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Dans son plus récent ouvrage sur les pratiques culturelles des individus, Bernard Lahire s’interrogeait sur la portée des conclusions que tirait Richard A. Peterson de ses travaux sur les goûts musicaux : « Peterson a tendance par ailleurs à généraliser son propos à l’ensemble des comportements culturels, alors que ses données portent essentiellement sur le seul domaine musical. Qui peut être sûr du fait qu’il n’y a pas de spécificité de tel ou tel domaine ? » (Lahire, 2004, p. 259). C’est principalement sur cette question que nous nous penchons dans ce texte. La musique est en effet l’un des domaines les plus étudiés par les sociologues qui se sont inspirés de la thèse d’une polarisation croissante entre omnivores et univores culturels, avancée par Peterson au début des années 1990. S’appuyant sur les résultats d’enquêtes montrant que plus on s’élève dans la hiérarchie socioéconomique, plus les goûts musicaux sont étendus, Peterson (1992) avançait que la distinction de classe s’exprime aujourd’hui moins par une préférence exclusive pour les arts savants de tradition occidentale, que par ce que Fridman et Ollivier (2004) ont appelé « l’ouverture ostentatoire à la diversité » fondée sur un capital multiculturel (Bryson, 1996). Dans les enquêtes sur les pratiques culturelles, cette ouverture est généralement mesurée par la préférence pour une diversité de genres ou d’activités culturelles appartenant à des univers autrefois considérés comme étanches. Peterson a ainsi mis en lumière cette façon singulière qu’aurait l’élite de se démarquer du reste de la société, non pas à partir d’une préférence exclusive pour les domaines classiques comme le théâtre, le concert, l’opéra ou le ballet, mais en fréquentant un large éventail de disciplines et de genres, des plus élitistes aux plus populaires, des plus banals aux plus exotiques.

Au cours des dix dernières années, de nombreux sociologues de la culture, provenant de différentes régions du monde et travaillant sur une variété de domaines, se sont appuyés sur les thèses de Peterson pour explorer davantage l’éclectisme des goûts contemporains. Durant cette période, la musique a constitué un domaine d’étude privilégié (voir notamment Peterson et Simkus, 1992 ; Peterson et Kern, 1996 ; Bryson, 1996 ; van Eijck, 2001 ; Coulangeon, 2003 ; Han, 2003 ; Fisher et Preece, 2003 ; Sonnett, 2004). La musique offre en effet de nombreux avantages pour qui s’intéresse à l’éclectisme culturel contemporain. Grâce à l’explosion des moyens de diffusion audiovisuels, elle est aujourd’hui omniprésente dans la plupart des sociétés postindustrielles, tant dans l’espace privé que dans les lieux publics. Contrairement à la lecture ou aux sorties culturelles, la musique est une activité très populaire, au sens où elle est pratiquée par une très large majorité de la population. De plus, elle se présente sous forme de genres relativement bien délimités. Malgré la difficulté bien connue que pose toute classification des oeuvres en genres, le sens commun et un ensemble considérable de travaux universitaires permettent de donner une signification sociologique à ces genres, notamment à partir de la théorie de la légitimité de Pierre Bourdieu (1979) ou encore de la typologie des discours (art, pop et folk) de Simon Frith (1991). Étant largement pratiquée et découpée en genres aisément identifiables, la musique offre ainsi un domaine particulièrement intéressant pour l’étude des comportements omnivores ou éclectiques.

Parmi les travaux qui ont porté sur d’autres champs que la musique, on peut mentionner les recherches de Warde, Olsen et Martens (1999) sur la fréquentation des restaurants en Angleterre. Le champ de la restauration offre des avantages similaires à celui de la musique, soit d’être largement pratiqué et clairement structuré. La distinction entre restaurants « ethniques » et « ordinaires » est particulièrement intéressante, puisqu’elle permet d’aborder le cosmopolitisme culturel comme forme distincte de l’éclectisme, fondée sur la valorisation de l’exotique et du lointain. Finalement, de nombreux travaux ont porté non pas sur un seul domaine, mais sur un ensemble plus large de sorties et de pratiques culturelles (Peterson, 1992 ; Donnat, 1994 ; Lahire, 2004 ; Lizardo, 2005).

Dans l’ensemble, ces travaux appuient la thèse de Peterson : plus on occupe dans l’espace social une position privilégiée, plus on a tendance à avoir des connaissances, des goûts et des comportements culturels diversifiés. Parmi les nuances apportées à la thèse initiale de Peterson, on peut mentionner que l’éclectisme culturel semble être la norme plutôt que l’exception, être plus fréquent chez les jeunes que chez les plus âgés (Coulangeon, 2003 ; Garon et Santerre, 2004 ; van Eijck, 2001) et se décliner en plusieurs modalités : éclectisme éclairé ou juvénile chez Coulangeon (2003), omnivores et quasi-omnivores chez Sonnett (2004), dissonants à tendance légitime et peu légitime chez Lahire (2004).

La plupart des sociologues qui se sont inspirés des travaux de Peterson s’en sont également démarqués en insistant sur la nécessité de prendre en compte la structure interne des champs à l’étude. En effet, l’opération mathématique qui consiste à mesurer l’éclectisme à partir d’un indice de variété calculé par simple addition du nombre de genres préférés ou d’activités pratiquées revient à traiter le champ à l’étude comme un univers indifférencié dans lequel toutes les pratiques sont équivalentes : la préférence pour quatre genres musicaux comme le classique, l’électro-acoustique, le rap et le raï est considérée comme strictement équivalente à l’amour de quatre genres au public moins différencié comme la pop, la musique d’ambiance, le rock et le disco. Si la structure interne des champs à l’étude a été prise en considération dans la plupart des travaux sur les omnivores, notamment par l’utilisation de l’analyse factorielle (van Eijck, 2001), de techniques de classification automatique (Coulangeon, 2003) ou encore de classifications raisonnées inspirées de la théorie de la légitimité (Lahire, 2004), on a accordé peu d’attention à la place qu’occupent ces pratiques dans ce que Bourdieu (1979) appelait l’espace des styles de vie.

Qu’arrive-t-il aux omnivores lorsqu’on étend l’analyse à d’autres pratiques culturelles jusqu’ici peu étudiées, par exemple la télévision, en tenant compte des caractéristiques propres à cette activité en comparaison avec les autres pratiques culturelles ? L’éclectisme culturel est-il fonction du champ dans lequel il s’exprime ? C’est à cette question que nous cherchons à répondre à partir d’une analyse de l’écoute de la télévision au Québec. Dans la première section, nous discutons de la position de la télévision dans le champ des activités culturelles, en la comparant à d’autres activités fréquemment pratiquées telles que la lecture et la musique. Dans la deuxième section, nous décrivons sommairement la structure interne du champ télévisuel à partir d’une discussion de la fréquence d’écoute et du profil des amateurs des différents genres d’émissions. Nous utilisons ensuite deux approches différentes visant à identifier les types de téléspectateurs ayant les comportements les plus omnivores. Nous présentons d’abord les résultats d’analyses à régression multiple sur un indice simple de variété et ensuite une typologie des amateurs de différents genres d’émissions de télévision réalisée à partir d’une analyse en composantes multiples et d’une classification automatique. Comme dans les enquêtes antérieures sur la musique et les sorties culturelles, nous cherchons premièrement à identifier, parmi les téléspectateurs, un ou des groupes aux comportements omnivores et, deuxièmement, à déterminer si ces omnivores télévisuels se recrutent parmi les groupes sociaux les plus privilégiés.

Le choix d’analyser un domaine peu étudié jusqu’ici a permis de mettre en lumière certains présupposés qui sous-tendent implicitement nombre de travaux sur les omnivores. Se situant dans l’air du temps, ces études ont trop souvent tendance à tenir pour acquis que la diversité culturelle se présente de façon identique dans tous les domaines. Dans un monde où les valeurs de tolérance et d’ouverture à l’autre semblent en voie de s’imposer comme fondements d’une nouvelle éthique du vivre-ensemble, on suppose facilement que la diversité des goûts constitue en toutes circonstances une « bonne chose » (voir Fridman et Ollivier, 2004, pour une critique de cette perspective). À partir d’une analyse de la diversité des goûts en matière de télévision, nous visons justement à déterminer jusqu’à quel point l’expression de goûts omnivores varie en fonction du domaine auquel elle se rapporte.

La télévision dans le champ des pratiques culturelles

Il paraît utile de situer la télévision dans le champ des activités culturelles, surtout par rapport à d’autres activités relativement accessibles et largement pratiquées comme la lecture et l’écoute de la musique. Les données proviennent de l’Enquête de 1999 du ministère de la Culture et des Communications du Québec sur les pratiques culturelles des Québécois, qui porte sur un ensemble d’activités culturelles et de loisirs, notamment la télévision, la radio, les musées, les oeuvres d’art, la lecture, la musique, le cinéma, le théâtre, la danse, Internet et les pratiques en amateur. Réalisée à intervalles réguliers depuis 1979, cette enquête porte sur un échantillon de personnes âgées de 15 ans et plus (à l’exception des villages cris et nordiques de la région du Nord du Québec). La taille de l’échantillon est de 6 548 personnes.

L’enquête révèle que c’est l’écoute de la télévision qui est la plus populaire auprès des répondants (94 % l’écoutent au moins 15 minutes à tous les jours), suivie de la musique (82 % écoutent souvent ou assez souvent de la musique) et loin derrière par la lecture de livres (54 % lisent des livres souvent ou assez souvent). Pour mieux comprendre comment ces activités se situent les unes par rapport aux autres, nous avons réalisé une analyse en composantes multiples dont les résultats sont présentés à la figure 1 (voir Fournier et Gauthier, 2005). Les activités pratiquées par les mêmes personnes se retrouvent rapprochées dans l’espace tandis que celles qui sont pratiquées par des personnes différentes se retrouvent plus éloignées les unes des autres. Nous avons placé au bas de la figure la situation de classe des publics et à gauche les catégories d’âge. Le premier axe de structuration du champ, à l’horizontale, est donc la classe sociale. De gauche à droite, la situation de classe s’élève, allant des plus démunis aux plus favorisés[1]. Le deuxième axe de structuration est l’âge : en allant du bas vers le haut, les publics vieillissent.

Première observation, la télévision, isolée à gauche, s’oppose aux autres activités culturelles. L’écoute de la musique à la radio – AM ou FM – est plus proche du centre, c’est-à-dire qu’elle est partagée par l’ensemble de la population. Deuxième observation, les sorties (tout comme l’usage d’Internet) se rangent à droite, en périphérie, avec la visite aux musées d’art et la présence aux spectacles de danse qui occupent les positions les plus éloignées. Troisième observation : les adeptes des activités comme la télévision, qui sont situées en haut à gauche du graphique, ont tendance à avoir un statut social plus faible et à être plus âgés, tandis que les publics des activités comme le cinéma ou les spectacles de danse, situées en bas à droite, sont plus jeunes et généralement plus favorisés. La télévision est ainsi une activité plus populaire auprès des groupes les moins favorisés, les démunis y consacrant en moyenne 3,5 heures par jour comparativement à 1,7 heure chez l’élite première. À l’opposé, la lecture de livres est plus populaire chez les plus favorisés, les adeptes de la lecture au sein de l’élite première déclarant lire en moyenne 32 livres par année, comparés à 22 chez les démunis. Les différences sont beaucoup moins marquées en ce qui concerne la musique, puisqu’une forte majorité de répondants écoute souvent ou assez souvent de la musique : les pourcentages varient de 87,1 % chez l’élite première à 80,2 % dans la classe populaire, la relève (89,1 %) et les démunis (67,9 %) se situant aux deux extrêmes. Ces chiffres appuient les analyses du champ des pratiques culturelles qui montrent que la télévision est l’une des pratiques culturelles les plus socialement dévalorisées tandis que la lecture, à l’opposé, est l’une des plus légitimes (Coulangeon, 2005).

Figure 1

Position des activités culturelles, population âgée de 15 ans et plus, Québec, 1999

Position des activités culturelles, population âgée de 15 ans et plus, Québec, 1999

A : adeptes ;

S : sorties.

-> See the list of figures

Malgré la place qu’il occupe dans la sociologie des pratiques culturelles, le concept de légitimité culturelle n’est pas aisément définissable. Suivant Lahire (2004, p. 98), nous définissons la légitimité des pratiques culturelles à partir de deux critères : d’une part, la classe sociale de leur public et, d’autre part, la connaissance savante et ordinaire du discours porté sur ces pratiques au sein du monde social. La culture légitime est ainsi à la fois celle qui est pratiquée par les publics les mieux dotés en capital culturel et celle qui fait l’objet d’une valorisation dans la vie de tous les jours et, surtout, de la part des institutions culturelles – maisons d’enseignement, organismes de financement et de sauvegarde du patrimoine, médias. À cette définition, on peut ajouter que la culture légitime donne lieu, dans les entretiens qualitatifs, à l’expression de ce « sentiment de faire ce qu’il faut faire » ou encore, à l’inverse, à des sentiments de honte ou d’indignité, par exemple chez ces personnes qui aimeraient lire plus ou, au contraire, écouter moins souvent la télévision (Détrez et Lacerenza, 2005, p. 36).

C’est en ce sens que l’on peut considérer la lecture et la télévision comme se situant aux deux pôles de la légitimité culturelle. Ces deux activités s’opposent non seulement quand on compare le niveau de scolarité de leurs adeptes respectifs, mais aussi en fonction des discours sociaux qu’elles suscitent. Tandis que la lecture est aujourd’hui considérée comme « matrice de tous les apprentissages intellectuels » et « parée de vertus que nul excès ne semble assombrir » (Coulangeon, 2005, p. 36), la télévision continue au contraire d’être décriée, à gauche comme à droite, comme véhicule d’une culture de consommation et de violence qui mène à l’apathie, à la désintégration du tissu communautaire ou encore à l’atrophie des facultés critiques des individus, entraînant à terme le retrait de la vie civique et la « mort culturelle » (Postman, 1985, p. 156).

Les genres télévisuels : fréquence d’écoute et profil des auditeurs

Les répondants ont été interrogés sur leur fréquence d’écoute de 10 genres d’émissions[2]. Comme dans d’autres domaines, le classement des émissions en genres est quelque peu problématique. Par exemple, les nouvelles et les affaires publiques sont regroupées dans la même catégorie alors que nous savons que l’intérêt du public diminue et que son profil se modifie selon que nous passons du reportage en direct d’un événement spécial à un magazine spécialisé, en passant par le bulletin de nouvelles, un dossier, une tribune téléphonique, un magazine général d’actualité et un magazine d’affaires publiques. Chacun de ces sous-genres peut également se subdiviser. Par exemple, les nouvelles peuvent être classées selon leur distance physique par rapport au lieu de l’écoute, leur degré d’abstraction et leur niveau de profondeur. Le même commentaire s’applique aux émissions sportives, qui se déclinent en différents genres selon le contenu et la forme. De la même façon, le questionnaire d’enquête a regroupé les émissions de variétés et les magazines alors que les premières se proposent essentiellement de divertir le public tandis que les secondes, sans être des émissions d’affaires publiques, les renseignent sur différents sujets. Ces difficultés sont toutefois inhérentes à l’analyse secondaire de données et à toute classification des produits culturels en genres. Nous reviendrons sur cette question au besoin dans l’analyse.

Le tableau 1 classe les genres d’émissions selon la fréquence de l’écoute. Aux fins de l’analyse, nous n’avons retenu que les adeptes des différents genres, c’est-à-dire ceux qui les écoutent régulièrement ou assez souvent. Le genre le plus fréquemment écouté, par une très forte majorité de répondants (85,3 %), est les nouvelles et les affaires publiques. Viennent ensuite les films, le deuxième pilier de la programmation des stations de télévision, qui sont aussi regardés par une nette majorité (65,7 %). Suivent les genres écoutés par la moitié ou moins des répondants, soit les émissions d’humour et les sketches comiques, les téléromans, les mini-séries, les émissions sportives et les variétés / magazines. Les émissions les moins populaires comprennent les spectacles de théâtre, de danse et les concerts, les films d’animation / dessins animés et les jeux / émissions questionnaires.

Tableau 1

Proportion de personnes qui écoutent régulièrement et assez souvent chacun des genres d’émissions de télévision et durée d’écoute quotidienne en heures selon le sexe, la scolarité et l’âge, population âgée de 15 ans et plus, Québec, 1999

Genres d’émissions de télévision

Hommes

Femmes

Non-diplômés universitaires

Diplômés universitaires

Âge 15‑34

Total

Nouvelles, affaires publiques

85,8

84,9

83,5

90,9

75,9

85,3

Films

67,4

64,1

67,3

61,8

74,7

65,7

Humour, sketches comiques

54,4

46,8

54,2

39,7

58,5

50,6

Téléromans

30,4

60,4

49,9

32,9

42,9

45,7

Mini-séries

30,8

48,8

44,0

28,0

39,2

40,0

Émissions sportives

50,2

18,8

34,8

32,6

39,1

34,2

Variétés, magazines

28,6

37,4

34,4

29,3

26,8

33,1

Théâtre, danse ou concerts

21,5

33,2

26,3

30,3

18,7

27,4

Films d’animation, dessins animés

25,6

22,8

25,9

19,0

39,7

24,2

Jeux ou émissions questionnaires

20,5

27,0

27,0

13,7

20,8

23,8

Durée d’écoute quotidienne (en hres)

2,6

2,9

3,0

2,0

2,6

2,7

Source : Enquête sur les pratiques culturelles des Québécois, ministère de la Culture et des Communications du Québec, 1999, calculs des auteurs.

-> See the list of tables

Le profil des amateurs varie-t-il selon le genre d’émissions ? Nous constatons que ce sont les téléromans et les mini-séries qui distinguent le plus nettement les catégories d’amateurs : ces émissions sont beaucoup plus populaires auprès des femmes que des hommes de même qu’auprès des personnes moins scolarisées comparées à celles qui détiennent un diplôme universitaire. En contrepartie, l’écoute des émissions de sport est plus une affaire d’hommes que de femmes (+ 31 points d’écart). Autre écart important, les dessins animés sont plus fréquemment écoutés par les jeunes de moins de 35 ans (+ 31 points d’écart avec les 55 ans et plus). Pour les autres émissions, les écarts entre les groupes sont plus faibles. L’intensité de l’écoute varie selon les groupes sociaux, les diplômés universitaires (2 h), les hommes (2,6 h) et les jeunes de 15 à 34 ans (2,6 h) écoutant en moyenne moins la télévision que les non-diplômés (3 h), les femmes (2,8 h) et les personnes de 55 ans et plus (3,2 h). Ces observations constituent les premiers indices d’une structuration des goûts télévisuels : on constate une nette opposition entre les goûts plus féminins pour les téléromans et les mini-séries et les préférences masculines pour les émissions de sport, de même qu’une opposition entre le goût des plus jeunes pour les dessins animés et celui des plus âgés pour les nouvelles et les affaires publiques. Nous reviendrons plus loin sur cette question.

La pluralité de l’écoute selon l’indice de variété

Certaines catégories de téléspectateurs ont-elles des goûts plus omnivores que d’autres ? Une première façon de répondre à cette question consiste à calculer un indice linéaire de la variété des genres d’émissions écoutés pour ensuite mesurer l’effet d’un ensemble de variables pertinentes par des analyses de régression multiple (Bryson, 1996 ; Warde, Martens et Olsen, 1999). Suivant cette approche, nous avons calculé un indice de variété en additionnant simplement le nombre de genres écoutés régulièrement et assez souvent. L’indice varie d’un minimum de 0 (les personnes qui ne regardent pas la télévision ou qui ne préfèrent aucun genre) à un maximum de 10. Seulement 7,7 % des répondants ne sont adeptes d’aucun genre ou ne regardent pas la télévision et 6,5 % peuvent être considérés comme des univores, en ce sens qu’ils ne sont adeptes que d’un seul genre. Un très faible pourcentage (4,9 %) déclarent écouter huit genres ou plus. Le nombre moyen de genres écoutés est 4,01.

Nous avons ensuite procédé à des analyses de régression multiple en utilisant cet indice comme variable dépendante. Dans un premier modèle, une série de variables mesurent le capital culturel (le nombre d’années de scolarité) et économique (le revenu familial brut), l’origine sociale (le niveau de scolarité le plus élevé atteint par le père ou la mère) et certaines caractéristiques sociodémographiques. Ces variables comprennent le sexe (variable dichotomique avec les femmes comme catégorie de référence), l’âge et le nombre d’enfants de moins de 15 ans au foyer. Nous avons également inclus deux variables mesurant l’appartenance ethnique et linguistique, soit le lieu de naissance des parents[3] et l’orientation linguistique[4]. Comme les comportements culturels peuvent varier en fonction de la taille de l’agglomération (Warde, Martens et Olsen, 1999), nous avons inclus cette variable dans l’analyse. Un deuxième modèle ajoute à ces variables le nombre d’heures d’écoute quotidienne et un troisième modèle inclut une variable mesurant l’interaction entre l’âge et la scolarité.

Selon les résultats obtenus dans toutes les études sur les omnivores que nous avons consultées, on s’attendrait à ce que la diversité des goûts télévisuels augmente en fonction directe du capital culturel. Plus on est éduqué, plus les goûts devraient être diversifiés. Étant donné que les jeunes ont tendance à avoir des pratiques culturelles très « éclatées » (Séguin-Noël et Garon, 2000, n.p.), on peut s’attendre à trouver chez eux des pratiques plus omnivores que chez les plus âgés, tout comme l’ont démontré les enquêtes portant sur la musique (Coulangeon, 2003 ; vanEijck, 2001). Le rôle de l’origine ethnique et de l’orientation linguistique est moins clair, mais on pourrait s’attendre à ce que l’omnivorisme culturel soit plus fréquent chez les personnes ayant un profil mixte, dans la mesure où de nombreux sociologues ont avancé l’idée que la diversité des goûts serait liée à la multiplicité des expériences de vie (Erickson, 1996 ; Lahire, 2004).

Les résultats du premier modèle, présentés au tableau 2, montrent que c’est effectivement le capital culturel qui constitue le plus important prédicteur de la diversité des genres écoutés (bêta = – 0,163). Cet effet s’exerce toutefois dans un sens inverse à ce qui a été constaté dans d’autres enquêtes : plus on est éduqué, moins la variété de genres écoutés est grande. De la même façon et contrairement aux résultats de Warde, Martens et Olsen (1999) qui font état d’une association positive entre la taille de l’agglomération et des goûts omnivores en matière de restauration, on constate ici aussi une relation inverse. Plus la ville où l’on habite est grande, moins on a des goûts diversifiés en matière d’écoute de la télévision. Les coefficients sont également négatifs pour l’âge et le sexe, ce qui signifie que les hommes et les personnes plus âgées sont adeptes d’un moins grand nombre de genres d’émissions que les femmes et les plus jeunes. Le fait d’avoir une orientation linguistique mixte et des parents d’origine mixte est également associé à une plus faible diversité de l’écoute télévisuelle. Il faut toutefois souligner que la force relative de ces variables sociodémographiques, bien que statistiquement significative, est assez faible. En effet, les coefficients de régression indiquent que les hommes écoutent 0,263 genre de moins que les femmes, ce qui représente une différence assez faible du point de vue sociologique[5]. Finalement, la force relative de l’ensemble de ces variables sur la diversité de l’écoute télévisuelle est par ailleurs très limitée, (R2 ajusté = 0,048). Autrement dit, ces variables expliquent moins de 5 % de la variance de l’indice de variété télévisuelle.

Dans un deuxième modèle, présenté aux colonnes trois et quatre du tableau 2, nous avons ajouté deux variables mesurant le nombre d’heures d’écoute quotidienne de la télévision et le nombre de téléviseurs couleur au foyer, ce qui augmente considérablement le pouvoir de prédiction du modèle, le R2 ajusté passant à 0,237. Le facteur qui prédit le plus fortement la diversité des genres télévisuels écoutés est le nombre d’heures quotidiennes passées devant le petit écran. Plus on écoute la télévision, plus on écoute une grande variété de genres d’émissions. Le nombre de téléviseurs couleur au foyer est également associé à une plus grande diversité de l’écoute. Le nombre d’années de scolarité continue d’être négativement associé à l’omnivorisme télévisuel, mais son effet est considérablement réduit. Cela suggère que la relation entre l’éducation et l’indice de variété passe en partie par l’intensité de l’écoute, les plus éduqués passant en moyenne moins de temps devant l’écran que ceux qui le sont moins. L’âge, le sexe, la taille de l’agglomération, une orientation linguistique mixte et des parents d’origine mixte continuent d’avoir une relation négative et statistiquement significative avec la diversité des genres écoutés.

Il peut paraître paradoxal que les personnes plus âgées, chez qui on constate une écoute plus intensive de la télévision, aient des goûts télévisuels moins diversifiés que les plus jeunes. Il est possible qu’il s’agisse d’un artefact de l’instrument d’enquête, au sens où les genres retenus pour l’analyse seraient ceux qui sont plus écoutés par les plus jeunes. Il est également possible que l’effet de l’âge ne soit pas uniforme et que les habitudes d’écoute des personnes plus âgées varient en fonction de leur niveau de scolarité. Afin d’examiner cette hypothèse, nous avons introduit dans le premier modèle de régression un terme d’interaction entre l’âge et la scolarité, mesurée sous forme de variable dichotomique, les non-diplômés universitaires constituant la catégorie de référence. Les résultats, présentés aux dernières colonnes du tableau 2, indiquent effectivement qu’il existe un effet d’interaction significatif entre l’âge et la scolarité. Le coefficient négatif montre que parmi les diplômés universitaires, l’âge est inversement associé à la diversité des goûts alors que ce n’est pas le cas chez les non-diplômés. Les personnes plus âgées et moins scolarisées ont donc tendance à avoir des goûts plus diversifiés si on les compare aux plus éduquées. Dans ce modèle, le coefficient de l’âge devient alors non significatif tandis que la scolarité continue d’exercer un effet négatif net sur la diversité des préférences télévisuelles.

Que conclure de ces analyses ? Les coefficients de toutes les variables pertinentes telles que la scolarité, l’âge, la taille de l’agglomération et l’origine ethnolinguistique vont dans le sens inverse de ce que l’on a constaté dans les recherches portant sur la musique, la restauration et les sorties. Comme on pouvait s’y attendre dans un domaine aussi peu légitime que la télévision, ce sont les moins favorisés qui ont tendance à avoir les comportements les plus omnivores, même quand on tient compte du temps passé devant le petit écran. Dans ces conditions, on peut douter que l’omnivorisme des goûts fonctionne comme source de distinction de classe, comme l’avançait Peterson au sujet de la musique. Les résultats obtenus à partir de la télévision illustrent très clairement ce qui a déjà été noté par de nombreux observateurs, à savoir que l’éclectisme des goûts et des pratiques ne s’inscrit dans des stratégies de distinction que dans la mesure où il s’exerce avec un certain discernement. L’éclectisme culturel n’est valorisé, et sans doute valorisant, que pour autant qu’il s’alimente à des activités qui sont elles-mêmes valorisées ou valorisables.

Nous avons adopté ici le terme « indice de variété » en référence aux travaux antérieurs ayant utilisé cette technique pour mesurer la diversité des goûts. Pourtant, il serait plus juste de parler de pluralité que de variété des préférences, puisqu’un indice linéaire construit sur la base du nombre de genres écoutés ne tient pas compte de la structuration interne du champ télévisuel et de la distance plus ou moins grande qui peut exister entre les différents genres. Est-il possible d’identifier différents types d’amateurs de télévision, parmi lesquels les omnivores constitueraient un groupe particulier ? Dans la prochaine section, nous utilisons l’analyse en composantes multiples et la classification hiérarchique pour répondre à cette question.

Tableau 2

Trois modèles d’analyse à régression multiple (OLS) d’un ensemble de variables sur l’indice de variété de l’écoute des genres télévisuels, population âgée de 15 ans et plus, Québec, 1999

Variables

Modèle 1

Modèle 2

Modèle 3

b

β

b

β

b

β

Année de scolarité

‑,092***

‑,163

‑,043***

‑,075

‑,063***

‑,111

Revenu familial

‑,002

‑,002

,023

,026

,006

,007

Scolarité des parents

‑,010

‑,006

,032

,020

‑,004

‑,002

Âge

‑,006*

‑,048

‑,008***

‑,060

,005**

,039

Sexe (homme)

‑,263***

‑,062

‑,200***

‑,047

‑,255***

‑,060

Nb enfants de ‑15 ans

‑,059

‑,027

‑,025

‑,011

‑,058

‑,026

Taille de l’agglomération

‑,058***

‑,067

‑,054***

‑,062

‑,059***

‑,068

Lieu de naissance des parents, mixte

‑,351*

‑,035

‑,186

‑,018

‑,319*

‑,032

Lieu de naissance des parents, étranger

‑,097

,014

,284*

,041

,120

,017

Orientation linguistique anglaise

‑,095

‑,009

‑,050

‑,005

‑,110

‑,010

Orientation linguistique mixte

‑,439***

‑,070

‑,440***

‑,070

‑,444***

‑,071

Nb heures d’écoute de la télévision

 

 

,464***

,440

 

 

Nb télés couleur au foyer

 

 

,170***

,084

 

 

Âge * diplôme universitaire

 

 

 

 

‑,008***

‑,108

Constante

6,029***

 

3,522***

 

5,521***

 

R2

,050

 

,240

 

,053

 

R2 ajusté

,048

 

,237

 

,050

 

*** p≤,001 ; ** p≤,01 ; * p≤,05

Source : Enquête sur les pratiques culturelles des Québécois, ministère de la Culture et des Communications du Québec, 1999, calculs des auteurs.

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Au-delà des omnivores et des univores

Une typologie des téléspectateurs

Afin de mieux comprendre la structure des préférences télévisuelles, nous avons d’abord examiné la répartition des adeptes de chacun des genres en fonction de la multiplicité de leurs choix. Comme le montre la première ligne du tableau 3, les univores ne se répartissent pas également entre les genres et ils se démarquent non seulement par leur préférence pour un seul genre, mais également par leur forte concentration (77 %) dans un genre particulier, soit les nouvelles et les affaires publiques[6]. Ces univores et les non-adeptes, qui n’écoutent pas la télévision ou qui ne préfèrent aucun genre, représentent sur le plan théorique un intérêt tout particulier.

Tableau 3

Adeptes des genres pour chacun des niveaux de multiplicité, en %, population âgée de 15 ans et plus, Québec, 1999

Niveaux

Nouvelles, émissions d’affaires publiques

Films

Humour, sketches comiques

Téléromans

Mini-séries

Émissions sportives

Variétés, magazines

Théâtre, danse ou concerts

Jeux ou émissions questionnaires

Animation, dessins animés

Un genre

77,3

8,5

2,8

2,2

1,7

4,1

0,5

1,7

0,2

1,0

Deux et trois

80,0

50,0

24,1

24,7

15,5

23,9

11,3

13,2

6,2

9,8

Quatre et cinq

87,8

73,6

57,1

49,3

40,9

36,9

30,7

27,6

21,2

25,0

Six et sept

91,2

86,3

79,6

71,9

70,2

45,6

62,2

43,9

46,2

40,1

Huit et neuf

95,9

94,2

94,6

86,4

92,9

64,3

91,1

69,4

80,3

60,1

Dix genres

100

100

100

100

100

100

100

100

100

100

Source : Enquête sur les pratiques culturelles des Québécois, ministère de la Culture et des Communications du Québec, 1999, calculs des auteurs.

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En effet, étant donné la faible légitimité culturelle de la télévision dans le champ des pratiques culturelles, on peut supposer, comme l’affirme Boullier (1988), que l’une des meilleures façons de valoriser sa relation à ce médium s’exprime par « sa capacité à s’en priver » (cité par Coulangeon, 2005, p. 18). En ce sens, les univores et les non-adeptes peuvent être considérés comme exprimant deux formes de retrait par rapport à l’écoute de la télévision, qui consistent soit à s’en priver totalement, soit à restreindre son écoute à un seul genre – et pas n’importe lequel, les nouvelles et les affaires publiques étant généralement considérées comme marques de participation citoyenne.

Ces réflexions nous incitent dès lors à poser les premiers jalons d’une typologie des combinaisons de genres télévisuels en isolant deux types d’amateurs : les univores d’une part, caractérisés par une préférence marquée pour les nouvelles et les affaires publiques, et les non-adeptes (7,8 %) d’autre part, qui ne regardent pas la télévision ou qui ne sont adeptes d’aucun genre. Il reste ensuite à dégager les combinaisons de genres les plus typiques chez les adeptes de plus d’un genre. Pour ce faire, nous avons procédé à une analyse en composantes multiples des préférences des personnes qui écoutent deux genres ou plus. De cette analyse, nous avons retenu les composantes les plus structurantes, présentées au tableau 4, que nous utiliserons ensuite pour construire la typologie. La première composante, la plus importante, isole clairement les adeptes des émissions de sport des amateurs de plusieurs autres genres d’émissions. Le deuxième axe met en opposition les adeptes de téléromans et les personnes qui apprécient les émissions telles que les films d’animation et les dessins animés, les émissions de sport, ainsi que les émissions d’humour et les sketches comiques. Le troisième axe oppose les émissions de théâtre, de danse et de concert ainsi que les variétés / magazines d’une part aux téléromans et mini-séries d’autre part. Finalement, pour la quatrième composante, les émissions de théâtre, de danse ou de concert se distinguent des sports et des émissions questionnaires. À partir de ces quatre composantes, qui positionnent à la fois les genres et les répondants dans l‘espace de l’écoute télévisuelle, nous avons effectué des regroupements par la méthode de classification ascendante hiérarchique[7]. Celle-ci donne cinq classes d’amateurs de plusieurs genres, qui s’ajoutent aux univores et aux non-adeptes. Identifiées au tableau 5, elles sont nommées en fonction des genres d’émissions les plus fréquemment écoutés par leurs membres.

Tableau 4

Position des genres d’émissions de télévision sur les axes des trois premières composantes, analyse en composantes multiples, population âgée de 15 ans et plus, Québec, 1999

Genres

Composantes

1

2

3

4

Nouvelles et affaires publiques

‑0,03

+0,15

+0,18

‑0,09

Téléromans

+0,61

+0,43

‑0,38

‑0,12

Mini-séries

+0,77

+0,28

‑0,37

‑0,14

Variétés, magazines

+0,68

+0,05

+0,71

+0,14

Spectacles de théâtre, de danse ou des concerts

+0,41

+0,16

+0,97

+0,63

Jeux ou émissions questionnaires

+0,76

‑0,23

+0,37

‑0,81

Films

+0,15

‑0,30

‑0,07

+0,27

Humour, sketches comiques

+0,37

‑0,44

+0,07

+0,30

Films d’animation, des dessins animés

+0,41

‑0,96

‑0,22

+0,11

Émissions sportives

‑0,22

‑0,55

+0,25

‑0,80

Source : Enquête sur les pratiques culturelles des Québécois, ministère de la Culture et des Communications du Québec, 1999, calculs des auteurs.

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Le groupe le plus nombreux est celui des amateurs de sport (23,3 %). Bien qu’ils se démarquent évidemment par leur préférence à l’égard des émissions sportives, les amateurs de sport se caractérisent aussi par un très faible intérêt pour les téléromans, les mini-séries, ainsi que les spectacles de théâtre, de danse et de concert. Ce sont des amateurs qui se définissent surtout par la négative. En effet, on a affaire ici moins à un regroupement de toutes les personnes qui regardent les émissions sportives qu’à des personnes qui ne sont adeptes ni des dramatiques, ni des émissions de variétés, ni des émissions culturelles. À l’opposé, un deuxième groupe rassemble les amateurs de dramatiques (18,9 %), dont les membres écoutent presque tous des téléromans et, en très forte majorité, des mini-séries. Le groupe des amateurs d’émissions portant sur la culture (15,9 %) est composé de personnes qui presque toutes regardent les émissions de nouvelles et d’affaires publiques. Elles choisissent très peu les téléromans, les mini-séries et les jeux, auxquels elles préfèrent les émissions de théâtre, de danse et de concert ainsi que le cinéma, en somme des émissions qui sont le relais d’autres formes d’expression artistique que celles propres à la télévision. Un quatrième groupe, les omnivores (15,6 %), rassemble les personnes qui expriment une préférence pour un grand nombre de genres télévisuels. En effet, les membres de ce groupe écoutent régulièrement ou assez souvent, par une très forte majorité, sept des dix genres d’émissions de télévision énumérés dans l’enquête. Les genres qui les intéressent moins sont les films d’animation et les dessins animés ainsi que les émissions de sport. Les téléspectateurs appartenant à ces quatre groupes regardent presque tous les émissions de nouvelles et d’affaires publiques. Ce n’est pas le cas des cinéphiles, les moins nombreux (11,8 %), qui se caractérisent par une préférence marquée pour le cinéma, les films d’animation et les dessins animés ainsi que les émissions d’humour et les sketches comiques.

Il faut éviter de traiter ces regroupements d’amateurs comme des entités parfaitement homogènes sous l’angle des genres d’émissions de télévision écoutés. À l’intérieur de chacun des groupes, il existe en effet un très grand éventail de combinaisons possibles des différents genres. On constate, au tableau 5, qu’il existe plus d’une centaine d’agencements différents de genres à l’intérieur de chacun des groupes[8].

Le nombre de combinaisons de genres est particulièrement élevé chez les omnivores et les cinéphiles. Quand on met ces chiffres en parallèle avec le nombre moyen de genres écoutés et le nombre d’heures passées quotidiennement devant l’écran de télévision, on constate, comme on pouvait s’y attendre, que les omnivores écoutent en moyenne un plus grand nombre de genres d’émissions (7 genres) et passent le plus de temps chaque jour devant l’écran (4 heures en moyenne). Chez les autres types de téléspectateurs, on constate aussi une relation directe entre la durée d’écoute et le nombre de genres écoutés, sauf chez les amateurs d’émissions culturelles, qui écoutent un grand nombre de genres tout en passant moins de temps devant l’écran. En fait, ces chiffres pourraient être interprétés comme indiquant qu’il existe des degrés dans l’éclectisme des goûts. Avec une moyenne de 7 genres écoutés, les omnivores s’opposent clairement sur ce point aux non-adeptes et aux univores, mais on pourrait aussi considérer les cinéphiles (4,6 genres) et les amateurs de culture (4,4 genres) comme des omnivores moyens, pour peu que la diversité de leurs préférences les place au-dessus de la moyenne de l’ensemble de l’échantillon (4 genres).

Tableau 5

Nombres et proportions de personnes qui écoutent régulièrement ou assez souvent les genres d’émissions de télévision selon les types d’amateurs, population âgée de 15 ans et plus, Québec, 1999

 

Omnivores

Dramatiques

Cinéphiles

Culture

Sport

Univores

Tous

(en  %)

 

 

 

 

 

 

 

Téléromans

91,1

89,7

46,9

17,7

11,8

2,2

45,7

Mini-séries

89,6

68,2

49,9

13,0

9,2

1,7

40,0

Variétés, magazines

35,5

11,8

35,3

20,5

69,7

4,1

34,1

Sp. de théâtre, de danse ou des concerts

77,2

15,5

21,3

60,9

14,5

0,5

33,1

Films

53,8

9,5

13,0

79,0

4,8

1,7

27,4

Dix genres

80,9

52,8

93,8

74,1

64,3

8,5

65,7

Humour, sketches comiques

78,7

32,0

78,3

50,2

48,0

2,8

50,6

Films d’animation, des dessins animés

32,2

7,8

71,0

22,5

19,1

1,0

24,2

Jeux ou des émissions questionnaires

67,0

12,0

20,0

12,2

21,9

0,2

23,8

Nouvelles et affaires publiques

95,8

91,9

34,0

97,3

96,1

77,3

85,3

(en nombre)

 

 

 

 

 

 

 

Nombre de combinaisons de genres

169

95

171

20

122

s.o.

6 773

Heures moyennes d’écoute quotidienne

4,0

3,1

3,1

2,7

2,6

1,7

2,1

Nombre moyen de genres écoutés

7,0

3,9

4,6

4,4

3,6

1

4,0

N

1 022

1 239

774

1 038

1 528

435

6 548

Source : Enquête sur les pratiques culturelles des Québécois, ministère de la Culture et des Communications du Québec, 1999, calculs des auteurs.

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Profil sociodémographique des types d’amateurs

Quelles sont les caractéristiques sociodémographiques des différents types d’amateurs d’émissions de télévision ? Dans quelle mesure la ressemblance de leur choix d’écoute correspond-elle à une ressemblance sociale ? La lecture du tableau 6 montre que certains profils d’amateurs sont fortement marqués par la variable sexe, les omnivores et les adeptes de dramatiques, plus féminins, s’opposant sur ce point aux amateurs de sport. Elle confirme également les résultats obtenus dans la section précédente selon lesquels, dans le cas d’une activité peu légitime comme la télévision, ce ne sont pas les plus éduqués qui ont les comportements les plus omnivores, puisque les deux groupes ayant les goûts les plus diversifiés, les omnivores et les cinéphiles, sont aussi les plus faiblement scolarisés. Toutefois, il est possible qu’on confonde l’effet de la scolarité avec celui de l’âge, les omnivores étant à la fois plus âgés et moins scolarisés que l’ensemble de l’échantillon. De la même façon, il est possible que la sous-représentation des diplômés universitaires parmi les cinéphiles soit un effet de leur âge, près du tiers (29 %) des membres de ce groupe étant encore aux études comparé à seulement 12,1 % dans l’ensemble de l’échantillon.

Tableau 6

Sexe, âge, scolarité et orientation linguistique des types d’amateurs d’émissions de télévision, population âgée de 15 ans et plus, Québec, 1999

 

Omnivores

Dramatiques

Cinéphiles

Culture

Sport

Univores

Non-adeptes

Total

Hommes

32,9

28,2

53,6

46,6

74,1

54,7

53,4

49,3

Femmes

67,1

71,8

46,4

53,4

25,9

45,3

46,6

50,7

 

 

 

 

 

 

 

 

 

15-34 ans

27,0

28,4

66,4

25,3

38,9

24,8

36,2

35,1

35-54 ans

36,6

42,5

29,7

41,6

38,5

43,4

35,8

38,5

55 ans +

36,5

29,1

3,9

33,1

22,6

31,8

28,0

26,4

Âge moyen

47,2

45,6

29,8

47,1

41,8

46,9

44,0

43,2

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Diplômés universitaires

13,0

22,6

13,8

35,8

29,2

33,2

32,9

25,2

Non-diplômés universitaires

87,0

77,4

86,2

64,2

70,8

66,8

67,1

74,8

Nombre moyen d’années de scolarité

14,0

12,9

12,9

14,3

13,9

12,1

14,1

13,4

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Français

85,5

90,7

78,7

75,3

76,0

80,2

67,9

80,1

Anglais

3,4

2,0

4,5

7,9

5,7

3,0

6,5

4,7

Mixte

11,1

7,3

16,8

16,8

18,3

16,8

25,6

15,1

N

1 022

1 239

774

1 038

1 528

435

512

6 548

Source : Enquête sur les pratiques culturelles des Québécois, ministère de la Culture et des Communications du Québec, 1999, calculs des auteurs.

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Afin de mieux mesurer la force relative des différents facteurs associés à la segmentation des préférences télévisuelles, nous avons réalisé une analyse de régression logistique multinomiale, en reprenant les variables présentées au tableau 2. Cette technique permet de mesurer la probabilité d’appartenir à chacun des types d’amateurs en fonction d’un ensemble de variables sociodémographiques, probabilité établie par rapport à un type de référence. Les variables indépendantes comprennent : le sexe (avec les femmes comme modalité de référence), l’âge, les variables d’origine ethnique (modalité de référence : origine canadienne des parents) et d’orientation linguistique (modalité de référence : orientation française), la taille de l’agglomération, le nombre d’enfants de moins de 15 ans au foyer, le revenu familial, le nombre d’années de scolarité et la scolarité des parents.

Nous avons choisi comme modalité de référence les amateurs de sport. Non seulement ce groupe compte-t-il le plus grand nombre d’adeptes, mais c’est celui qui se rapproche le plus de la moyenne de l’ensemble de l’échantillon quand on tient compte à la fois de l’âge et de la scolarité comme nous avons pu l’observer au tableau 6. Il est important de souligner qu’en choisissant les amateurs de sport comme catégorie de référence, on doit s’attendre à constater un effet très marqué du sexe sur l’appartenance aux autres catégories. En effet, à comparer au groupe très masculin des amateurs de sport, les autres catégories seront nécessairement composées d’un plus grand nombre de femmes. C’est cependant moins le sexe qui nous intéresse ici que la force relative de l’âge et de la scolarité.

Les coefficients du tableau 7 montrent que la probabilité d’appartenir au groupe des amateurs de culture augmente en fonction directe du capital culturel, mais aussi de l’âge, de la taille de l’agglomération et de la scolarité des parents. C’est aussi le seul groupe chez qui on retrouve une transmission intergénérationnelle du patrimoine culturel, puisque la probabilité d’appartenir à ce groupe augmente avec la scolarité des parents. Les non-adeptes et les univores ne se distinguent pas des amateurs de sport pour ce qui est de la scolarité, mais ils ont tendance à être plus âgés. La probabilité d’appartenir à ces groupes diminue avec le nombre d’heures d’écoute, ce qui n’est pas étonnant puisque par définition les non-adeptes ne regardent pas la télévision ou ne préfèrent aucun genre tandis que les univores se limitent à un genre.

Les omnivores, les amateurs de dramatiques et les cinéphiles s’opposent directement aux univores, aux non-adeptes et aux amateurs de sport en ce qui concerne la scolarité et l’intensité de l’écoute, même en tenant compte de l’âge : chez ces trois groupes, les coefficients sont statistiquement significatifs et négatifs pour la scolarité alors qu’ils sont positifs pour le nombre d’heures d’écoute. Les amateurs de dramatiques et, dans une moindre mesure, les omnivores, sont aussi plus souvent des Québécois dits « de souche », puisque les coefficients des variables ethnolinguistiques sont statistiquement significatifs et négatifs. Le fait d’avoir une orientation linguistique anglaise ou mixte et des parents d’origine mixte fait diminuer la probabilité d’appartenir à ces catégories. Cela n’est pas surprenant chez les amateurs de dramatiques étant donné la très grande popularité des téléromans auprès des téléspectateurs québécois francophones et leur faible pénétration au sein des communautés culturelles (Bélanger, 1998). Les cinéphiles sont avant tout des jeunes, qui vivent dans des foyers disposant d’un revenu familial un peu plus faible et comptant plus d’enfants de moins de 15 ans, ce qui laisse supposer que plusieurs d’entre eux habitent encore chez leurs parents. À l’opposé, le fait d’être plus âgé augmente la probabilité de faire partie des omnivores, de même que le fait d’habiter une plus petite ville.

Tableau 7

Estimation des coefficients de la régression logistique multinomiale (logit), population âgée de 15 ans et plus, Québec, 1999 (modèle incluant le nombre d’heures d’écoute quotidienne)

Catégorie de référence : Amateurs de sport

Omnivores

Dramatiques

Cinéphiles

Culture

Univores

Non-adeptes

Variables

b

b

b

b

b

b

Scolarité

‑,087***

‑,057***

‑,076***

,035*

‑,015

‑,035

Revenu familial

‑,001

,066**

‑,062*

‑,018

‑,039

‑,060

Scolarité des parents

‑,061

,047

,021

,113**

‑,022

,010

Âge

,008*

,006

‑,053***

,026***

,019***

,010

Sexe (homme)

‑1,687***

‑1,984***

‑,906***

‑1,107***

‑,849***

‑,982***

N enfants de moins de 15 ans

,077

,079

,225***

,053

,044

,023

Taille de l’agglomération

‑,082***

‑,029

‑,003

,051*

0,16

,058

Naissance des parents mixtes

‑,695*

‑,601*

‑,429

‑,368

,101

‑,968

Naissance des parents étrangers

,253

‑,619*

‑,061

,183

‑,259

,131

Orientation linguistique anglophone

‑,686*

‑1,230***

‑,104

,083

‑,815*

,018

Orientation linguistique mixte

‑,589**

‑,821***

‑,228

‑,215

,013

,980**

Heures d’écoute

,263***

,127***

,114***

‑,028

‑,679***

‑5,796***

Intercept

,962**

,863**

2,603***

‑1,755***

,196

3,817***

Pseudo-R carré : ,524

 

 

 

 

 

 

*** p ≤ ,001 ; ** p ≤ ,01 ; * p ≤ ,05

Source : Enquête sur les pratiques culturelles des Québécois, ministère de la Culture et des Communications du Québec, 1999, calculs des auteurs.

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Même en contrôlant l’effet de l’âge et le nombre d’heures d’écoute, la scolarité continue d’exercer un effet négatif sur la probabilité d’appartenir aux groupes des omnivores, des cinéphiles et des amateurs de dramatiques. Ces analyses confirment les résultats obtenus dans la section précédente, à savoir que les omnivores sont avant tout des personnes plus âgées et moins éduquées, qui sont de surcroît de grands adeptes de la télévision. Avec leurs goûts diversifiés et leur pratique intensive, les omnivores s’opposent directement aux univores et aux non-adeptes, qui écoutent peu la télévision et qui sont un peu plus scolarisés. La typologie des amateurs va cependant au-delà d’une simple représentation linéaire de l’opposition entre omnivores et univores. Elle permet d’identifier deux autres groupes de téléspectateurs aux goûts moyennement diversifiés, que l’on voit par ailleurs apparaître dans d’autres enquêtes récentes sur l’éclectisme des pratiques culturelles. On retrouve, premièrement, les cinéphiles, dont le profil jeune correspond en partie à « l’éclectisme juvénile » identifié par Coulangeon (2003) dans son analyse des goûts musicaux. Deuxièmement, les amateurs d’émissions culturelles correspondent d’assez près au profil de « l’éclectisme éclairé » identifié par Coulangeon (2003) en France, aux « highbrow » néerlandais de van Eijck (2001) de même qu’au profil « humaniste » repéré par Garon et Santerre (2004) au Québec. Il s’agit d’un public aux goûts axés sur les activités de type classique et moyennement diversifiés, plus âgé, plus éduqué et généralement plus féminin, que Coulangeon et van Eijck opposent au public des nouveaux omnivores, aussi plus éduqué mais plus jeune et plus masculin. Qu’il s’agisse de l’éclectisme des jeunes cinéphiles ou de celui des omnivores plus âgés, on constate cependant qu’en matière de télévision, contrairement aux autres domaines étudiés jusqu’ici, ce sont surtout les plus faiblement scolarisés qui ont les goûts les plus étendus.

Nous ne retrouvons pas dans ces analyses l’opposition simple mise de l’avant par Peterson entre omnivores, ouverts et éduqués, et univores qui le sont moins. Dans le cas d’une pratique moins légitime comme l’écoute de la télévision, au contraire, ce sont les moins scolarisés, qu’ils soient jeunes ou plus âgés, qui ont les habitudes d’écoute les plus diversifiées. Dans de telles conditions, il est fort peu probable que l’omnivorisme des goûts fonctionne comme signe de distinction, sinon de classe, du moins de « soi à soi », en référence au sentiment des individus « de se sentir justifiés d’exister comme ils existent » (Lahire, 2004, p. 29). Ce phénomène est parfaitement illustré par un article récent publié dans un quotidien du Québec, dans lequel une chroniqueuse culturelle définit ses habitudes d’écoute de la télévision :

J’appartiens à une espèce obscure, non inventoriée, improductive à l’économie des ondes. Celle que la télé laisse un peu indifférente. (…) Pendant que le téléphage, en camisole ou pas, seul ou en famille, une main sur la canette de bière, l’autre sur la zapette, voit ses moeurs étudiées, ses manies et ses horaires traités avec le plus grand sérieux, on échappe aux statistiques. Tant mieux ! Dans nos limbes flous, chacun possède ses raisons personnelles de se défiler devant le petit écran : pour entendre le silence en flattant son chat, pour écouter des madrigaux de Monteverdi, pour lire Les Chants de Maldoror, ou un magazine de décoration intérieure, pour filer au cinéma voir un film plein format. Certains irréductibles n’ont même pas de téléviseur. Moi, je me contente d’y grappiller : un bon film, quelques reportages, le Téléjournal.

Tremblay, 2005, p. F8

Cet exemple peut paraître anodin, mais il s’inscrit à notre sens dans un discours social plus large de valorisation et de dévalorisation de pratiques culturelles, qui contribue à la reproduction ou à la transformation des formes de la légitimité culturelle (Fridman et Ollivier, 2004). On est loin de l’omnivore éduqué, éclairé et cosmopolite, ouvert à tous les genres, identifié dans d’autres enquêtes sur les pratiques culturelles. Au contraire, l’opposition entre omnivores et univores se superpose aux stéréotypes plus classiques de la brute, adepte de la culture de masse, et de l’esthète aux goûts plus raffinés : d’un côté l’omnivore – téléphage en camisole, canette de bière à la main – et de l’autre l’univore, amateur d’un nombre limité de genres (films, reportages, nouvelles et affaires publiques), qui se complaît dans le silence ou en compagnie des grands classiques.

Il semble ainsi que l’on assiste dans le domaine de la télévision à un renversement d’une tendance forte du discours social sur la diversité culturelle. En effet, dans une analyse de textes récents portant sur les usages de notions apparentées à la diversité culturelle dans les sciences sociales, Ollivier et Fridman (2004) ont noté que ce sont presque toujours les groupes les plus privilégiés – en termes de scolarité, de lieu de résidence, d’appartenance ethnique ou de rapports de sexe – qui sont présentés comme étant porteurs des valeurs à connotation positive telles que l’ouverture, la tolérance, l’éclectisme et le cosmopolitisme. Cette association entre dominant et désirable, dans les travaux sociologiques comme dans la presse populaire, contribue à l’émergence et à la diffusion d’une nouvelle forme de légitimité culturelle axée sur la valorisation de la diversité. Par contre, quand il s’agit d’une activité aussi peu légitime que la télévision et que ce sont les moins favorisés sur le plan du capital culturel qui adoptent les comportements les plus omnivores, la diversité des goûts est loin d’être interprétée comme expression des valeurs positives d’ouverture et de tolérance. La forte consommation télévisuelle et l’omnivorisme qui en découle sont au contraire associés à l’image moins flatteuse du consommateur abruti, débraillé et alcoolique. Ce renversement des polarités auquel on assiste dans le domaine de la télévision ne remet pas nécessairement en cause le vaste mouvement de valorisation de l’éclectisme culturel qui se manifeste dans de nombreux secteurs de la vie culturelle et sociale. Toutefois, il met en lumière le fait que la valorisation de la diversité culturelle s’inscrit dans des stratégies identitaires et statutaires qui varient selon les champs dans lesquels elle s’exprime. Les logiques à l’oeuvre dans le champ de la musique ne sont pas automatiquement transposables aux autres pratiques culturelles.

Ce constat mène également à une réflexion plus large sur les différentes formes de l’éclectisme contemporain. En identifiant plusieurs types d’amateurs aux goûts plus ou moins omnivores, nous rejoignons en effet les résultats d’autres enquêtes qui s’éloignent de la simple opposition entre omnivores et univores pour affirmer que l’éclectisme contemporain se décline en plusieurs modalités. Dans ses travaux sur la musique, par exemple, Coulangeon (2003) suggère l’existence de deux figures opposées de l’éclectisme : d’une part, un éclectisme « éclairé » qui repose sur la combinaison sélective de genres plus et moins rares et, d’autre part, un éclectisme « indistinct », fondé sur le refus ou l’incapacité de faire des choix[9], l’éclectisme éclairé s’imposant aujourd’hui comme modalité particulière, sinon dominante, du raffinement esthétique. À l’inverse, l’éclectisme indistinct, fondé sur l’indifférence ou l’absence de connaissances, constituerait « la disqualification la plus radicale de la compétence et du ”bon goût“ » (Coulangeon, 2003, p. 18).

En établissant une telle hiérarchie parmi les types d’omnivores, on s’éloigne rapidement du « tout se vaut » postmoderne, qui associe l’éclectisme des goûts à l’effondrement de tout critère d’évaluation et de toutes les hiérarchies culturelles. Au contraire, comme l’indiquait déjà Bryson (1996) dans ses travaux sur les dégoûts musicaux, l’éclectisme contemporain apparaît comme étant texturé (patterned), en ce sens qu’il varie selon la configuration particulière des goûts et des discours culturels auxquels il se greffe. Le groupe des amateurs d’émissions culturelles identifié ci-dessus, fortement scolarisé et moyennement omnivore, se rapproche de l’éclectisme éclairé tel que défini par Coulangeon. La connotation positive associée au terme « éclairé » n’est sans doute pas étrangère aux activités socialement légitimes auxquelles il se rapporte et au fort capital culturel de ses membres. L’éclectisme éclairé constituerait ainsi une extension de la disposition cultivée classique, aujourd’hui plus ouverte, en raison notamment du relativisme culturel ambiant, à une conception horizontale et ethnographique de la culture. En ce qui concerne l’omnivorisme télévisuel, on peut douter qu’il ne soit jamais décrit par les commentateurs culturels en des termes aussi positifs, en raison du domaine peu valorisé auquel il se rapporte et du faible capital culturel de ses membres.

La distinction entre éclectisme éclairé et indistinct, tout comme l’opposition entre omnivores et univores, représenterait ainsi un prolongement plutôt qu’un renversement du discours sur la culture de masse qui a été au centre de la sociologie de la culture tout au long du XXe siècle : on retrouve, d’une part, des modes valorisés d’appropriation de la culture, propres aux détenteurs d’un fort capital culturel, qui correspondent à une façon d’être au monde que l’on suppose active, choisie et réfléchie ; de l’autre, se trouvent des pratiques telles que l’éclectisme indistinct ou l’univorisme culturel qui renvoient à la passivité ou encore à l’incapacité de faire des choix. Sans nier qu’il existe aujourd’hui de multiples formes concurrentes de légitimité culturelle, on ne peut que constater la tendance persistante à la disqualification, dans le discours social savant et populaire, des pratiques culturelles qui sont plus souvent associées aux groupes occupant dans l’espace social des positions de moindre pouvoir.