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Rédigé principalement par des spécialistes de littérature, ce collectif pourra intéresser et inspirer autant les historiens que les sociologues. Dans un compte rendu enthousiaste sur Lavie littéraire au Québec, tome V (1895-1918), Andrée Fortin ajoutait toutefois qu’elle aurait « volontiers lu quelques pages de plus sur l’École de Montréal et la constitution du champ » (Recherches sociographiques, XLVI, 3, 2005, p. 598). Le présent livre vient combler la première attente, en plus d’ajouter au dossier de nombreux éléments nouveaux permettant au lecteur d’envisager globalement non seulement la littérature, mais l’ensemble des faits culturels concomitants en ces années cruciales du début du XXe siècle (plus précisément de 1895 à 1905).

Le volume se laisse d’abord feuilleter avec plaisir. On y trouve quantité d’illustrations, soit des photographies d’époque (personnages, édifices et documents divers), soit des reproductions d’oeuvres d’art (dessins, illustrations, peintures), certaines d’entre elles en couleur. Fait plus innovateur encore, le livre est accompagné d’un disque compact regroupant sous forme d’anthologie dix-neuf pièces musicales significatives. La sélection nous fait voyager de la musique savante de compositeurs québécois de l’époque (Couture, Contant, Fortier) à des oeuvres plus récentes de Baudouin et Hétu sur des poèmes de Nelligan, en passant par des chansons populaires (« Vive la Canadienne », « Ô Canada, mon pays, mes amours »), des extraits d’opéra lyrique et une pièce de Chopin dans une interprétation de Paderewski, lequel marqua Émile Nelligan, comme on le sait, lors de son passage à Montréal en 1896. Ajoutons que certains enregistrements sont d’époque, comme celui mettant en vedette la diva canadienne Emma Albani.

Le livre contient une vingtaine de textes répartis en trois parties. D’abord, un « État des lieux » propose des articles généraux sur les différents aspects de la vie culturelle (le théâtre, la littérature, les arts plastiques, la vie musicale), sans négliger l’examen des conditions sociales, matérielles et institutionnelles ayant favorisé la constitution d’une vie culturelle partagée : les regroupements artistiques, les cercles littéraires, les polémiques entourant la construction de la Bibliothèque municipale de Montréal, les prescriptions mondaines en matière de «consommation» des oeuvres artistiques, etc. Toutes ces conditions matérielles, rigoureusement documentées, contribuent à faire comprendre comment la culture de l’époque était non seulement produite et diffusée, mais aussi vécue.

Une deuxième section, plus brève, intitulée «Entre le populaire et le savant », étudie des pratiques mixtes du point de vue institutionnel, comme le conte (genre littéraire le plus usité au XIXe siècle, bien que jugé mineur). Le cas de Henri Julien permet en outre de suivre le parcours d’un créateur qui a oeuvré autant dans un genre «alimentaire» comme la caricature (il était un employé du MontrealStar), que dans le territoire de l’art pictural d’élite. Enfin, il y est aussi question des passerelles, en musique, entre les concerts organisés par les institutions d’enseignement et les spectacles qu’offraient les théâtres à vocation commerciale. L’article qui aborde ce dernier phénomène, signé Mireille Barrière, débouche sur une instructive confrontation entre l’idéologie cléricale de l’époque et l’idéologie des opérettes présentées simultanément sur quelques scènes montréalaises, confrontation qui illustre bien les tensions morales que pouvaient éprouver les étudiants alimentés par des sources si contrastées.

La dernière section est tout entière consacrée à l’École littéraire de Montréal. Alternent les exposés généraux (sur l’École et son réseau associatif, sur ses rapports avec l’esthétique symboliste, sur le rôle transitoire qu’elle a pu jouer durant cette période où apparaît un véritable champ littéraire) et des articles consacrés à des protagonistes importants comme Lozeau, Ferland, Nelligan, Dantin et Gill (qui fut à la fois peintre et poète).

En annexe, le lecteur consultera avec profit une présentation, par Micheline Cambron, des journaux, revues et magazines culturels de l’époque. Enfin, Réjean Coallier fournit toutes les informations pertinentes au sujet des pièces musicales regroupées sur le CD.

L’ouvrage, dans son ensemble, réserve une place privilégiée à une approche qui tend à s’implanter au sein de l’histoire littéraire québécoise : celle qui consiste à interroger les « lieux et réseaux de sociabilité », pour reprendre en partie le titre d’un essai de Pierre Rajotte, auteur d’un chapitre du présent livre et promoteur de cette récente discipline dérivée de l’approche institutionnelle du fait littéraire. L’examen des pratiques associatives est aussi intégré au vaste projet La vie littéraire au Québec, auquel participe Rajotte du reste, ainsi que Lucie Robert, également coauteure de La vie culturelle à Montréal. Après l’étude des seules oeuvres, puis des principaux agents du champ littéraire (l’édition, l’enseignement, etc.), on s’est rendu compte qu’il fallait également prendre en considération le terreau même d’où jaillit cette production, ces regroupements plus ou moins organisés où s’échafaudent les fondements d’une institution littéraire autorisée. De ce point de vue, le livre est une réussite car, contrairement à ce qu’il est possible de faire dans un ouvrage forcément synthétique comme peut l’être La vie littéraire au Québec, la réduction de l’examen à une dizaine d’années permettait ici un regard plus détaillé. De plus, le fait de déborder le seul champ de la littérature pour y intégrer la vie musicale et les arts visuels fournit l’occasion de se représenter plus clairement l’horizon mental global d’un amateur de culture au tournant des années 1900. Non seulement répond-on à la question : que lisait-on à cette époque ? mais il est désormais possible, après lecture de ce livre, d’imaginer ce qui s’offrait alors à un individu se posant des questions telles que : où pourrais-je sortir écouter un concert ce soir ? Que dira mon confesseur si j’assiste à telle pièce de théâtre ? À quelle porte frapper si je veux développer mon talent de peintre et quelles sont les thématiques que je serai amené à privilégier ? Existe-t-il une bibliothèque en ville où je pourrais emprunter un roman ? Comment devrai-je me comporter dans tel salon bourgeois, au restaurant, à l’opéra ?

La vie culturelle à Montréal vers 1900 ne limite pas pour autant son investigation aux seules sphères mondaines ou institutionnelles. La littérature y étant malgré tout le domaine artistique le plus étudié, certains textes tentent de brosser le portrait de ce qu’écrire pouvait signifier à cette époque, non seulement dans la perspective des supports externes, mais également du point de vue de l’imaginaire littéraire même. Au moins quatre collaborateurs insistent sur l’influence de l’esthétique symboliste, heureusement sans trop de redondances malgré le passage obligé par des considérations communes. Alors que l’étude de Suzanne Martin est plus générale, celles de Michel Lemaire, de Marta Horban-Carynnyk et de Pascal Brissette s’attachent pour leur part aux parcours de Lozeau, de Ferland et de Nelligan. Le texte de François Hébert, au titre quelque peu équivoque (« L’hostie de Dantin »), tranche par rapport à tous les chapitres du livre, tant par son style essayistique débridé que par une approche nettement moins empirique. Néanmoins, le texte trouve sa place dans la réflexion générale dans la mesure où il tente de cerner le rôle qu’a pu jouer, dans l’oeuvre de Dantin principalement, mais aussi chez Nelligan, l’une des figures les plus fortes du catholicisme, l’Incarnation, dont le symbole majeur est l’Hostie. Il se trouve que dans une perspective symboliste, de tels symboles ont eu beaucoup à voir avec la constitution d’une parole poétique. Dans une optique plus profane mais tout aussi attentive aux incidences idéologiques du symbole, Jeanne Demers analyse quant à elle la tension, dans le conte canadien-français en cette fin du XIXe siècle, le refoulement du fantastique et des figures diaboliques au profit d’une écriture de la représentation plus rassurante mais moins fertile sur le plan de l’imaginaire collectif et de l’invention littéraire. Bien que cette étude soit étoffée et instructive, sa présence dans le volume étonne tout de même puisque la perspective adoptée déborde largement et la vie culturelle montréalaise et la période traitée.

Le principal (et peut-être le seul) reproche que l’on pourrait faire à ce collectif est de ne pas toujours tenir la mire sur les objectifs initiaux. Si le projet général est bien respecté dans toute la première partie, il l’est moins dans les textes qui portent sur un protagoniste en particulier. Il eût été souhaitable, dans les cas où l’examen d’artistes particuliers s’imposait, d’établir davantage de liens avec la situation générale. Cette hétérogénéité des approches et la présence de textes qui transgressent un peu les objectifs affichés, sont sans doute attribuables au fait que les contributions sont issues d’un colloque. Il n’en demeure pas moins que l’ouvrage s’impose désormais comme une référence incontournable pour qui veut s’initier au climat culturel qui régnait à Montréal au début du XXe siècle.