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Nelson-Martin Dawson propose une synthèse de l’histoire montagnaise des XVIIe et XVIIIe siècles avec, comme thèse centrale, la disparition de premiers Montagnais et leur remplacement par une population cosmopolite sans lien avec la première, mais portant le même ethnonyme. Dawson réitère ici, pour les Montagnais, une thèse identique à celle qu’il avait déjà soutenue à propos des Attikamekw. Le territoire concerne, pour l’essentiel, celui de l’ancien Domaine du Roi, c’est-à-dire ce territoire que les rois de France puis d’Angleterre s’étaient réservé comme monopole pour la traite des fourrures et qui recouvre le bassin du Saguenay et la Côte-Nord jusqu’à la rivière Moisie. Nous avons, dans cette note critique, de lourdes critiques à formuler en ce qui concerne à la fois la méthode employée, l’utilisation des sources et la thèse générale du livre.

Le livre est tiré d’un rapport de recherche commandé et financé par Hydro-Québec. Affirmant que ce financement est analogue à une subvention du FQRSC ou du CRSH, l’auteur dit avoir joui d’une parfaite liberté professionnelle. Nous n’en doutons pas. Cependant, il entretient ici une confusion. Il est faux de prétendre que sont analogues, d’un côté les contextes de production des recherches commanditées à des fins judiciaires par des organismes privés ou publics (Hydro-Québec, Conseils de bande, etc.) ayant des intérêts dans les résultats livrés, et d’un autre côté, ceux résultant des organismes subventionnaires de recherches évaluées et sélectionnées par des pairs. Dans le premier cas, les commanditaires recherchent des candidats favorables à leurs intérêts, ce qui ne vaut pas dans le second cas.

Comme le sous-titre le suggère, la recherche est tirée d’un dépouillement systématique des archives coloniales. Il y a là une manière polémique d’affirmer que l’histoire fondée sur les archives mérite d’exister et qu’elle offre, à elle seule, hors de tout apport des sciences sociales, un point de vue qui vaudrait bien celui des anthropologues, ceux-ci ayant d’ailleurs trop longtemps monopolisé le champ de l’histoire des Amérindiens. L’auteur affirme encore avoir volontairement refusé de s’engager dans une étude comparatiste des « aspects touchés » dans son livre. Même refus de confrontation de ses hypothèses aux « travaux archéologiques et ethnolinguistiques, même s’il propose un argument linguistique pour soutenir sa thèse (p. 14). Pas de recours non plus à la tradition orale jugée trop fragile et trop sélective ; il s’agira plutôt d’un investissement systématique dans une « exploitation maximale des sources » qui, écrit-il, par-delà leur « empreinte d’esprit capitaliste » nous livrent de précieux témoignages pourvu que l’historien sache en faire rigoureusement la critique interne et externe. Nous ne voyons pas, pour notre part, comment le même principe qui s’applique à la documentation écrite ne vaudrait pas pour la tradition orale et pourquoi il faudrait l’écarter d’office. De surcroît, jamais dans ce livre la critique des documents ne fait appel à une connaissance de la société amérindienne qui en est l’objet.

L’auteur proclame son droit à une écriture à l’encontre de la rectitude politique ambiante promue, à son dire, par les anthropologues principalement qui consisterait à chercher davantage à défendre les Indiens qu’à dire la vérité. Rappelons ici l’enjeu majeur des résultats du rapport de recherche devenu le livre de Dawson à un moment où le ministère de la Justice du Québec et Hydro-Québec exploraient l’hypothèse d’un bris de filiation entre les Indiens contemporains et les premiers occupants pour démontrer en cour qu’était caduque toute revendication en vertu des droits ancestraux. Cette approche, comme l’explique Michel Morin, se fonde partiellement sur l’arrêt Sioui de la Cour suprême du Canada qui reconnaissait aux Hurons des droits sur les terres du Parc des Laurentides en vertu d’un traité (ici celui de Murray en 1760), mais dans lequel le juge Lamer suggérait que les Hurons « n’avaient pas la possession historique de ces terres s’étant établis aux environs de Québec en 1650 »[1]. Depuis lors, souligne l’historien du droit, la « jurisprudence concernant les droits ancestraux ou issus de traité a évolué » et la Cour suprême, tout en exigeant une forme de continuité pour la reconnaissance de droits, ne la fonde jamais sur le sang, ni n’exige qu’elle soit parfaite, des interruptions et des reprises pouvant avoir eu lieu. Qui plus est, toujours selon Morin, les repères temporels de la preuve d’une occupation ancestrale peuvent, selon le cas, renvoyer 1) aux premiers contacts avec les Européens, 2) à l’affirmation de la souveraineté de la couronne, 3) à la mainmise effective des Européens sur le territoire.

La question de la disparition ou non de groupes autochtones, de même que celle de la rupture ou non de la transmission identitaire sont parfaitement légitimes pour un chercheur. D’ailleurs, des conseils de bande ont commandité des recherches analogues précisément pour montrer le maintien de leur communauté à travers l’histoire. Il appartient à la cour de trancher au plan juridique et il appartient à la communauté scientifique, non pas exclusivement celle des historiens, de juger de la valeur des recherches produites. Or, Martin-Nelson Dawson est-il « objectif », c’est-à-dire, nous soumet-il une analyse juste et rigoureuse de l’histoire des Montagnais ?

Sans doute en partie. La contribution de l’auteur consiste à cerner les variations de sens de l’ethnonyme « Montagnais », à identifier chacun des sous-groupes de même que les territoires occupés, à quantifier autant que possible la taille des populations, puis à suivre, au cas par cas, les effets terribles des épidémies, particulièrement entre 1633 et 1670. Ce fut une hécatombe à laquelle se sont surajoutées les guerres des Iroquois qui massacrent les Montagnais jusque dans le versant de la Baie James. S’ajoutent encore les méfaits de l’alcool et ce qui est, à notre sens, moins convaincant, ceux des missionnaires qui auraient retardé une reprise démographique en imposant la monogamie à des communautés où les raids iroquois avaient fauché davantage d’hommes que de femmes. L’auteur conduit également une analyse minutieuse des mouvements de population : fuites, retours, regroupements et enfin la migration d’Amérindiens immigrants, Algonquins, Attikamekw, Abénaquis, Micmacs, Malécites, Hurons, Cris, etc. Cependant la présence d’individus étrangers parmi les Montagnais ne résulte pas seulement de migrations, mais également de l’exogamie, dimension qu’il occulte complètement.

Pour Dawson, ces groupes auraient remplacé ou encore auraient noyé culturellement les premiers occupants. Sur cette base, il se donne le droit d’affirmer que les « vrais » Montagnais des origines sont disparus. Or, cette thèse générale est à nos yeux absolument intenable. En effet, s’étant refusé à toute approche comparatiste, Dawson ne voit pas comment l’hécatombe montagnaise est analogue à celle des Amérindiens de toutes les Amériques. Au cours du siècle et demi suivant les premiers contacts, partout dans les Amériques, épidémies principalement, doublées de guerres, ont probablement réduit jusqu’à 95 % la taille de la population originelle. Il est vrai que des nations sont disparues, vrai de même que la plupart, y compris à titre d’exemple les Péquots et les Renards quasi exterminés par des guerres, ont survécu grâce à des fusions et à des déplacements. N’en fut-il pas de même des nations de Grands Lacs exposées aux mêmes épidémies et aux mêmes raids iroquois : fuite des survivants, repli puis retour à la fin du XVIIe siècle ? Ni les Ojibwas, ni les Poutéouatamis, ni les Miamis, ni les Folles-Avoines, ni les Hurons ne sont complètement disparus à la suite des fléaux au moins aussi foudroyants que ceux subis par les Montagnais. Plusieurs de ces nations se groupèrent à Détroit à partir de 1701, dans de grands villages où la proximité a favorisé certes un processus d’homogénéisation culturelle, mais non pas la dissolution des identités.

Pire, l’auteur assume, sans la critiquer, la liste des nations montagnaises dont les jésuites nous livrent les caractéristiques (ethnonymes, taille des populations, localisations, etc.) comme s’il s’agissait d’autant d’unités politiques autonomes à l’embouchure des rivières : les Rats Musqués de Tadoussac, les Porcs-épics du Lac-Saint-Jean, les Bersiamites, les Papinachois, etc. Au fil des épidémies et des raids iroquois, plusieurs de ces « nations » disparaissent effectivement comme groupes identitaires distincts et l’addition de ces disparitions conduirait à conclure à celle des Montagnais. L’auteur se trompe ici de plusieurs manières : d’abord il exagère le nombre des disparitions par une erreur de lecture des documents ; en effet, les manières de désigner les groupes ont varié selon les époques et la disparition d’un ethnonyme ne signifie pas nécessairement celle du groupe mais le changement de désignation. Dans un article au journal Le Devoir[2], l’ethnolinguiste José Mailhot a montré comment Dawson se laisse prendre au piège des changements de noms dans les documents : ainsi, les « Oumamiouas » du XVIIe siècle ne sont pas disparus, ils sont seulement désignés de « sauvages de Sept-Isles » ultérieurement.

Ensuite, ces soi-disant « nations » ou « peuples » étaient en réalité des bandes et celles-ci étaient toutes fortement interreliées entre elles par mariage compte tenu que leurs petites tailles obligeaient à l’exogamie. Par mariages, non seulement entre bandes montagnaises, mais également avec les voisins du côté des Cris, des Algonquins, des Attikamekw, plus tard, des Huron; ces conjoints s’assimilaient à la population existante et en adoptaient la langue. Les mariages étaient en effet fréquents aux confins des bassins hydrographiques, un individu avait normalement de la parenté dans plusieurs communautés sur de très grandes distances, et davantage encore lorsque les décès avaient conduit à des remariages. Soulignons au passage que, contrairement à ce qu’affirme Dawson, les Montagnais n’étaient pas matriarcaux (p. 82) ; une telle erreur résulte d’un enfermement obtus dans les seuls documents historiques, doublé du refus dogmatique d’un détour pourtant indispensable par l’anthropologie ; cela implique de surcroît l’absence d’une connaissance minimale de cette société. Ensuite, c’est précisément sur la base de ces vastes réseaux de parenté que les membres de différentes bandes ont pu facilement se déplacer, trouver des refuges, fusionner. Bref, des bandes ont pu disparaître, non pas tous les Montagnais. Dawson retient comme preuve de la rupture de la filiation des Montagnais, des transformations de leur langue. Cela n’est pas du tout convaincant puisqu’un locuteur contemporain de langue montagnaise peut comprendre les documents du XVIIe siècle écrits dans cette langue tout comme un Québécois francophone contemporain peut encore lire et comprendre la relation du voyage de 1634 du père Lejeune. Josée Mailhot a démontré le caractère irrecevable des arguments linguistiques invoqués par Dawson pour soutenir sa preuve de la disparition des Montagnais originels par l’émergence d’une « nouvelle langue » qui aurait résulté d’un mélange ethnique. L’analyse des faits linguistiques conduit, selon l’ethnolinguiste, aux conclusions suivantes : les changements dans la langue de cette époque furent de petite amplitude et résultèrent de facteurs internes à la langue, non pas externes, c’est-à-dire du contact avec d’autres langues ; ils n’ont pas changé « la langue innue qui s’est maintenue dans l’ensemble du territoire innu depuis le XVIIe siècle jusqu’à aujourd’hui »[3].

L’ouvrage repose sur une conception génétique de l’identité. L’auteur fait un contresens lorsqu’il fait appel à l’historien Francis Jennings qui écrivait que personne ne soupçonnerait à quel point le pool génétique des Iroquois contemporains diverge de celui de leurs ancêtres préhistoriques. Par ces lignes, Jennings dénonçait l’occultation du métissage des Iroquois, tant par ces derniers que par tout un chacun. En cela, Jennings ne remettait en question ni l’identité iroquoise contemporaine, ni sa filiation avec l’ancienne. Il soulignait à juste titre que les Iroquois ont « fabriqué » de l’Iroquois avec de l’étranger, c’est-à-dire essentiellement avec des captifs[4]. Ainsi, vers le dernier tiers du XVIIe siècle, une majorité des Agniers était constituée de captifs. Kahnawake, à proximité de Montréal, comprenait une faible minorité d’Iroquois « de souche » et une majorité d’anciens captifs ou de leurs descendants issus d’une vingtaine de nations. Ne sont-ils pas devenus des Iroquois ? Et Toronto actuellement, avec sa population composée aux deux tiers d’immigrants ou d’enfants d’immigrants ne serait pas, ne serait plus une ville canadienne ! Cela est absurde. Pour les autochtones du XVIIe siècle, comme pour l’écrasante majorité des savants et citoyens d’aujourd’hui, l’identité n’est pas le produit de la génétique comme le pense Dawson, mais celui de la culture.

L’identité n’est pas non plus figée, et c’est à tort qu’on la fétichise. Des marqueurs identitaires peuvent changer radicalement d’une période à une autre. Qui plus est, l’identité est multiple et elle résulte de choix tant collectifs qu’individuels. C’est ainsi que des enfants de familles métisses ont pu pour certains devenir « blancs », devenir Indiens ou demeurer Métis. Cette erreur d’interprétation de Dawson résulte d’une position épistémologique étroitement positiviste d’une histoire qui s’écrirait sans concepts. Cela conduit, par les conceptions sous-jacentes de l’analyse, à une histoire fortement idéologique. D’ailleurs n’est-il pas énigmatique que ce livre qui prétend démontrer la rupture de filiation chez les Innus-Montagnais entre les anciens et les modernes, soit dédicacé à « un descendant de l’un des 21 pairs du Royaume du Saguenay » comme si « Soi » était inscrit dans la filiation mais qu’une telle continuité était refusée à « l’Autre » ?

L’ethnocentrisme qui court en filigrane du livre se retrouve dans la toute première phrase où l’Amérique-femme s’ouvre à la profonde pénétration des barbus étrangers : « Terre méconnue des Européens, […] Amérique, ouvrait tout grands ses bras rive nord et rive sud pour que glissent au plus profond d’elle-même, par Saint-Laurent le magnifique, ces barbus étrangers » (p. 11). Reconnaissons au moins à l’auteur d’avoir donné le ton de son ouvrage dès la première page !

Feu, fourrures, fléaux et foi est, en somme, un travail descriptif relativement bien fait des fléaux qui affligèrent les Montagnais au XVIIe siècle, mais gâché par une méconnaissance butée des sociétés autochtones et par une idéologie impériale implicite : il en résulte en conséquence de grossières erreurs d’interprétation qui invalident une thèse de toute façon irrecevable.