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On oublie trop vite qu’il n’y a pas si longtemps l’État jouait encore un rôle fondamental dans le développement de nos sociétés. Son évolution vers l’État qu’on connaît de nos jours a fait disparaître une espèce intéressante, le « grand commis de l’État », dont Pierre Juneau (1922-2012), qui fait l’objet de cette biographie d’Yves Lever, était l’incarnation même. Ce n’était pas un fiscaliste, ni un expert en diplomatie internationale, ni un économiste, ni un agronome ; simplement un homme de culture, et c’est dans le domaine de la culture qu’il a laissé sa marque.

Lever nous rappelle les étapes de la carrière de Juneau, en évitant je crois, le piège des biographes, de « transformer quelqu’un en une sorte de personnage, de héros ». Entré à l’Office national du film en 1949, où il fut notamment chef de la production française, Juneau a été ensuite, à tour de rôle, vice-président du Bureau des gouverneurs de la radiodiffusion, premier président du CRTC, ministre des Communications (brièvement), président de la Commission de la capitale nationale, sous-secrétaire d’État, sous-ministre des Communications, et président de la Société Radio-Canada avant de prendre sa retraite officielle en 1989. Son unique employeur aura été le gouvernement du Canada, et il continuait à exercer « une influence déterminante » sur le milieu, notamment en créant un petit ONG international, le Conseil mondial de la radio-télévision, auprès de l’Unesco, ainsi qu’en présidant le Comité d’études des mandats des organismes audiovisuels fédéraux dans les années 1990.

À travers ce long parcours, Juneau a été, avec constance et cohérence, un ardent défenseur de la culture canadienne et du service public, dans un sens très large. On se souviendra longtemps de lui comme celui qui a introduit les mesures de canadianisation des ondes audiovisuelles, notamment par l’imposition des quotas de contenu canadien, lorsqu’il était président du CRTC au début des années 1970.

À ce sujet, Juneau aimait beaucoup raconter l’anecdote suivante (non reprise dans le livre de Lever). Il venait de proposer les premiers quotas de contenu canadien musical à la radio et les patrons de l’industrie étaient en colère. « Ils faisaient la queue à la porte de mon bureau. Je les recevais chacun à son tour et ils me répétaient tous la même histoire : si on imposait des quotas, ils ne pourraient pas tenir le coup et ce sera la fin de la radio canadienne. Je les écoutais poliment mais finalement j’ai décidé de maintenir les quotas – et chacun de ces hommes d’affaires est devenu milliardaire malgré cela… »

En fait, Pierre Juneau fut aussi l’un des architectes de la mise en place du paradoxe des industries culturelles canadiennes, où l’utilisation intelligente des ressources de l’État a fini par faire la promotion économique de la culture, aussi bien que la promotion de la culture tout court. Paradoxe parce que, même si Juneau ne mettait pas du tout en question le système capitaliste, il déplorait la marchandisation de la culture (l’omniprésence du sport professionnel à la télé, la commercialisation à outrance du cinéma, la dépendance de la télé publique envers la publicité…).

On se rappelle aussi, en lisant cette biographie, qu’il fut un temps où il y avait encore de la place pour des intellectuels publics dans les grandes institutions publiques. Pierre Juneau faisait siéger au CRTC des gens de la trempe de Northrop Frye, Pierre Dansereau, Harry Boyle, Jacques Hébert…

Sans trop l’idéaliser, le livre de Lever nous rappelle également que sous la direction de gens comme Juneau l’État canadien s’est fait pionnier dans la communication sociale. Bien avant l’arrivée des « médias sociaux », l’ONF parrainait l’usage de la vidéo dans l’animation communautaire, le CRTC encourageait l’expérimentation des « médias aux pieds nus » (barefoot media, selon l’expression de Juneau), et une commission d’étude du ministère des Communications, la Télécommission (où siégeait Juneau) proposait la reconnaissance d’un droit universel à la communication.

L’association étroite de Juneau avec Pierre Trudeau, avec qui il entretenait des liens d’amitié ainsi que politiques et philosophiques, fait en sorte que son apport reste sous-estimé au Québec. C’est malheureux, mais cette biographie y apporte un correctif. Comme Yves Lever nous le rappelle (en citant la journaliste Véronique Robert), Pierre Juneau « est plus populaire auprès des chanteurs rocks que des intellectuels québécois ».