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La perméabilité des frontières est devenue au cours des dernières décennies un sujet capital en matière de politique et d’économie mondiales. Le multiculturalisme auquel elle ouvre la porte rend compte d’un phénomène de diversification qui n’est pas sans soulever un certain nombre de questions quant aux moyens mis en oeuvre pour relever ce qui, aux yeux de plusieurs, représente le défi du siècle à venir : trouver des moyens pour cohabiter avec l’autre. Le récit de voyage propose à sa manière des réponses qui, si elles n’ont pas le mérite de toujours faire l’unanimité, n’en demeurent pas moins d’une grande utilité pour explorer les avenues possibles. Jouissant depuis quelques années d’un intérêt accru de la part de la critique (littéraire d’abord, puis sociologique, philosophique et anthropologique), cette pratique explore notamment la question du passage des frontières et montre, dans un premier temps, de quelle manière ce passage devrait en principe s’accomplir – dans le respect de l’autre – lorsqu’un voyageur est mis dans une situation où il doit pénétrer en territoire étranger et, dans un second temps, comment il s’accomplit dans les faits. Ce qui est vrai en théorie ne l’étant pas toujours en pratique, la distance qui sépare les idéaux de la réalité s’avère souvent immense, d’où matière à analyse.

Jean-François Côté, professeur au Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal, et Emmanuelle Tremblay, chercheure postdoctorale au sein de la même institution, ont choisi de s’interroger sur cette problématique du franchissement des frontières. L’ouvrage qu’ils ont dirigé, Le nouveau récit des frontières dans les Amériques, rassemble des textes écrits par des spécialistes provenant de domaines divers, mais dont les intérêts convergent vers un but commun : mettre au jour les aléas du nouveau récit qui tente de baliser les modes de reconnaissance de l’autre et de l’ailleurs dans nos cultures actuelles. Le récit des frontières a ceci de particulier qu’il « délimite […] soigneusement les contours et les formes d’un monde en gestation, qu’il contribue ce faisant à forger tout en l’interrogeant » (p. 2), ce qui entraîne les chercheurs sur des pistes tantôt inédites, tantôt connues, mais qu’il est impérieux de revoir. Le but de l’ouvrage consiste à sonder les nouveaux points de repère que dispense ce récit des frontières dans l’optique d’une relecture et d’une refonte du récit national traditionnel tout en étudiant l’affrontement de l’identité et de l’altérité dans les rapports noués par les protagonistes des oeuvres au programme. Récit de voyage réel ou fictif ? Les deux ont leur place ici, la teneur des matériaux analysés ne résidant pas dans leur absolu rapport à la réalité. Certains avatars du récit de voyage réel sont donc conviés à l’étude, notamment le roman, le poème, voire la pièce de théâtre.

Dans un premier article, Jean-François Côté part du constat d’une redéfinition du nationalisme américain par la présence d’un transnationalisme dont il repère la trace dans l’oeuvre du Chicano Rolando Hinojosa et de l’Afro-Américain Ishmael Reed. Les romans de ces auteurs mettent en scène des personnages avides de franchir les frontières qui séparent leur propre culture de celle de l’Américain, laquelle donne à rêver d’une utopie apparemment accessible à tous, mais en vérité réservée à une élite. Les thèmes complémentaires de la quête et de l’établissement entrent en conflit chez Hinojosa et évoquent les notions contradictoires de vie et de mort, ce qui nécessite l’adoption de nouveaux moyens d’adaptation, « la traversée des frontières défini[ssan]t la vie, comme elle définit la mort » (p. 20). Même chose chez Ishmael Reed, dont les personnages, dans leur désir de vivre l’utopie nord-américaine, tentent d’échapper à leur réalité, voire à leur histoire, pour finalement se retrouver face à une nouvelle utopie. L’Amérique est engagée dans un processus de constante redéfinition de son identité, ce que traduit l’oeuvre de ces deux auteurs qui, par leurs mots, créent un domaine d’identité intranational et international mieux à même de « m[ettre] en question [l]es identités nationales » (p. 29), selon Côté.

Emmanuelle Tremblay abonde dans le même sens dans son étude des métaphores de l’altérité nord-sud dans la fiction mexicaine. La conquête de l’Amérique – tout comme celle du Mexique, d’ailleurs – étant fondée sur l’utopie du recommencement, la frontière ne pourra manquer de représenter le lieu des métamorphoses possibles pour qui se situe à l’extérieur de l’Eldorado rêvé. Pourtant, dans le cas des Mexicains rêvant de richesses et de considérations « américaines », le passage des frontières équivaut à une dépossession identitaire, car la frontière tue le Mexicain qui, la traversant, perd ses points de repère et est confiné à errer, comme le narrent les oeuvres écrites autant par Spota que par Fuentes et Solares. Au dire de Tremblay, « [s]i le futur est ailleurs, hors le pays natal, ”je“ ne devient pas un autre, car il demeure errant entre deux identités : la première, irrémédiablement perdue, et la seconde, pure médiation entre le réel et le rêve américain » (p. 53). La frontière convierait-elle finalement à un choix entre tradition et nouveauté ? S’il est vrai que l’américanisation assujettit l’altérité, la fiction devra intervenir pour inverser ce processus.

Dans « Littérature panaméricaine : la formation de l’identité dans des contextes transnationaux et transculturels », Roland Walter examine des phénomènes de migration interne et externe. La frontière entre les États-Unis et un certain nombre de pays (le Brésil et le Mexique, entre autres), coupe toute possibilité de nationalisme extra-américain, croit l’auteur, car l’ALÉNA crée un paradoxe d’ouverture-fermeture qui empêche l’établissement d’une identité stable et déterminée. « L’espace frontalier est en fait représenté comme une zone de guerre où s’affrontent deux conceptions apparemment incompatibles de la culture et du nationalisme » (p. 75). La frontière devient le lieu d’une errance qui ne convie à nul établissement de l’identité pour quiconque, si bien que les États-Unis intensifient, avec leurs frontières en apparence malléables, la perte des points de repère. Isabelle Menier confirme à sa façon ce point de vue dans son analyse du roman Swimming in the Volcano, de Bob Shacochis, où un personnage américain établi aux Caraïbes dans le cadre de son travail voit son identité mise en question un temps, pour finalement comprendre que le statut dont jouit l’Américain à l’extérieur de son pays demeure à la remorque des politiques nationales américaines.

La suite traite de l’oeuvre d’auteurs moins connus mais tout aussi concernés par la question du passage des frontières. Joubert Satyre examine d’abord ce qu’il appelle la « poétique de l’errance », qu’il repère dans les mots d’Émile Ollivier. Même thème, semblables conclusions : les personnages désireux de quitter les Antilles pour s’établir aux États-Unis doivent composer avec une frontière nord-sud fixe, qui laisse transparaître un faux multiculturalisme. Paradoxe thématique chez Ollivier, le « partir-revenir » donne à voir un faux voyage dans lequel le migrant ne peut trouver le bonheur, rejeté qu’il est du pays rêvé. L’écriture d’Antonio D’Alfonso gravite entre les mêmes pôles : « migrance » et « demeurance » en constituent les axes de prédilection, tels que les explore Simon Harel en parlant des « lieux-dits de la trahison ». L’émigrant habite ici un lieu fixe (Toronto), d’où il examine toutefois un lieu quitté antérieurement (Montréal), dont il soupèse la valeur. « L’acte d’habiter n’est pas chose simple » (p. 143), constate Harel. L’écriture permet à D’Alfonso de colmater la brèche de l’éloignement et, à travers une errance toute poétique et une recherche de la « mémoire parentale », de se donner de nouveaux points de repère, qu’analyse Harel selon un point de vue psychanalytique. Tout autre est l’optique adoptée par Jean Morency pour parler de « l’expérience des frontières dans le roman américain et québécois ». De Fenimore Cooper à Anne Hébert, en passant par Twain, Melville et même Stephen King, Morency tente de cerner les images associées à la frontière comme révélatrice de soi. L’importance du sujet en ferait une thématique continentale, « non pas seulement étatsunienne mais américaine au sens large » (p. 159).

L’Amérique serait apparemment le lieu de la mouvance identitaire et, en tant que telle, elle lancerait l’individu qui l’habite à la recherche de lui-même. Claudine Cyr a trouvé un exemple de cette quête dans l’oeuvre de David Plante, écrivain d’origine franco-américaine qui, dans la trilogie des romans écrits entre 1978 et 1982, donne vie à un personnage porté à remettre en question son mode de vie étatsunien ainsi que ses racines canadiennes-françaises pour se lancer dans la quête de sa véritable identité, de nature amérindienne. Passant d’une religion catholique traditionaliste à des moeurs « modernes », ce personnage finit par comprendre – et l’auteur qui lui a donné vie avec lui – que l’hybridité caractérise l’identité en sol américain. Hélène Destrempes étudie une problématique similaire dans un article intitulé « Pour une traversée des frontières : identité et transaméricanité dans les oeuvres de Bernard Assiniwi et Yves Sioui Durand ». Les écrivains dont l’oeuvre est analysée ici sont autochtones et leurs productions traduisent leur souci de voir la culture amérindienne se décloisonner et atteindre à une reconnaissance officielle. Quels sont les effets de la mondialisation sur la littérature autochtone ? Comment un Bernard Assiniwi peut-il profiter de l’ouverture au monde qui commence à poindre ? Concilier les traditions et le présent s’avère une aventure de tous les instants, que seul accomplira celui qui s’acharne à faire la propagande de « la connaissance de soi et de l’autre » (p. 188). Pour terminer, Jean Bessière propose une réflexion originale sur les limites de la littérature. Est-on fondé de parler de pratiques littéraires transnationales ou faut-il plutôt se replier sur le sacro-saint concept de nation pour réussir à fixer des axes légitimes de définition de la littérature ? Quelques exemples (Édouard Glissant, Joseph Conrad, Carlos Fuentes) permettent de constater qu’en littérature, la frontière ne ferme plus ; elle ouvre, et la littérature, en nommant l’invisible, donne accès à l’autre dans sa plénitude.

L’ouvrage présente, on le voit, des points de vue divers sur des sujets connexes. Pourtant, tous semblent d’accord pour voir en la frontière un lieu et de cloisonnement et d’ouverture. Il est à souhaiter que les études compilées dans Le nouveau récit des frontières dans les Amériques attirent l’attention des chercheurs sur le récit de voyage et que les avenues empruntées ici favorisent de nouvelles découvertes. La vision d’une pratique ne confinant plus à la quête d’une identité individuelle, mais ouvrant au multiculturalisme et à l’autre – tout en montrant les difficultés de cette ouverture – confère à la problématique une portée intéressante. Le concept d’altérité s’en trouve redéfini et peut davantage être vu comme un vecteur incontournable dans la compréhension des cultures actuelles.