’ai écrit l’histoire de l’immigration au Québec au début des années 2000 (voir Un siècle d’immigration au Québec : de la peur à l’ouverture). C’est dire à quel point l’ouvrage édité par Guy Berthiaume, Claude Corbo et Sophie Montreuil constitue un apport considérable à la compréhension de l’immigration au Québec dans une perspective historique. Le livre est écrit en grande partie par des experts, dont la plupart sont membres des groupes en question. De plus, chaque chapitre est illustré par des témoignages provenant de personnalités issues du groupe. Une des grandes qualités de l’ouvrage est de réussir le défi de présenter les histoires d’immigration avec un cadre d’analyse commun qui structure les chapitres de façon comparable. De plus, le tableau chronologique qui va de 1840 à 2000, constitue un outil pédagogique fort utile.

Les histoires d’immigration concernent en fait 14 groupes présentés en ordre chronologique. Afin de faciliter la discussion, je vais regrouper les groupes d’immigrants en trois grandes périodes, qui constituent le reflet à la fois de la conjoncture politique et économique et des besoins en main-d’oeuvre du Canada et du Québec véhiculés par la politique d’immigration.

La première période fait référence à ce que j’appellerais la « vieille » immigration, couvrant les années 1840-1945. Cette période est surtout caractérisée par un contexte politique visant le peuplement, dans le cadre d’une industrialisation émergente et en croissance rapide. Les quatre groupes retenus représentent bien cette période : il s’agit des groupes écossais, irlandais, italiens et yiddish. Évidemment, ces quatre groupes se différencient sur plusieurs points. D’abord, les groupes écossais et irlandais font partie de l’immigration britannique, qui est à l’origine de la constitution d’un des deux groupes fondateurs du Canada (avec les Canadiens français). Ces deux groupes se sont fondus dans ce que l’on appelle aujourd’hui le groupe anglophone. Catherine Bourbeau affirme même que le groupe écossais est maintenant peu connu et souvent évacué de la mémoire collective. Enfin, les deux groupes ont cessé de se renouveler avec la fin de l’émigration dans les années 1960. Dans son chapitre, Simon Jolivet nous rappelle que le groupe irlandais (surtout les élites protestantes) s’est rangé du côté du gouverneur britannique dans le but d’assurer la continuité de la monarchie constitutionnelle, d’accueillir les immigrants des îles britanniques et d’entreprendre l’assimilation des francophones canadiens (p. 27).

Le groupe italien se démarque de façon importante des deux premiers groupes. Le chapitre de Bruno Ramirez est exemplaire à bien des égards, en ce qu’il documente de façon approfondie le rôle des réseaux et des intermédiaires dans le recrutement de travailleurs italiens, de même que le rôle de la réunification familiale, favorisée par la composante de parrainage de la politique d’immigration.

Enfin, Pierre Anctil nous rappelle l’importance du groupe juif d’origine est-européenne, comme en témoigne le fait qu’entre 1900 et 1950, le yiddish est la troisième langue au Québec. L’histoire de ce groupe nous permet de constater, d’une part, la compartimentation ethnoreligieuse rigide de Montréal à cette époque et, d’autre part, le rôle politique important de ce groupe dans les mouvements de gauche.

La deuxième période couvre la période de l’après-guerre, 1945-1970, et comprend les groupes polonais, sépharades, grecs et portugais. Cette période se caractérise par la reprise économique et de nouveaux besoins en main-d’oeuvre. Les quatre groupes de cette période ont plusieurs choses en commun, dont l’insertion économique dans un marché de travail en expansion, surtout dans des emplois moins qualifiés, et une insertion linguistique limitée à cause d’un système d’éducation ségrégé. Néanmoins, quelques particularités méritent mention. Par exemple, on apprend que les agents de recrutement se rendent dans les provinces polonaises les plus démunies pour attirer des immigrants requis pour la construction du chemin de fer (Magdalena Dembinska et Katarzyna Karnaszewska). Le groupe grec illustre bien la division des groupes en classes sociales, de même que les divisions politiques concernant l’évolution politique de la Grèce (Stephanos Constantinides). On est par ailleurs fascinés par la façon dont le groupe portugais a façonné le Plateau Mont-Royal (Miguel Simäo Andrade). C’est également dans ce chapitre sur les Portugais qu’apparaît la notion de famille transnationale, qui est devenue prédominante dans les théories migratoires actuelles. Enfin, un deuxième chapitre sur l’immigration juive en provenance de l’Afrique du Nord, surtout du Maroc, permet de comprendre l’importance des institutions religieuses (ici les synagogues) et scolaires dans le processus d’intégration (Yolande Cohen).

Dans la troisième période, de 1970 à 1995, on assiste à un changement radical dans la politique d’immigration : les critères de préférence, ethniques et raciaux, laissent place à des critères axés sur la qualification professionnelle, ouvrant ainsi la porte à de nouveaux groupes d’immigrants jusque-là exclus et provenant de pays en voie de développement : il s’agit des groupes haïtiens, latino-américains, asiatiques (vietnamiens, cambodgiens et laotiens), libanais, d’Afrique subsaharienne et maghrébins.

Cette période, du fait de cette diversité « raciale », voit apparaître la notion de minorités visibles et la problématique du racisme et de la discrimination sur le marché du travail. C’est dans le chapitre sur le groupe haïtien qu’apparaît pour la première fois, d’une part, l’idée de ghettos d’emploi dans les manufactures et, d’autre part, la notion de « racialisation » des inégalités au Québec (Marjorie Villefranche). On retrouve la même idée d’intégration difficile et de discrimination pour le groupe latino-américain (José Del Pozo). Le groupe asiatique introduit la notion d’économie ou d’enclave ethnique (Louis-Jacques Dorais). Le groupe libanais appartient à un nouveau type d’immigration lié à la politique québécoise d’immigration en faveur de la francophonie (Sami Aoun et Sari Madi). Pourtant, l’appartenance au groupe francophone ne facilite pas nécessairement l’intégration économique, intégration difficile s’il en est, due entre autres à la méconnaissance de la langue anglaise. L’immigration africaine est encore très récente et tellement diversifiée qu’il est difficile d’en présenter un portrait cohérent (Christian Agboli). Enfin, l’immigration maghrébine constitue un autre exemple d’immigration favorisée par le Québec sur la base de l’appartenance linguistique : comme pour les Libanais, l’intégration économique est difficile, comme en témoignent les statistiques de chômage et le processus de déqualification (Rachida Azdouz). Enfin, le chapitre fait rapidement mention de la polémique sur le hijab qui a affecté le groupe maghrébin. Mais cela est une autre histoire à raconter un jour, puisque l’ouvrage se termine vers la fin des années 1990.

Une lecture transversale plutôt que chronologique permet de constater à quel point le processus migratoire comporte des éléments quasi universels. Trois constantes traversent l’expérience migratoire de tous les groupes. Premièrement, il est clair que l’immigration est l’envers de la médaille de l’émigration : tous les groupes ont été poussés, voire forcés, à émigrer pour des raisons historiques relevant de guerres, de conflits, d’oppression, de corruption, de répression, de crises économiques et de pauvreté. Deuxièmement, l’intégration relève davantage de mécanismes internes aux groupes que de politiques officielles. Le rôle des associations ethnoculturelles et des Églises a été particulièrement central dans le processus d’intégration. Enfin, avec le temps, il semble que l’intégration soit « réussie ». En tout cas, tous les chapitres des deux premières périodes concluent à une intégration réussie des groupes en question. Seule la dernière période, témoin d’une immigration sous le signe de la « visibilité », insiste sur les obstacles à l’intégration liés au racisme et à la discrimination. Cette vision idyllique pose un problème méthodologique central à toute oeuvre historique : se peut-il que la mémoire historique balaie les difficultés réelles d’intégration en ne retenant que les éléments positifs? Ou bien s’agit-il de difficultés qui s’estompent avec le temps?

Un dernier mot sur la représentativité des 14 groupes retenus. Dans l’ensemble, ces groupes représentent bien l’histoire de l’immigration au Québec. Je formulerais deux bémols : (i) deux groupes importants sont absents de la liste, soit ceux de la France et de la Chine, qui font partie des 10 principaux groupes en 2011 et (ii) le regroupement des derniers groupes (asiatiques, africains et maghrébins) appauvrit le cadre monographique du livre, qui devait permettre de faire le lien direct entre un groupe et son pays d’origine.