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Voici un ouvrage d’un format particulier. Camil Girard et Gervais Tremblay proposent d’abord (102 p.) six articles sur des thèmes correspondant à divers aspects du changement social à Grand Brûlé. Suivent trois parties (278 p.) où l’on a regroupé des comptes rendus d’entrevues (histoires de vie) selon les thèmes « Père et mère, tu honoreras », « Mémoire du quotidien » et « Mémoire du travail ». Une conclusion signée Camil Girard clôt le tout auquel on a heureusement ajouté un glossaire, une chronologie comparative du Québec, du Saguenay–Lac-Saint-Jean et de Laterrière.

Le premier chapitre – Camil Girard, « Pour comprendre l’industrialisation en milieu rural et villageois » – présente l’orientation générale de l’ouvrage, en décrit la méthodologie de base et explique que cette étude de Laterrière se situe dans un projet de recherche plus vaste centré sur « la dynamique culturelle en région » et conçu à la lumière de l’hypothèse selon laquelle « c’est dans un rapport de continuité et de discontinuité que se constitue l’équilibre des sociétés en transition», la culture n’étant plus perçue comme « un facteur de non-changement » mais comme « un mode d’appropriation intégrée du changement ». L’auteur précise : « Notre enquête privilégie une meilleure connaissance des structures du quotidien, dans la mesure où c’est à ce niveau que se joue le rapport entre l’individuel et le social, entre le psychologique et le mental. C’est là que les transformations sont perçues et vécues », d’où le choix de recueillir des histoires de vie. On en publie dix-neuf.

Les autres articles de cette première partie, dont deux sont cosignés par Camil Girard, portent sur des grands thèmes dont on n’explique pas précisément le choix. Ils correspondent à des complexes de vie importants pour les personnes et la communauté : la naissance, le mariage, la vie quotidienne, l’agriculture, la mort. Les auteurs s’appuient sur les récits de vie recueillis sur le terrain et comparent leurs observations avec ce que divers chercheurs ont pu noter ailleurs au Québec ou dans d’autres sociétés. Ils s’aventurent peu dans l’explication et la théorie. C’est la seule partie analytique de l’ouvrage. On regrette qu’aucun chercheur ne se soit intéressé aux bûcherons et autres travailleurs forestiers si présents dans les propos recueillis qui servent de base à ces articles.

Incontestablement les dix-neuf comptes rendus d’histoires de vie constituent l’élément caractéristique et le plus riche du livre de Girard et Tremblay, chacun étant précédé d’un court résumé et d’une fiche qui situe l’informateur ou l’informatrice dans le temps et la communauté. Des extraits verbatim contribuent à rendre présents les personnages et certaines ambiances. Malheureusement, comme le reconnaît Girard, la méthode n’a pas permis de repérer « les problèmes vécus par les couples », « pratiques sexuelles en dehors de l’union », « abus d’alcool chez les hommes », « solitude des sexes » ni d’autres zones d’ombre, comme les difficultés de la cohabitation des générations, les conséquences des rivalités politiques que les gens non assurés de l’anonymat mentionnent sans s’y arrêter. Vingt personnes d’un même milieu restreint qu’on invite à parler d’elles-mêmes et des autres le font certainement avec beaucoup de discrétion et un lecteur imagine vite des non-dits considérables.

Malgré ces restrictions, les histoires de vie qu’on nous livre renferment de précieuses informations qui s’ajouteront au tableau des transformations qui ont marqué la société québécoise pendant la première moitié du XXe siècle, et permettront de dresser des comparaisons révélatrices à la fois des similitudes et des diversités selon les lieux et les temps : entre autres, au Saguenay, agriculture et industrie s’implantent presque en même temps, ce qui constitue une conjoncture particulière, peut-être même unique sous certains aspects. Tout chercheur intéressé sous l’angle de la culture à la colonisation, à l’industrialisation, à l’urbanisation et à divers sujets connexes trouvera là matière nouvelle dont tenir compte dans ses tentatives de synthèse, que ce soit sur le mode de l’addition ou de la remise en question.

Malheureusement, on n’a pas poussé assez loin l’analyse des récits. Les auteurs semblent s’être intéressés aux aspects de la vie des gens surtout en rapport avec leurs champs d’intérêts ou leur spécialité. On se demande pourquoi ils n’ont pas porté plus d’attention à l’évidente hiérarchie sociale qui s’est instaurée dès l’origine dans la communauté, aux réseaux des relations entre les personnes et entre les familles, à la diversité des rapports à la ville qui évoluent visiblement dans le temps. Et qu’aurait donné un parallèle entre les propos des femmes et ceux des hommes ? Par ailleurs on n’a pas exploité toutes les ressources de la comparaison avec d’autres régions et l’ensemble du Québec. Je pense entre autres aux articles de Gérald Fortin sur Ste-Julienne et sur le milieu rural québécois d’abord publiés dans Recherches sociographiques puis repris dans La fin d’un règne (1971) et aux deux excellents ouvrages de Colette Moreux : Douceville en Québec. La modernisation d’une tradition (1982) et La fin d’une religion ? Monographie d’une paroisse canadienne-française (1969).

Mais le Groupe de Recherche sur l’histoire du Saguenay–Lac-Saint-Jean prépare peut-être déjà quelque nouvelle publication dans le cadre d’un projet « sur la dynamique culturelle en région ».