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Le réseau de la santé est peuplé d’une panoplie de spécialistes, médicaux ou paramédicaux, définis par des attributions soigneusement distinctes et qui, régulièrement, manoeuvrent pour entretenir cette spécificité qui contribue à les qualifier comme professionnels à part entière. Le présent article analyse l’impact de ces dynamiques professionnelles sur les pratiques de soins, en établissant un lien entre l’évolution du travail clinique, la constitution d’une clientèle de patients et l’administration du réseau de la santé. Une telle approche, centrée sur l’histoire et la sociologie des professions, offre des pistes d’explication à un certain nombre de questions dont celle de la croissance ininterrompue du système de santé et du champ sanitaire en général depuis 1970.

Cet article met l’accent sur l’évolution du travail clinique proprement dit, à rebours d’une vaste portion de la littérature scientifique sur la santé qui accorde peu d’attention aux transformations du travail concret des cliniciens, notamment paramédicaux. Une majorité d’études semblent en effet assumer que chaque groupe professionnel remplit un rôle fixe et naturel, qui change peu au cours des années. Les travaux de Peter Twohig (1999) montrent pourtant à quel point, au contraire, les fonctions des divers travailleurs hospitaliers se sont transformées au cours du siècle. Mon propre travail (2003) abonde dans le même sens et associe le développement de nouvelles tâches aux aspirations des cliniciens eux-mêmes : ceux-ci, en faisant reconnaître de nouvelles catégories diagnostiques, s’approprient de nouvelles clientèles et améliorent ainsi leur statut professionnel. Ce propos rejoint celui de Keith Wailoo (1997) et Sébastien Piché (1999) qui soulignent l’importance des pratiques de diagnostic dans la conquête de nouvelles positions dans le milieu de la santé, et répond aux voeux de Goulet et Paradis (1992) qui plaident en faveur d’une histoire des processus de spécialisation et des méthodes diagnostiques au Québec. À la suite de théoriciens de la sociologie des professions, comme Andrew Abbott (1988), on montrera aussi comment l’évolution de l’exercice et du champ d’action d’une profession donnée est intimement liée aux relations de proximité entretenues avec d’autres groupes professionnels concurrents.

Le présent article entend donc décrire l’implantation de nouvelles pratiques de diagnostic par des acteurs paramédicaux et montrer en quoi ces innovations sont indissociables de l’avancement professionnel de ces acteurs. Pour illustrer cette démarche, l’histoire d’une profession paramédicale particulière, soit l’orthophonie au Québec entre 1970 et 2002, servira de cas d’espèce. En observant les liens entre promotion professionnelle et évolution des diagnostics dans cette discipline, sera complétée utilement une littérature savante plutôt centrée sur l’étude de la formation professionnelle, de la culture corporative et de la situation des patients. L’étude des professions paramédicales s’en trouvera enrichie, sa représentation en sociologie et en histoire, malgré le travail pionnier de Fahmy-Eid (1997), restant à ce jour inférieure à leur poids réel en santé.

L’orthophonie (en anglais « speech therapy ») est une profession paramédicale, très majoritairement féminine[1] et vouée aux troubles de la parole et du langage. Les orthophonistes occupent dans la hiérarchie des professions de santé une position similaire à celle d’autres groupes paramédicaux comme les physiothérapeutes ou les ergothérapeutes. Il s’agit d’une petite profession qui compte, au Québec, moins de cent membres en 1970, un nombre qui augmente rapidement après 1980 pour atteindre le millier au tournant du siècle. Bien que l’orthophonie entretienne des liens institutionnels étroits avec une autre discipline, l’audiologie, je ne traiterai ici que de l’orthophonie.

Cet article compte trois parties qui analysent des thèmes comme l’organisation systémique du réseau de la santé, le rôle des pratiques de diagnostic et le développement de filières de référence entre les cliniciennes. La première décrit succinctement l’apparition de la profession au Québec avant de se concentrer sur l’évolution de son champ d’expertise qui, après 1970, se déplace du traitement de troubles anatomiques vers les domaines psychologique et psychiatrique. La seconde partie montre comment, après 1985, le champ orthophonique s’étend à des diagnostics d’ordre neurologique et englobe progressivement une palette de plus en plus large de problèmes de communication. La dernière partie décrit en quelle manière cette extension entraîne à la fois une augmentation du nombre de patients et une amélioration du statut professionnel des orthophonistes[2].

L’orthophonie avant 1985

Des auxiliaires spécialisées

Outre une poignée de pionnières autodidactes, la réelle implantation de l’orthophonie en milieu hospitalier au Québec date du début des années 1950, à l’invitation de certains médecins spécialistes, surtout des oto-rhino-laryngologistes (ORL) ou des physiatres, dont la pratique requiert le soutien d’auxiliaires spécialisées en troubles de la parole. En 1956, un petit groupe de physiatres de l’Institut de réhabilitation de Montréal inaugure le premier programme de formation en orthophonie-audiologie au Canada, un programme de maîtrise professionnelle au sein de l’École de réhabilitation de l’Université de Montréal (ÉRUM)[3]. Dirigée par ces quelques médecins, l’École forme rapidement plus d’une dizaine de nouvelles orthophonistes par an, auxquelles s’ajoutent bientôt un petit nombre de diplômées de la School of Communication Sciences and Disorders de l’Université McGill, fondée en 1963 par des ORL du Royal Victoria Hospital. En 1970, le Québec compte près d’une centaine d’orthophonistes dont la grande majorité sont issues de l’ÉRUM et travaillent dans des hôpitaux sous la direction de médecins physiatres, ORL ou pédiatres.

Dans les années 1960, l’autorité de ces médecins pèse lourd sur le travail orthophonique. D’entrée de jeu, les programmes d’enseignement de l’ÉRUM ou de McGill ont pour mission d’approvisionner ces spécialistes en assistantes dont le champ d’action ne déborde pas la médecine anatomique. À l’ÉRUM, l’enseignement est essentiellement technique et axé sur les savoirs anatomiques qui intéressent les physiatres : 50 % des heures de cours sont ainsi consacrées à l’anatomie générale plutôt qu’aux mécanismes spécifiques du langage, au grand dam de plusieurs enseignantes et étudiantes.

Dans les hôpitaux, les médecins physiatres et ORL confient essentiellement aux orthophonistes des tâches de rééducation de la parole chez des victimes de blessures physiques (au palais, entre autres) ou d’opérations (comme une laryngectomie). Le fait de se limiter ainsi aux séquelles de lésions anatomiques tronque considérablement le champ officiel d’intervention de l’orthophonie, tel qu’il est légalement défini au Québec en 1964 et qui s’étend en principe à l’ensemble des problèmes d’articulation, de vocabulaire ou de syntaxe, qu’ils soient d’origine physiologique ou non. Les physiatres et les ORL ne confient de plus que leurs propres patients sur lesquels ils gardent pleine autorité, se réservant le droit d’assigner aux orthophonistes les objectifs à poursuivre.

Ce rôle d’exécutante déplaît à bon nombre d’orthophonistes, dont plusieurs ont précisément choisi une profession paramédicale pour échapper à ce qu’elles considèrent comme l’état de servitude imposé aux infirmières (Fahmy-Eid, 1997, p. 269-306). Prenant modèle sur ce qu’elles croient être la situation aux États-Unis, ces contestataires, comme Germaine Huot à l’ÉRUM ou Pierre Marois à l’hôpital Notre-Dame de Québec, revendiquent le pouvoir de diagnostiquer et de faire admettre leurs propres cas, sans attendre la référence des médecins. Ces velléités d’autonomie génèrent des conflits qui tournent souvent au détriment des trouble-fêtes. Après 1968, cependant, diverses réformes étatiques en santé et en éducation contribuent à faire évoluer la situation.

Un « système » de santé

Dès 1961, le gouvernement provincial s’apprête à prendre en charge les dépenses et la gouverne du réseau de la santé. Le souci de contrôler les coûts de la main-d’oeuvre devient un enjeu crucial qui influence jusqu’aux délibérations de la commission Parent sur l’éducation, qui se penche sur l’avenir de la formation professionnelle. Les commissaires, estimant que le meilleur moyen de limiter les coûts est de réduire les dédoublements entre les nombreux corps d’emploi, adoptent à cet égard une perspective systémique en favorisant une spécialisation et une différenciation croissantes entre les professions de santé.

Les programmes universitaires de formation sont particulièrement ciblés. Déposé en 1964, le tome II du rapport Parent exige des critères d’admission plus précis et les commissaires recommandent notamment de ne plus accepter les diplômes d’études classiques, poussant l’ÉRUM, qui veut préserver sa base de recrutement, à créer un baccalauréat spécialisé comme étape préalable à la maîtrise professionnelle en orthophonie. En 1969, la section d’orthophonie-audiologie de l’ÉRUM ouvre ainsi un programme de premier cycle dont l’implantation aura deux impacts sur la profession : une autonomisation des contenus d’enseignement et une rapide croissance des effectifs au sein du programme alimenté en recrues par les nouveaux cégeps. De 1969 à 1972, le nombre d’inscrites passe à quinze, puis à vingt et bientôt à une trentaine chaque année. Avec la diplomation de ces cohortes, les effectifs de la profession explosent et, d’une centaine en 1970, passent à 230 en 1975 et à plus de 600 à la fin des années 1980. Ces nouvelles venues sur le marché du travail investissent rapidement une plus large variété de milieux d’exercice.

Une spécialisation des services de deuxième ligne

Bon nombre de recrues décrochent des emplois non pas dans les hôpitaux mais dans des centres de réadaptation physique. Ces établissements, dits de deuxième ligne, recueillent les victimes de blessures physiques qui quittent l’hôpital pour entamer leur rééducation. Après 1970, ces centres croissent et se multiplient rapidement, contribuant à diffuser la pratique de l’orthophonie dans des régions, comme la Mauricie, où elle était jusque-là absente. Le secteur de la réadaptation s’autonomise ainsi du milieu hospitalier et le pouvoir médical s’y fait plus distant. Les orthophonistes, les physiothérapeutes et les ergothérapeutes y évaluent, sélectionnent et traitent leurs patients sans se limiter à un simple travail d’assistance. Cette liberté se manifeste par l’enregistrement accru des actes thérapeutiques au service d’orthophonie lui-même (plutôt qu’à l’unité de soins du médecin), et par le diagnostic et la prise en charge d’une plus large palette de problèmes, comme la dysarthrie ou la rééducation langagière des aphasiques, qui débordent rapidement le champ médical.

Cette trouée vers de nouveaux territoires en deuxième ligne s’explique par la pression de l’État québécois en faveur de la spécialisation des établissements. De fait, les suggestions du rapport Castonguay-Nepveu sur la santé, publié entre 1967 et 1972, ainsi que les directives du ministère des Affaires sociales après cette date, engagent à leur tour une conception systémique selon laquelle chaque type d’établissement doit se caractériser par sa complémentarité, et donc sa différence, par rapport aux autres. Traduit en mesures concrètes, ce postulat force les centres de réadaptation, qui doivent justifier leur financement, à se distinguer de l’hôpital pour mieux s’en présenter comme le complément. Or, une manière aisée et crédible de développer des créneaux distincts reste de reconnaître les diagnostics jusque-là négligés des paramédicales, pour accueillir des problèmes sous-exploités comme, en orthophonie, les entraves lexicales ou articulatoires qui n’ont pas une origine anatomique.

Ces conditions permettent le déploiement de nouvelles « filières de références », c’est-à-dire de nouvelles manières pour les orthophonistes de faire admettre des patients dans le circuit de la santé, de les confier à des collègues ou de recevoir des références. Dans les centres de réadaptation, les orthophonistes n’ont plus à compter sur les médecins physiatres ou ORL pour recevoir des clients et elles développent plutôt des relations étroites avec des audiologistes hospitaliers ou en milieu scolaire, qui leur acheminent des cas. Des filières similaires se développent dans certains hôpitaux grâce aux références d’audiologistes et de médecins d’autres spécialités, le portrait général évoluant dans le sens d’une autonomie accrue là où l’accès aux patients ne dépend plus des physiatres ou des ORL.

Quoique les centres de réadaptation offrent une plus grande autonomie, la réadaptation physique n’est cependant pas exempte d’irritants. Les orthophonistes s’y trouvent en effet encore en minorité devant des experts de la rééducation motrice, cette fois des physiothérapeutes et des ergothérapeutes, et les normes officielles faites sur mesure pour ces dernières privilégient encore les problèmes moteurs, faisant parfois obstacle à l’admission des problèmes d’origine non anatomique[4].

Le virage vers la psychologie

À l’ÉRUM, la création d’un baccalauréat spécialisé entraîne aussi une refonte qui affranchit les programmes de l’orbite de la physiatrie. Après 1970, on évacue les contenus médicaux au profit de cours spécialisés et les deux dernières années du baccalauréat sont désormais consacrées pour plus de 60 % à des cours inédits d’orthophonie et d’audiologie.

Cette spécialisation disciplinaire est rendue possible par l’embauche, en réponse à la croissance des effectifs, d’un corps professoral plus important et plus stable, composé d’orthophonistes et d’audiologistes qui, dans une écrasante majorité, ne partagent pas les vues des directeurs-physiatres. Lorsque la section d’orthophonie-audiologie se détache de l’ÉRUM en 1978 pour devenir l’École d’orthophonie et d’audiologie (ÉOA) de l’Université de Montréal, celle-ci offre déjà un enseignement théorique spécialisé dont les problématiques et le vocabulaire ne proviennent plus de la médecine mais plutôt des percées récentes de la linguistique et de la psychologie. L’introduction de cours théoriques en psychologie, notamment, implante une nouvelle conception du langage, formulée dorénavant en termes de sémantique, de fonction symbolique et de cognition.

L’approche théorique développée à l’École se rattache dès lors à la psychologie du développement, qui attribue les problèmes langagiers à des déséquilibres mentaux ou affectifs, généralement qualifiés de « retards » dans une perspective développementale ou psychopédagogique. L’emploi de ce vocabulaire qualifie, après 1975, les diplômées pour une nouvelle clientèle, celle des services psychiatriques alors en pleine expansion : entre 1980 et 1983, les milieux psychiatriques et pédo-psychiatriques représentent ainsi près du quart des nouveaux postes créés en orthophonie au Québec, étendant encore l’activité orthophonique à de nouveaux territoires cliniques[5].

Nouveaux territoires et nouvelles limites

Sis en milieu hospitalier, les services psychiatriques offrent aux diplômées une variété de nouveaux patients dont les problèmes de langage sont d’origine non anatomique, comme des problèmes de syntaxe ou de reconnaissance du vocabulaire. Les principes de la psycholinguistique ouvrent de plus de formidables perspectives aux spécialistes du langage en promettant d’englober la totalité des comportements humains dans des concepts élargis, comme la « communication totale », en vertu desquels chaque geste peut être interprété comme un acte de communication.

Dans les faits, cependant, les orthophonistes en milieu psychiatrique se cantonnent souvent à des cas de moindre conséquence, et la plupart du temps résolument moteurs. Le vocabulaire psycholinguistique demeure en effet l’apanage des psychologues et des psychiatres : ceux-ci gardent la main haute sur le tri des patients, leur diagnostic et les références, et se réservent les problèmes non anatomiques de langage dont les origines peuvent généralement être dites « psychiques » ou psychologiques. Telle qu’interprétée par les « psys », la notion de « communication totale » n’alimente que la pratique de ces derniers et n’atténue guère le caractère moteur et résiduel du concept de « langage » tel qu’il est encore dévolu aux orthophonistes. Pas plus qu’en réadaptation physique, les orthophonistes en milieu psychiatrique ne bénéficient donc pas d’un véritable contrôle sur la sélection et l’encadrement de la population rencontrée, les patients étant d’abord triés et étiquetés par un professionnel dominant auprès duquel l’orthophoniste se contente d’un rôle de soutien, limites qui suscitent encore une fois l’insatisfaction de plusieurs orthophonistes en place[6].

La conquête d’une juridiction autonome

« Réadaptation fonctionnelle » et renouveau terminologique

Après 1985, l’univers de la réadaptation physique et mentale connaît l’influence croissante d’un nouveau courant dit de « réadaptation fonctionnelle ». Le mouvement est lancé au Québec dès 1981 à l’initiative de l’Office des personnes handicapées du Québec (OPHQ), un organisme public créé en 1978 pour coordonner les services d’intégration aux personnes handicapées. L’Office, en étroite collaboration avec des associations de patients, désapprouve l’écartèlement de ces derniers entre une multitude de spécialistes et promeut l’usage d’un cadre conceptuel unifié. Inspiré de normes édictées par l’OMS, le cadre théorique « fonctionnel » doit restaurer la cohérence entre les interventions en identifiant les problèmes non plus dans les termes étiologiques (c’est-à-dire de causes) propres à chaque spécialité, mais plutôt en termes de « handicaps », en fonction des entraves concrètes rencontrées par le patient. Les critères diagnostiques et l’objectif de la thérapie s’en trouvent, en principe, considérablement changés, dans la mesure où un tel diagnostic « fonctionnel » n’enjoint plus tant à « guérir » la déficience qu’à outiller le handicapé pour en limiter les effets sur sa vie quotidienne et son intégration sociale. En 1991, l’OPHQ franchit un pas important dans l’opérationnalisation de sa philosophie en imposant dans les établissements de réadaptation l’usage du « plan de services », une liste unique des objectifs poursuivis par chaque spécialiste auprès d’un même patient et dont la rédaction doit inciter les thérapeutes à se concerter. La doctrine fonctionnelle, qui fédère l’activité professionnelle autour d’un objectif extra-thérapeutique comme l’intégration sociale, attire aussi l’attention des gestionnaires du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) et du ministère de l’Éducation (MEQ) qui accordent leur soutien aux projets qui s’en réclament.

Les principes de la réadaptation fonctionnelle sont aussi adoptés par des cliniciens de toute obédience, y compris des orthophonistes qui en transmettent les rudiments par le biais de publications professionnelles ou d’activités de formation. L’impact du mouvement sur les habitudes cliniques des orthophonistes est réel. Après 1985, on trouve par exemple plus de références à des exercices cliniques ancrés dans la réalité quotidienne du patient, qui prennent la forme de discussions ouvertes sur des thèmes concrets (« Racontez-moi votre journée ») plutôt que de l’entraînement morpho-syntaxique ou des questions fermées usités jusque-là[7].

Cette adhésion progressive des orthophonistes à l’approche fonctionnelle est un phénomène historique, car elle ne va pas de soi. À l’origine, en effet, la nouvelle doctrine n’embrasse pas d’emblée les problèmes de langage. En 1978, la création de l’OPHQ répond plutôt au défi de la désinstitutionnalisation massive de milliers de cas lourds renvoyés des asiles psychiatriques et autres institutions spéciales, et c’est cette clientèle psychiatrique ou « multi-handicapée » qui reçoit d’abord l’attention de l’Office. Le discours fonctionnel pénètre d’abord les établissements qui desservent cette clientèle en clinique externe, comme l’Institution des sourds de Montréal (devenue, en 1984, l’Institut Raymond-Dewar) qui accueille des cas sévères de surdi-cécité.

À la fin des années 1980, cependant, cette clientèle d’anciens internés diminue peu à peu, et on voit alors les orthophonistes de ces établissements s’approprier l’approche de concept de « réadaptation fonctionnelle ». À l’Institut Raymond-Dewar (IRD) par exemple, le terme est vite mis en concurrence avec l’activité de « réadaptation psychosociale » des psychologues. En clinique, ce dualisme jette les bornes d’un territoire neuf de diagnostic et de soins, rendu formellement distinct de la juridiction des « psys » (Rapports annuels de l’IRD, 1984-1989).

Après 1988, les termes fonctionnels permettent à plusieurs orthophonistes d’étendre leur activité en reconceptualisant sous forme de « problèmes de langage » des handicaps communicationnels qui débordent la syntaxe et les sons. En refusant en effet d’isoler la performance langagière de son usage social, l’optique fonctionnelle permet d’adjoindre à cette catégorie des « handicaps » plus amples touchant par exemple les habiletés narratives, les règles informelles de la communication ou la cohérence du discours, allant en fait jusqu’à recouvrir la totalité de l’interaction sociale. Assez rapidement, le lexique fonctionnel fait ainsi office, en quelque sorte, de rampe de lancement pour une reformulation des thèmes de la « communication totale », qu’un monopole terminologique de la psychologie maintenait jusque-là hors d’atteinte.

Nouveaux champs d’action et contexte administratif des années 1990

Après 1988, l’extension du champ revendiqué par les orthophonistes québécoises est spectaculaire. En 1994, des porte-parole de l’Ordre des orthophonistes et des audiologistes du Québec (OOAQ) font rétrospectivement valoir à quel point les compétences de l’orthophoniste ont débordé le cadre des problématiques « classiques », comme la production de phrases et de sons, pour investir des thèmes comme la « pragmatique[8] » et la méta-linguistique, jusqu’à couvrir enfin l’idée de communication dans son acception la plus large. Cette explosion du domaine orthophonique vers une interprétation du concept de « communication » est notamment exprimée à l’envi dans les pages du périodique officiel de l’Ordre :

La communication, c’est tout ! Les qualités d’un bon communicateur ne se résument pas seulement à une connaissance de la langue et à une bonne articulation mais aussi à l’organisation du discours et aussi à son sens de l’humour.

Beaulieu, 1994, p. 3.

Prenant acte de cette diversité, l’Ordre et plusieurs cliniciennes exigent l’ouverture de nouveaux postes auprès d’une palette de plus en plus large de clientèles. Dans les mêmes années, un contexte administratif et politique périlleux pousse les dirigeants d’établissements de santé à prêter une oreille attentive à ces requêtes.

Dans les années 1970, on l’a vu, une conception systémique du réseau (ou « système ») de la santé poussait déjà les centres de réadaptation à développer de nouveaux services spécialisés pour se différencier des hôpitaux, entraînant à terme la multiplication des programmes. Après 1980, des restrictions budgétaires, qui menacent plusieurs milieux de fermeture, fouettent la détermination de certains centres à s’octroyer eux-mêmes de nouveaux mandats distinctifs pour justifier leur existence. Très vite, ces initiatives dispersées et le gonflement des services vont à l’envers de la « rationalisation » originellement recherchée par le MSSS. Sans surprise, la commission Rochon sur les services sociaux et les services de santé, à pied d’oeuvre entre 1985 et 1988, découvre ainsi « un ministère débordé, à la remorque de son réseau » et incapable d’assumer ses tâches de planification (cité par Bergeron et Gagnon, 1994, p. 23).

Votée en 1991, la Loi sur les services de santé et les services sociaux réclame comme remède une dose encore plus forte d’une « régulation administrative et centrale » toujours fondée sur des principes systémiques. Après 1994, une nouvelle vague de compressions et de « rationalisation » reproduit la même juxtaposition de pressions administratives et financières que dans les années 1980 : sommés de se donner une vocation exclusive, les établissements désireux de tenir leur rang se font très attentifs aux doléances des thérapeutes capables de cibler de nouveaux problèmes et d’animer de nouveaux services. La table est ainsi mise pour permettre aux orthophonistes d’implanter dans leurs milieux de nouveaux diagnostics susceptibles d’étendre leur juridiction et d’améliorer leur position par l’annexion de nouvelles clientèles. Dans les pages suivantes, nous soulignerons ce que ces changements ont à voir avec une variété d’initiatives locales plutôt qu’avec une quelconque politique, et en quoi la convergence entre les intérêts des cliniciennes et ceux des établissements apparaissent comme le ressort principal de ces initiatives.

De nouvelles pratiques : la dysphagie et les traumatismes crânio-cérébraux

Parmi les nouvelles catégories diagnostiques implantées par des orthophonistes dans leurs milieux, on retrouve des problèmes de déglutition portant le nom clinique de « dysphagie », qui désigne en principe l’incapacité à avaler la nourriture chez les victimes de lésions neuro-motrices. Formulée en termes de handicap, cette catégorie tend à inclure tous les troubles de la déglutition quelles qu’en soient les causes. En s’intéressant à cette question, on espère surtout réduire l’incidence des pneumonies provoquées par la mauvaise ingestion d’aliments et, par un meilleur contrôle des risques, accélérer le départ de l’hôpital vers la réadaptation. Ce champ d’intérêt, qui relevait jusque-là de l’intendance, n’est pas dévolu d’emblée aux orthophonistes. Aux États-Unis, les statistiques sur la question sont produites par des médecins et le domaine est parfois revendiqué tant par des diététistes que des infirmières ou des ergothérapeutes.

Au Québec, toutefois, la diffusion d’un savoir relatif à la dysphagie est le fait d’orthophonistes qui recyclent à cette occasion leurs compétences anatomiques sur l’appareil oro-pharyngé. Dès 1983, l’orthophoniste Françoise Cot mène au centre hospitalier Côte-des-Neiges des recherches dont le fruit est transmis, à partir de 1988, à d’autres orthophonistes par le biais de formations continues. Les cliniciennes ainsi formées deviennent vite fort précieuses pour leurs centres respectifs, qui scellent grâce à elles des ententes avec des hôpitaux pour la prestation d’examens et l’accueil des cas identifiés. En assurant le transfert de patients vers leurs propres services, ces orthophonistes créent ainsi de nouvelles filières de référence et elles étendent aussi leur pratique et leur clientèle.

Plus près de la communication, d’autres orthophonistes ouvrent un large champ de nouvelles activités en matière de traumatismes neuro-crâniens. Des orthophonistes travaillent déjà depuis longtemps au sein d’unités consacrées aux victimes de lésions au cerveau, majoritairement des adultes aphasiques victimes d’ACV que l’orthophoniste entraîne à la production de mots, de phrases ou de sons sans se pencher sur leurs autres aptitudes sociales, en vertu des définitions restreintes du langage en cours dans les années 1980.

Une frange de cette population, une minorité ayant subi un choc violent à la tête plutôt qu’un ACV, présente cependant un profil différent constitué de troubles « fonctionnels », « pragmatiques », de la communication « globale ». Après 1985, des cliniciennes cherchent à repérer ces derniers cas avec une acuité suffisante pour les prendre en charge de manière particulière. Devant l’inadéquation des outils diagnostiques conventionnels à servir cette fin, une équipe du centre d’Youville de Sherbrooke, composée d’orthophonistes, de neuropsychiatres et d’ergothérapeutes, lance en 1987 un programme de recherche dans le but de créer un outil capable de dresser un profil diagnostique dans les termes souhaités. En 1988, le centre de réadaptation La Ressource, en Outaouais, suggère officiellement au MSSS la mise sur pied d’un service entièrement consacré aux « traumatismes crânio-cérébraux » (TCC) dans le but de séparer ceux-ci de la clientèle aphasique. Le véritable coup d’envoi à la création de services spécialisés en TCC vient cependant d’un autre organisme gouvernemental, la Société d’assurance-automobile du Québec (SAAQ) qui, à partir de 1989, demande à des hôpitaux de mettre sur pied des services spécialisés de neuro-traumatologie pour les accidentés de la route ayant subi des chocs à la tête. En 1992, le financement de la SAAQ permet au centre François-Charron, à Québec, de créer une unité spécialisée en TCC dont les premiers patients sont prélevés du programme post-ACV déjà existant. L’expérimentation de « groupes de communication » permet alors l’élaboration de protocoles d’identification et de tests susceptibles de distinguer plus efficacement les TCC des aphasiques et d’entériner cette distinction en termes diagnostiques.

En peu d’années, la clientèle des nouveaux services de TCC explose : au Réseau Santé de Saint-Hyacinthe, par exemple, elle double entre 1999 et 2002. Plus important, on cesse rapidement de prélever cette clientèle des populations déjà existantes pour y envoyer dorénavant directement les accidentés, les orthophonistes des nouveaux services accueillant bien vite des patients qui ne bénéficiaient pas jusque-là de références en orthophonie dans les programmes traditionnels.

Audimutité, dysphasie et « troubles spécifiques du langage »

La plupart des chercheures en orthophonie impliquées dans l’élaboration des nouvelles catégories travaillent en contact étroit avec des neurologues. Phénomène inédit, ces travaux émanent de milieux de recherche cliniques plutôt qu’universitaires et prennent d’ailleurs un certain temps à être intégrés aux enseignements de l’École. Plusieurs jeunes orthophonistes embauchées entre 1990 et 2000 auprès de clientèles en dysphagie ou en TCC témoignent ainsi en avoir appris les rudiments « sur le tas », à l’aide de matériel américain ou de l’exemple de collègues plus âgées.

Ce cocktail d’initiatives cliniques et de virage vers la neurologie caractérise aussi l’émergence d’une troisième catégorie de diagnostics qui prend plusieurs noms entre 1985 et 2002. Ce nouveau diagnostic élargit tout particulièrement la juridiction orthophonique et entraîne un remaniement en profondeur des catégories diagnostiques, permettant aux orthophonistes de reformuler leur conception des problèmes langagiers et de s’approprier de nouveaux cas. Par ce biais, les orthophonistes gagnent notamment l’accès à une clientèle, en rapide croissance, d’enfants auxquels est accolé un éventail de diagnostics dont le type principal est l’autisme, entouré d’une kyrielle de catégories dérivées comme l’Asperger. Ce nouvel ensemble de diagnostics forme un spectre de catégories en rupture avec les problèmes classiques de la psychologie du développement, mais il demeure encore, au milieu des années 1980, la chasse gardée des milieux psychiatriques.

Avant 1988, peu d’orthophonistes québécoises s’intéressent encore aux problèmes de langage d’origine neurologique. Peut-être pour cette raison, les catégories pour les désigner sont alors nombreuses et éparses. Parmi celles-ci, on trouve les termes d’aphasie congénitale ou dysphasie, concept américain des années 1960 désignant des problèmes de compréhension liés au système auditif central, ou encore l’audimutité, terme français des années 1950 désignant un retard sévère des capacités d’expression.

Cette dernière catégorie, l’audimutité, va faire l’objet au Québec d’une reconnaissance politique particulière en raison de l’activisme d’un groupe de parents, l’Association québécoise pour les enfants audimuets (AQEA), fondée en 1986. Dès 1987, l’AQEA convainc le MEQ et le MSSS de former un groupe de travail conjoint où siègent notamment des orthophonistes proches de l’AQEA, dont le chercheur de l’ÉOA John Dudley. En 1988, le groupe remet son rapport qui comprend une définition officielle du problème, des procédures d’identification et une injonction à agir le plus vite possible auprès des enfants diagnostiqués. Dès réception du rapport, le MEQ lance un programme qui prévoit un important financement pour chaque cas recensé, tandis que le MSSS adopte une position comparable en 1995. Les sommes ainsi débloquées poussent des commissions scolaires et des établissements de santé à mandater des orthophonistes pour assurer le diagnostic de l’audimutité, ouvrant la porte à un nouveau type de pratique pour la profession.

Une définition administrative

Dès le milieu des années 1980, le concept d’audimutité connaît une extension qui en rend les limites floues. Ainsi, sur les 188 enfants « recensés » par l’ÉOA au bénéfice du comité de 1988, seulement 83 sont véritablement et officiellement « identifiés audimuets » (Gouvernement du Québec, 1988, p. 14). Les 105 autres, même s’ils n’ont jamais reçu le diagnostic, sont tout de même comptabilisés et admis dans les programmes existants au motif qu’ils « présentent les mêmes besoins » (ibid.). En pratique, il semblerait donc que les orthophonistes responsables accolent l’étiquette « audimuet » à tout enfant jugé susceptible de bénéficier des soins qui s’y rattachent, au détriment de la définition étiologique invoquée mais sans doute en accord avec les principes fonctionnels qui mettent l’accent sur le handicap plutôt que l’étiologie.

Cette opérationnalisation fonctionnelle amène des orthophonistes intéressées à la « pragmatique » à découvrir rapidement de « nouveaux » cas parmi les populations de troubles de comportement ou d’apprentissage rencontrés en psychiatrie. C’est justement dans ces milieux que s’élabore un renouveau de la catégorie, comme à la clinique pédo-psychiatrique de l’hôpital Sacré-Coeur de Québec où le chercheur Dudley identifie le premier, après 1982, des cas d’audimutité parmi des enfants classés dans le spectre des troubles autistiques. En 1986, à l’hôpital psychiatrique Rivière-des-Prairies, les orthophonistes qualifient d’« audimuets » certains cas de troubles de comportement, ce qui leur permet de les référer aux orthophonistes de l’hôpital Sainte-Justine plutôt qu’aux psychologues locaux, établissant grâce à leur diagnostic une nouvelle filière de référence. En 1987, la progression de « l’analyse fonctionnelle » dans les officines ministérielles entraîne l’ajout des « altérations de l’interaction sociale » aux définitions officielles de l’autisme, favorisant un diagnostic en termes de communication au profit des quelques orthophonistes qui, rompues au lexique neurologique, savent de mieux en mieux investir ce domaine.

En 1988, le terme « audimutité » continue cependant de ne désigner qu’un problème très spécifique dont on compte à peine plus de 200 cas à l’échelle du Québec entier. Ce petit nombre, peu compromettant, explique d’ailleurs la promptitude à agir des ministères interpellés. Les auteurs du rapport de 1988 insistent eux-mêmes de deux manières sur l’étroitesse de la catégorie. D’une part, le mal est défini d’une manière très restrictive, en accord avec les définitions en cours depuis 1960, comme une « dysfonction cérébrale congénitale dans le circuit auditif » (ibid.). D’autre part, le protocole d’identification convenu est extrêmement contraignant : pour bénéficier du financement prévu, l’enfant doit présenter « cinq troubles obligatoires[9] » dont plusieurs débordent le champ de la seule orthophonie. En principe, un diagnostic officiel exige donc une identification positive par pas moins de quatre spécialistes différents, soit l’orthophoniste, l’audiologiste, le psychologue et le neurologue.

Une définition appliquée

Le plus remarquable, toutefois, c’est qu’aussitôt reconnue, cette définition restrictive ne sera guère respectée. Dans les années qui suivent, la définition clinique du problème ne cesse au contraire de s’élargir, au point de faire exploser la clientèle visée. En parallèle, la catégorie se transforme pour devenir plus que jamais le domaine exclusif de l’orthophoniste.

En premier lieu, il s’avère assez vite que, concrètement, les normes arrêtées en 1988 ne se révèlent opératoires que pour les seules orthophonistes car aucun autre spécialiste n’a les moyens de se plier aux exigences officielles, un état de choses qui n’est guère étonnant dans la mesure où ces normes ont été rédigées avec l’aide de chercheurs en orthophonie pour seul apport scientifique. Sur le terrain, personne, orthophonistes comprises, ne dispose d’instruments susceptibles de détecter directement une « dysfonction cérébrale congénitale » et, des cinq symptômes dits obligatoires, seuls les troubles langagiers peuvent être effectivement mesurés et démontrés de manière décisive ; aux autres spécialistes, le rapport se contente d’exiger des investigations sans préciser ce qu’on doit en attendre. Par voie de conséquence, seul un diagnostic en orthophonie décide véritablement de l’admission d’un enfant, comme c’est d’ailleurs ouvertement le cas dans un hôpital comme Sainte-Justine. En milieu scolaire, les autres professionnels requis, comme le neurologue, sont généralement tout simplement absents.

En second lieu, et en peu de temps, la définition usuelle de la catégorie s’élargit jusqu’à recouvrir la quasi-totalité des problèmes de langage chez l’enfant. Les chercheurs américains « speech therapy » tendent alors à reformuler les problèmes de langage en termes neurologiques plutôt que psychologiques, et, à terme, fusionnent à cette occasion des catégories autrefois disparates en une seule dénomination générique baptisée « trouble spécifique du langage » (« speech language impairment » ou SLI). Cette agglutination progressive entraîne la diffusion de grilles d’évaluation uniques, comme la grille Rapin-Allen publiée en 1989, qui regroupent l’ensemble des problèmes langagiers, de la production de sons aux déficiences sémantiques et « pragmatiques », en un seul spectre de syndromes. Après 1990, les orthophonistes québécoises adoptent plusieurs de ces outils. Plutôt, cependant, que de forger explicitement une catégorie neuve (mais suivant encore en cela certaines tendances américaines), elles en transfèrent le sens unificateur à un autre vocable déjà existant, soit le terme « dysphasie » qui hérite de l’omnipotence du SLI. Or, le sens originel du mot dysphasie est depuis toujours très proche de l’audimutité. Presque immédiatement, dans la pratique comme dans les écrits, on confère à l’audimutité la nouvelle acception du mot « dysphasie », qui s’impose à titre de synonyme. Par ces glissements de sens, les privilèges administratifs reconnus à l’étroite conception originelle de l’audimutité s’étendent donc à une nouvelle catégorie beaucoup plus large, en pleine expansion et comprenant l’ensemble des troubles du langage dorénavant imputés à des causes neurologiques.

Cette évolution n’est pas entérinée par les ministères concernés. En réalité, les orthophonistes se réfèrent rarement à la définition administrative de 1988. Elles privilégient plutôt les reformulations scientifiques des chercheures québécoises, dont le caractère évolutif, comme il sied à la science, apparaît normal et même souhaitable : l’élargissement, par le truchement de redéfinitions successives, de la catégorie au-delà des balises de 1988 se présente donc sous le visage du progrès scientifique. Ainsi, en 1994, une orthophoniste-chercheure de l’hôpital Sainte-Justine, qui collabore avec l’AQEA, ne voit aucun mal à annoncer que, si elle préfère substituer le terme « dysphasie » à celui d’audimutité, c’est justement parce que « son principal avantage est qu’il englobe tous les troubles de langage d’ordre neurologique (apraxie, sémantique-pragmatique), lesquels […] n’étaient pas inclus dans la catégorie de l’audi-mutité » (AQEA, 1994, p. 22). En 2000, l’IRD présente une interprétation « fonctionnelle » et définitivement élargie du concept en définissant tout simplement le dysphasique comme un « individu qui éprouve de grandes difficultés à s’exprimer ou à comprendre » (Rapport annuel de l’IRD, 2000-2001, p. 29).

Ce puissant remaniement des catégories, en étendant le concept de « trouble dysphasique » aux problèmes sémantiques et pragmatiques, permet aux orthophonistes de diagnostiquer comme audimuets ou dysphasiques des enfants naguère identifiés comme autistes, ce qui mène à l’appropriation d’une clientèle qui échappait jusque-là à l’orthophonie[10]. Enfin, en plus d’étirer à l’extrême les contours originels de l’audimutité / dysphasie, cette évolution minimise aussi les aspects non langagiers évoqués en 1988, qui d’obligatoires se font de plus en plus facultatifs ou « associés ». En renforçant la primauté des troubles verbaux dans la définition du problème, les nouvelles formules affermissent la centralité du rôle de l’orthophoniste dans son diagnostic et sa prise en charge.

En un temps record, cette extension de la catégorie provoque une explosion du nombre de diagnostics qui prend au dépourvu les ministères concernés. En 1991, le MSSS et le MEQ constatent une prévalence quatre fois supérieure à celle prévue par les orthophonistes du comité conjoint de 1988. En 1992, la soudaineté de demandes encore plus abondantes des commissions scolaires suscite une révision à la baisse des montants alloués, et le ministère s’étonne devant « une clientèle que l’on découvre de plus en plus nombreuse et diversifiée » (Picard et Clermont, 1993, p. 1). En 1995, alors que les données de 1988 annonçaient une prévalence de 0,04 %, des chercheures orthophonistes en milieu hospitalier suggèrent plutôt une incidence atteignant 5 % chez les enfants d’âge scolaire, prenant cette fois de court les autorités de la santé (ibid.).

Une dynamique clinique avant tout

Le spectaculaire épisode de reformulation de la catégorie, qui rend totalement imprévisible l’application du programme de 1988, présente deux caractéristiques : l’importance des initiatives locales et individuelles, et l’attribution des problèmes reformulés à des causes neurologiques.

En premier lieu, la transformation, quoique rapide, ne survient pas de façon massive ou uniforme, comme elle l’aurait pu par le biais d’articles chocs, de nouveaux cursus universitaires ou d’autres canaux formels. Au contraire, la nouvelle catégorie s’implante de manière très localisée, clinique par clinique, et le plus souvent par le biais d’échanges interpersonnels. Devant les pressions de l’AQEA et les changements perceptibles dans les revues américaines, plusieurs orthophonistes en clinique consultent des chercheurs comme John Dudley et élaborent leur conception de la dysphasie en confrontant leurs idées avec leurs collègues et stagiaires, ce qui donne lieu à des interprétations et à de nouvelles pratiques très différentes selon les milieux cliniques. L’usage d’une taxonomie unique comme la grille Rapin-Allen n’unifie en rien les pratiques de diagnostic. En fait, dans les années 1990, la variété des pratiques se manifeste avec éclat par la persistance d’une très grande variabilité des diagnostics entre les cliniques : rien n’empêche alors un enfant de recevoir des diagnostics fort divergents d’une orthophoniste à l’autre, tant sur le plan du type d’atteinte que de sa gravité, alors que les tests et la compréhension même de la nouvelle catégorie varient d’une clinicienne à l’autre. Selon des observateurs du MSSS, « l’hétérogénéité des approches diagnostiques prisées au cours de la dernière décennie » (Lessardet al., 1999, p. 15) rend, encore en 1999, impossible l’établissement d’un profil cohérent de la pratique orthophonique en la matière.

À travers les variations, on discerne cependant des tendances déterminées par les enjeux professionnels locaux : les orthophonistes font un usage plus fréquent et régulier des nouvelles catégories dans les milieux où la compétition des psychologues ou psychopédagogues est la plus exacerbée, et où la clientèle offre de plus vastes promesses de diagnostics en termes de « communication pure ». La part des diagnostics de troubles neurologiques, par rapport aux anciennes catégories psychologisantes comme le retard de développement, se révèle ainsi plus élevée dans certains milieux. Elle se montre beaucoup plus élevée dans les centres pourvus d’équipes multidisciplinaires que dans les unités dirigées par des médecins; en santé, elle est aussi plus élevée dans les services spécifiquement orthophoniques que dans les services jumelés d’orthophonie-audiologie ou centrés sur l’audiologie[11]. Enfin, elle se révèle plus élevée en milieu scolaire que dans les hôpitaux[12].

En second lieu, malgré des disparités à tous les autres chapitres, un notable consensus rassemble les orthophonistes autour du postulat d’une origine neurologique au « syndrome dysphasique », présumé dériver d’une lésion congénitale dont la nature est rarement spécifiée. Cette prémisse étiologique est endossée par les orthophonistes de tous milieux avec une insistance d’autant plus remarquable que, selon les écrits de plusieurs chercheures, « le lieu de la dysfonction cérébrale reste souvent inconnu » et que « dans environ 80 % des cas, il sera impossible d’identifier une cause précise du handicap » (Lessardet al., 1999, p. 9). Stipulée plutôt qu’observée, donc, la lésion est admise dès que diagnostiquée indirectement par l’examen, orthophonique, du langage : « Devant l’absence de lésions cérébrales apparentes, c’est l’accumulation d’indices qui conduit généralement au diagnostic d’un syndrome dysphasique » (AQEA, 1994, p. 30). Le virage, et le choix clinique de l’orthophoniste, dans l’apposition d’une telle étiquette neurologique est manifeste lorsqu’on note que les « indices » ou symptômes retenus à cette fin sont souvent les mêmes (lenteur, inconstances, faible variété des sons ou du vocabulaire) qui menaient naguère au diagnostic psychologisant de « retard de développement »[13].

L’invocation d’une cause neurologique aide cependant les cliniciennes à asseoir un diagnostic dont le vocabulaire se soustrait à l’autorité des psychologues ou d’autres spécialistes, et qui distingue le trouble de communication des labels psychologiques comme les retards développementaux ou les faibles QI, ou encore des problèmes auditifs diagnostiqués par l’audiologiste[14]. C’est dans cet esprit que les praticiennes s’approprient chacune à leur façon de nombreux tests disponibles sur le marché, alimentant dans les années 1990 une variété de pratiques diagnostiques dont le seul dénominateur commun est la vocation à dégager des diagnostics distinctifs (Prud’homme, 2005).

De nouvelles positions et une crise de personnel

Le contexte administratif en réadaptation

Alors que la vague d’embauche en psychiatrie avait ramené une majorité de praticiennes en milieu hospitalier, les nouveaux postes des années 1990 ouvrent majoritairement en centres de réadaptation où ils sont destinés au traitement de nouvelles catégories comme les TCC et la dysphasie. Après 1995, des transformations administratives facilitent un remaniement des pratiques de diagnostic. D’une part, les compressions budgétaires et le virage ambulatoire accélèrent, parfois de plusieurs semaines, le transfert des patients des hôpitaux vers les centres de réadaptation, puis la transition vers les phases subséquentes de réinsertion. Les délais de plus en plus serrés renforcent alors le rôle d’aiguilleur des professionnels capables de diagnostiquer et d’acheminer, rendant plus critique le gain de pareilles positions. D’autre part, en forçant une pratique « pointue et intensive », ces contraintes offrent un terreau fertile à l’adoption, par les administrations locales, des grilles « fonctionnelles », aux objectifs plus opératoires. Enfin, les centres de réadaptation, jusque-là dispersés, sont bientôt regroupés en structures régionales uniques dotées de multiples points de services, comme le Centre montérégien de réadaptation (CMR) qui couvre l’ensemble de la Montérégie. Bénéficiant de ressources plus concentrées et mieux coordonnées, ces organismes y gagnent une capacité neuve de développer de nouveaux services, investissant en priorité dans les domaines les plus porteurs de croissance comme la petite enfance.

Dans ce contexte, la capacité renouvelée des orthophonistes à identifier des cas grâce à des diagnostics nouveaux prend vite une grande valeur pour des établissements en quête d’un rafraîchissement de leurs mandats ou d’un accroissement de leur clientèle. Leur impact est parfois décisif. À l’IRD, la spectaculaire augmentation de la clientèle enfantine après 1995 est presque entièrement attribuable à un nouveau programme consacré à la dysphasie (Rapports annuels de l’IRD, 1994-2001). D’autres centres plus conventionnels connaissent une évolution similaire, comme le CMR qui accueille dans les années 1990 une grande majorité d’enfants souffrant de « troubles du langage ».

À mesure qu’émerge ainsi une clientèle identifiée par leurs soins, les orthophonistes acquièrent une nouvelle stature dans les rapports interprofessionnels. L’encadrement de plusieurs patients leur revient désormais d’office : à l’IRD, en 2001, les jeunes enfants sont pris en charge dans une bien plus grande proportion, et beaucoup plus étroitement, par l’orthophoniste que par la psychologue[15]. Dépendant moins des retombées résiduelles de troubles identifiés par d’autres, les orthophonistes deviennent au contraire une source de nouvelles références pour leurs milieux.

Une pénurie de main-d’oeuvre

L’ouverture de ces nouveaux postes est capitale pour la profession. En effet, l’accroissement naturel de la profession fait plus que doubler après 1989, le nombre total d’orthophonistes-audiologistes passant de 495 en 1988 à près de 1150 en 2001. Or, ces nouvelles diplômées se butent, jusqu’en 1995, à un marché de l’emploi saturé et avare en opportunités, alors que l’embauche en milieux psychiatriques et scolaires commence à stagner et que le temps partiel se fait plus courant en orthophonie que dans plusieurs autres domaines paramédicaux. La rareté et la précarité des débouchés provoquent l’impatience d’orthophonistes et de diplômées qui commencent à déplorer leurs tristes perspectives d’emploi. En 1994, après avoir empêché de haute lutte la fermeture de postes dans des écoles de Varennes, un groupe d’orthophonistes scolaires vilipende la « tiédeur » de l’Ordre devant une situation où « le problème… ne s’explique pas par une pénurie de main-d’oeuvre mais plutôt par une pénurie de postes convenables » (tiré de « Tribune libre », Fréquences, 7, 1, 1994, p. 8-9).

À mesure, cependant, que l’implantation des nouveaux diagnostics par les orthophonistes en place accroît leur clientèle, de plus en plus d’acteurs du monde de la santé commencent à évoquer le spectre d’une réelle pénurie de personnel en orthophonie. Le nombre de références en orthophonie, principalement en dysphasie, augmente en effet rapidement et on voit apparaître des listes d’attente pouvant atteindre, en 1999, de trois à six mois dans les centres de réadaptation et jusqu’à un an à l’hôpital Sainte-Justine (Leduc, 2000).

Cette pénurie subite se présente comme une conséquence directe des nouvelles activités des orthophonistes elles-mêmes. En vertu des nouvelles catégories comme la dysphasie, celles-ci diagnostiquent un bien plus grand nombre de cas qu’elles prennent en charge ou confient à d’autres orthophonistes[16], suscitant, grâce à ces filières de références et de diagnostics, une demande accrue de leurs propres services. C’est ainsi que les listes d’attente les plus longues émanent toutes des établissements les mieux pourvus en orthophonistes, comme Sainte-Justine ou l’IRD, puisque l’activité diagnostique y est la plus intense. L’augmentation du flot de références ne touche que les nouveaux domaines : alors que le volume des clientèles traditionnelles, psychiatriques ou motrices, varie peu, les listes d’attente se composent à plus de 92 % d’enfants de onze ans et moins en milieu hospitalier et pour 72 % de 0-4 ans en centres de réadaptation, soit la clientèle visée par les nouvelles catégories et chez qui « le besoin principal concerne l’obtention de services d’orthophonie » (Leduc, 2000, p. 11-16, 39).

Des demandes imprévues

Souvent, la soudaineté de la pénurie naît de ce que les nouveaux diagnostics sont posés en dehors des programmes existants. C’est le cas dans les centres de réadaptation pour adultes de Montréal après 1988. Bien que l’admission y reste officiellement conditionnelle à la présence de troubles moteurs importants, plusieurs orthophonistes débordent leur mandat pour rencontrer en externe une portion croissante de gens « dont la condition physique ne commande pas d’hospitalisation » (Rapport annuel du service d’orthophonie de Villa Medica, 1988) en y consacrant même proportionnellement plus de temps qu’aux cas moteurs. Au CHR Villa Medica, les premières listes d’attente apparaissent en 1992, au moment même où culmine la part de ces rencontres, qui gonflent la charge réelle par rapport au travail officiellement reconnu par la RAMQ et qui deviennent, après 1994, la principale source d’augmentation de l’achalandage total du service d’orthophonie (ibid., 1988-1989).

L’action de l’IRD en matière de dysphasie révèle une logique comparable. Conscients des évolutions récentes et attentifs aux priorités de leurs cliniciennes, les administrateurs de l’IRD décident, en 1993, d’élargir leurs horizons pour s’intéresser aux « troubles sévères de la communication ». En 1996, soit un an après la reconnaissance officielle de la dysphasie par le MSSS et quelques mois après les premières annonces sur la réforme de la santé, l’IRD s’attribue de son propre chef un nouveau mandat en inaugurant le programme DYS / TAC pour la dysphasie et les troubles auditifs centraux[17]. Le programme occupe le quart des orthophonistes de l’établissement ; en trois mois, l’équipe ouvre 181 dossiers, surtout des enfants de trois à six ans, et développe des liens avec l’AQEA, l’hôpital Sainte-Justine et, à des fins de dépistage, des commissions scolaires de Montréal et Laval. Créé à la seule initiative de l’IRD, le programme ne bénéficie toutefois d’aucun financement gouvernemental et manque très vite de ressources financières. On établit, en 1998, un partenariat avec l’équipe de Sainte-Justine aux prises avec un problème similaire. Des ententes avec cet hôpital et l’Hôpital juif de réadaptation « permettent » d’admettre de nouveaux cas et d’adresser en commun, avec l’aide de l’AQEA, des « demandes de développement budgétaire » au gouvernement provincial (Rapports annuels de l’IRD, 1993-2000).

C’est par le jeu de ces initiatives locales et non programmées que l’augmentation sans précédent du nombre d’orthophonistes s’accompagne d’une pénurie inédite de personnel. La situation permet à l’Ordre d’avancer, en 1997, que, « si globalement la situation des services ne s’est pas significativement dégradée, les besoins de la population augmentent et les listes d’attente ont tendance à augmenter » (Rapport annuel de l’OOAQ, 1997-1998). Ces « pressions énormes dues au manque d’effectifs » donnent l’occasion à l’Ordre, toujours en collaboration avec les associations d’usagers, de lancer en 1995 une campagne de « sensibilisation du public au manque d’accessibilité à nos services » et aux délais « potentiellement préjudiciables » provoqués par les listes d’attente (ibid., 1996-1997). Les longues listes d’attente en dysphasie prennent pour leur part une importance politique : au cours de la campagne électorale provinciale de l’automne 2003, on voit même le chef libéral Jean Charest agiter le manque de services aux enfants dysphasiques comme une preuve supplémentaire de la faillite du gouvernement en place (Le Devoir, 19 mars 2003, p. A-4).

On a vu la pratique des orthophonistes évoluer considérablement dans le contexte d’une quête d’autonomie qui s’accompagne d’un déplacement du champ de l’expertise orthophonique. À l’insatisfaction devant les limites des troubles anatomiques acheminés par des médecins, puis à la relative impuissance induite par l’usage d’un langage dominé par les « psys », se substitue le plein potentiel d’une optique fonctionnelle et neurologique qui facilite l’appropriation des cas et la possibilité de formuler des diagnostics en termes distinctifs.

Cette histoire suggère deux remarques. D’une part, elle illustre en quoi l’obtention des positions convoitées dépend d’aptitudes à émettre des diagnostics qui rendent possible l’appropriation des cas. Dans cette entreprise, on a vu le rôle de la production scientifique de nouvelles catégories, mais aussi le caractère autonome et localisé de leur réception par les praticiennes, qui explique la grande variété des pratiques derrière l’apparente uniformité des labels. D’autre part, les choix administratifs de l’État qui, en imposant au réseau de santé la forme d’un système, exerce une forte pression en faveur de la différenciation et de la multiplication non programmée des activités de soins. Ces hypothèses suggèrent des pistes intéressantes pour la recherche à venir, tant en histoire qu’en sociologie des professions et de la santé.

L’explosion des clientèles trouve son origine dans la pratique des cliniciennes elles-mêmes, dont la propension à diagnostiquer comme problèmes de communication un spectre toujours plus vaste de situations ne connaît guère de limites et sert de manière manifeste l’amélioration de leur position professionnelle, même si on aurait tort d’y voir une intention planifiée ou strictement intéressée. Ce propos souligne en quelle manière la construction des catégories diagnostiques usitées en santé est indissociable d’un contexte social et politique qui n’est pas seulement celui de la recherche scientifique, mais aussi celui des aspirations professionnelles et du travail clinique concret.