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Le livre de John F. Helliwell constitue la synthèse de nombreuses années de recherches que l’auteur a menées sur la question des liens entre mondialisation, États nations et bien-être. L’ouvrage procède en trois étapes, la première reposant sur le travail séminal du professeur Helliwell, l’étude des effets de frontières. Dans ses travaux, il a en effet démontré que deux régions à l’intérieur du Canada vont commercer de façon beaucoup plus intense que deux régions situées l’une au Canada et l’autre aux États-Unis, toutes autres choses égales. Il en conclut logiquement que les frontières exercent une influence marquante sur la structure des échanges entre régions.
La deuxième section du livre s’attaque au pourquoi – pourquoi ces échanges sont-ils plus intenses entre régions canadiennes ? L’auteur établit que les frontières ne font que sanctionner les différences fondamentales entre les peuples des États nations qui partagent des préférences et des valeurs fondamentales différentes. Il est donc naturel que des réseaux privilégiés se développent à l’intérieur des États, entre personnes partageant les mêmes valeurs. Ces réseaux privilégiés donnent naissance aux échanges plus intenses identifiés par Helliwell. Finalement, ces échanges privilégiés permettent aux nations de créer et de maintenir des différences dans leurs politiques sociales, fiscales et de santé, politiques qui bien sûr reflètent les différences de valeurs des peuples. La boucle est bouclée et l’auteur illustre son affirmation en citant une supposée absence de fuite des cerveaux du Canada vers les États-Unis. Cette fuite massive de cerveaux devrait normalement résulter des différences de politiques fiscales, si les « cerveaux » canadiens ne partageaient pas des valeurs différentes des « cerveaux » américains.
Devant ce constat, Helliwell se pose donc la question de savoir si la mondialisation menace les États nations et leurs systèmes de valeurs et de préférences propres. C’est la troisième partie de son livre. Encore une fois, il aborde ce problème sous l’angle des relations Canada – États-Unis. Selon lui, une intégration plus poussée entre le Canada et les États-Unis qui passerait, notamment, par l’union monétaire (à l’image de la zone Euro) impliquerait à terme une convergence des politiques fiscales et sociales non désirables, puisque ces différences de politiques sont le résultat des différences de valeurs entre les deux pays. En conséquence, il voit le développement à venir des relations économiques internationales sous forme de multiplication de relations multilatérales, et non par l’approfondissement de relations bilatérales.
J’ai grandi dans l’est de la Belgique, une région connue autre fois sous le nom de principauté de Liège, qui englobait Liège, Maastricht, Aix-la-Chapelle et Cologne. Pendant mon enfance, cette région était séparée entre trois pays et lorsque l’on voulait magasiner, le choix se portait naturellement sur Bruxelles, située à 150 kilomètres, plutôt que sur Cologne, à 60 kilomètres. Pourquoi ? Simplement parce que la différence de devises et les formalités douanières, cumulées aux différences de langage, rendaient tout voyage entre la Belgique et l’Allemagne pénible. Depuis la disparition des frontières dans cette région et l’apparition de l’euro, la réalité a changé du tout au tout. La tendance naturelle des habitants de l’est de la Belgique n’est plus d’aller loin. La lourdeur associée au magasinage outre-frontières a disparu et les peuples se sont adaptés extrêmement rapidement. Ce qui avait toujours été une région économique naturelle l’est redevenu dès que les obstacles artificiels au développement économique que sont les frontières ont été abolis.
Cette expérience naturelle me semble très révélatrice. La question fondamentale par rapport à la thèse de Helliwell est la suivante : le commerce intra-frontalier domine-t-il le commerce extra-frontalier tout simplement parce que les frontières rendent le commerce extra-frontalier artificiellement plus coûteux ou, au contraire, comme l’affirme l’auteur, ces frontières sont-elles la résultante naturelle d’une similarité de valeurs ? Autant les bases statistiques en faveur de l’existence de ces effets de frontières sont solides et difficilement attaquables, autant l’interprétation qu’en fait l’auteur est peu convaincante. La présence de réseaux nationaux qui facilitent les échanges intra-nationaux est indéniable. Affirmer que ces réseaux expliquent la différence entre échanges intra et extra-nationaux me semble peu crédible.
Deux conclusions peuvent être tirées de la lecture du livre. Tout d’abord, les pays existent pour toutes sortes de raisons, qui bien souvent n’ont rien à voir avec l’économie. Les économistes devraient accepter qu’il y a des phénomènes que les sociologues et les politicologues sont mieux aptes à expliquer qu’ils ne le sont eux-mêmes. Ensuite, tout au long de la lecture, il convient de garder à l’esprit que justifier et affirmer les différences entre le Canada et les États-Unis font partie de l’imaginaire collectif du Canada anglais. En ce sens, le titre du livre du professeur Helliwell est quelque peu trompeur. Bien qu’il prétende s’attaquer à un problème planétaire, il ne semble ultimement concerné que par deux préoccupations : freiner l’intégration économique nord-américaine et affirmer la supériorité des politiques sociales du Canada.