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L’ouvrage de Ursula Mathis-Moser, professeure de philologie romane à l’Université d’Innsbruck, où elle dirige aussi le Centre d’études canadiennes et le Centre d’études de la chanson québécoise, constitue tout d’abord une étude approfondie de l’oeuvre de l’écrivain Dany Laferrière, qu’elle mène en philologue et en critique littéraire. Son intérêt ne se limite pas à la qualité de la dissection de l’oeuvre de Laferrière, qu’elle aborde dans toute sa complexité, mais aussi à sa valeur formatrice, étant donné qu’elle partage avec le lecteur beaucoup de questions et de problèmes inhérents à l’étude de l’oeuvre d’un écrivain contemporain, et qu’elle montre la façon dont on construit des voies pertinentes pour y aboutir.
Dans l’Avant-propos, sur le profil d’un chercheur face à l’analyse d’une oeuvre, Ursula Mathis-Moser pose une question fondamentale qui comporte une revendication. Il s’agit de l’intérêt et de la richesse de l’approche interculturelle de chercheurs provenant d’aires culturelles différentes de celle qui accueille ou qui nourrit l’oeuvre d’un écrivain, car « Il n’y a pas une lecture correcte de telle ou telle oeuvre, qu’elle vienne de l’intérieur ou bien de l’extérieur, et il n’y a surtout pas de lecture définitive » (p. 10).
Le premier chapitre, Essai d’une approche biographique, cherche à déterminer les lignes de force de la biographie de l’écrivain en démêlant fiction et vérité. L’auteure y aborde les éléments bâtisseurs de l’identité personnelle et littéraire dont la ville de Montréal, ainsi que la façon dont Laferrière se représente. Ursula Mathis-Moser y a recours pour la première fois au concept de « la dérive », concept clé de son analyse, dont elle dit qu’il « résume l’oeuvre laferrienne tout entière » (p. 183).
Le deuxième chapitre, Essai d’une poétique implicite, tient à dégager la poétique de l’écrivain en partant de son oeuvre et de ses observations critiques. Le « refus des étiquettes », le « refus du politique », le « refus du clivage entre réalité et imaginaire », l’exil et sa valeur libératrice, la place d’Haïti, l’appartenance, le choix de la langue y sont abordés.
Après cette lecture « externe », biographique et poétique, Mathis-Moser entreprend une étude « interne » en vue de dégager les Configurations textuelles. Le concept de dérive en est le point de départ. Dans la Dérive des lieux, elle y étudie la représentation de l’espace chez Dany Laferrière impliquant trois habitats : la « métropole-monde » – villes nord-américaines dont essentiellement Montréal –, la ville – Port-au-Prince – et la petite ville, Petit-Goâve. Dans la Dérive du temps, elle analyse les « romans de la mémoire » et « les romans de la contemporanéité », les « textes de la parole » et les « textes du regard ».
Dans Promenades frontalières et transgression, le concept de dérive dirige aussi l’analyse de l’écriture proprement dite et conduit l’exploration de la mise en question des genres, des diverses formes de l’intertextualité et de l’autofiction. Après l’étude de la déconstruction des genres, du décloisonnement du genre romanesque et du travail de subversion dans l’écriture de Laferrière, Mathis-Moser aborde certains aspects de la transtextualité selon Gérard Genette. Son approche de l’intermédialité explore les interférences musico-littéraires (cf. musique haïtienne, jazz) et la transposition de la peinture en matériau littéraire chez Laferrière. La dernière étape de la « promenade frontalière » annoncée touche le personnage de l’auteur et du narrateur, l’autobiographie, l’autofiction et la spécificité de l’ « Autobiographie américaine ».
Le dernier chapitre, Je suis fatigué, analyse la superposition de l’hybridité esthétique et de l’hybridité culturelle et la problématique des terminologies susceptibles de rendre compte de l’écriture de Dany Laferrière. Il aborde aussi la tension entre la volonté de caractériser l’oeuvre laferrienne et le refus des étiquettes que cet écrivain exprime.
La problématique de la tension entre les autoreprésentations qu’a Dany Laferrière de son oeuvre et les représentations qu’en ont les chercheurs – tension que les chercheurs de l’univers des « écritures migrantes » retrouvent souvent –, constitue l’un des thèmes évoqués dans plusieurs chapitres et considérés sous des perspectives différentes. Un autre sujet, l’appartenance, est analysé du point de vue de la construction et de la définition de l’identité et est mis en rapport avec la « fragmentation », la « déterritorialité » et l’ « américanité ».
Outre son intérêt scientifique et méthodologique, cet ouvrage apporte un corpus littéraire et critique et une bibliographie très riches. Le livre a reçu le prix Jean Éthier-Blais de critique littéraire au Salon du livre de Montréal en 2004.