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Contrairement à ce que l’on pourrait croire, Gabrielle Roy, celle que d’aucuns ont baptisée « la grande dame de la littérature québécoise », n’a pas accordé beaucoup d’entrevues et d’entretiens au cours de sa prodigieuse carrière. Sans fuir la publicité, elle s’est toujours montrée réservée vis-à-vis des médias, tant écrits que parlés, convaincue que ses livres se suffisaient à eux-mêmes. D’ailleurs, ces exercices auprès des critiques l’ont considérablement dérangée, surtout au début de sa carrière avec le succès, combien inattendu pour elle, de Bonheur d’occasion, sa première oeuvre publiée en 1945 en deux volumes aux Éditions Pascal que dirige Gérard Dagenais. On sait que ce roman lui a valu, en 1947, le prestigieux prix Fémina, qui la propulse sous les feux de la rampe, elle pourtant si timide. Effrayée par tant d’honneur, elle a préféré, par la suite, « préserver farouchement son indépendance et sa tranquillité, vivant à l’écart des mondanités, refusant les assauts de la presse et n’acceptant de se confier publiquement qu’à de rares occasions devant des gens avec qui elle se sentait en confiance, notamment des confrères écrivains » (p. 7). Aussi, il faut savoir gré à François Ricard, principal confident de l’écrivaine originaire de Saint-Boniface au Manitoba, et à ses deux assistantes, Nadine Bismuth et Amélie Desruisseaux-Talbot, d’avoir eu l’idée de réunir en un seul recueil, intitulé Rencontres et entretiens avec Gabrielle Roy 1947-1979, seize des quelque quarante entrevues qu’elle a accordées entre 1947 et 1979, parmi les meilleures, à tout le moins les plus significatives, les plus riches et les plus intéressantes.

L’ouvrage est divisé en cinq parties d’inégale longueur, introduites par des notes explicatives qui situent entretiens et entrevues dans le contexte qui les a vus naître. La première partie, « 1947 : L’événement Bonheur d’occasion », regroupe cinq entrevues réalisées à la suite de l’attribution du prix Fémina en 1947, qui permet à Gabrielle Roy de faire une entrée remarquée sur la scène littéraire, elle qui, jusque-là, n’avait publié que quelques nouvelles entre autres dans la revue française Je suis partout, dans Le Jour que dirige Jean-Charles Harvey, qui lui a donné sa première chance au Québec, après son retour d’Europe, en raison de la guerre, et des récits de voyage dans Le Bulletin des agriculteurs, reportages réunis en partie dans Fragiles lumières de la terre (1978). Dans ses premières entrevues, Gabrielle Roy raconte le succès de son premier roman, sa rapide célébrité, revient, elle qui n’est pas très connue, sur son enfance au Manitoba, où ses parents, d’origine québécoise, ont émigré au début du XXe siècle, évoque ses années d’études et parle abondamment de ses débuts en écriture sans oublier d’apporter des précisions sur Bonheur d’occasion, une oeuvre réaliste et sociale, fruit d’une rigoureuse observation des habitants de Saint-Henri, un quartier populaire et défavorisé de Montréal qu’elle a arpenté et scruté à la loupe avant de se décider à écrire. C’est ce qu’elle confie à Dorothy Duncan, du Maclean’s Magazine, à l’écrivain Rex Desmarchais, qui fut son confrère au Bulletin des agriculteurs, à Léon Dartis (pseudonyme d’Henri Girard), avec qui elle aurait entretenu une relation amoureuse et avec qui elle aborde la genèse de Bonheur d’occasion, et à deux critiques français, François Ambrière, de La Revue de Paris, et Paul Guth, de La Gazette des lettres. À Léon Dartis, elle confie qu’elle a d’abord écrit son roman en entier et sans retouches, travail « qui lui a coûté des mois de [labeur] ardu », reprenant ensuite son texte, chapitre après chapitre, avec grande rigueur, en transformant même certains en entier jusqu’à six ou sept fois, retranchant plus de cent pages, « de belles pages » pourtant, voire tout un chapitre qui, selon elle, « ralentissait la marche du récit » (p. 72).

On s’étonne toutefois, dans cette partie, de ne pas retrouver le beau texte de l’écrivain et homme de théâtre Aimé Plamondon, qui, en 1945, peu de temps après la parution de Bonheur d’occasion, se déplace de Québec avec un photographe, arpente les rues de Saint-Henri en compagnie de la romancière et rapporte un texte qu’il publie dans La Revue populaire avec une dizaine de photographies d’époque des lieux immortalisés dans le roman. Il est vrai que ce texte précède l’attribution du Fémina. Il aurait suffi, en l’incluant, de modifier la première date dans le sous-titre.

Un seul texte, daté de 1951, soit un an après la parution de La Petite Poule d’Eau, constitue la deuxième partie de l’ouvrage, « 1951 : Le deuxième livre ». Ce roman, « au titre mystérieux et provocateur » (mais pourquoi ?) (p. 104), selon l’interviewer, le romancier Ringuet (pseudonyme de Philippe Panneton), l’auteur de Trente arpents, paru chez Flammarion, l’éditeur français de Gabrielle Roy, est davantage une chronique que Gabrielle Roy a entreprise en France et qu’elle a terminée en Angleterre, dans la forêt d’Epping (p. 102), « chronique des petites choses et des petites gens perdues au fond de cet immense panier qu’est le Manitoba canadien » (p. 100) et qu’elle a connues quand elle a accepté, l’espace d’un été, d’aller enseigner à la Petite Poule d’Eau, renouant avec les enfants, avec la nature et les rivières. Ce pourtant court séjour évoque un lot de souvenirs qui resteront gravés dans sa mémoire pendant près de dix ans : « […] je me suis réveillée un matin avec toute l’histoire en tête », confie-t-elle, en 1973, à Silver Donald Cameron. Elle lui avoue encore avoir « utilisé le contexte [mais] créé la famille et les personnages à partir de différents éléments empruntés ici et là […] complètement différents des gens avec qui j’ai vécu dans l’île » (p. 206).

La troisième partie, « 1960 : La grande dame », n’est pas dépourvue d’intérêt et fournit une foule de renseignements sur la carrière mais aussi sur la pensée de l’écrivaine, qui se confie avec une étonnante sincérité, entre autres à l’animatrice Judith Jasmin (en 1960), à la journaliste Lily Tasso, de La Presse (en 1965), au professeur écrivain Gérard Bessette (en 1965) et, par deux fois, à l’écrivaine Alice Parizeau (en 1966 et en 1967). À la première, elle livre sa vision de l’Ouest canadien, ce coin de pays auquel elle est restée profondément attachée, et aborde quelques thèmes récurrents de son oeuvre, la misère des habitants de Saint-Henri, fruit « du chômage et qui avait détruit la fibre humaine, la fierté humaine » (p. 120), laissant entendre que « [l]’indignation sincère est le moteur de Bonheur d’occasion » (ibid.), la solidarité humaine, le bonheur devenu très difficile à réaliser et souvent égoïste (p. 122), la religion et la science, qui « peuvent s’aider l’un l’autre » (p. 124), la recherche ou la quête de Dieu. Si elle se méfie des interprétations de Bessette, qui privilégie la psychocritique, elle se demande en se confiant à Alice Parizeau, si « la recherche forcenée de la liberté par le travail ne mène pas la femme québécoise à un autre asservissement », et s’il est « vraiment plus constructif d’être vendeuse dans un magasin que de vivre au foyer » (p. 151). Pour elle, l’important, pour la jeune fille, c’est « d’abord de réaliser sa vie, et ensuite seulement se marier » (p. 152). Elle revient sur le rôle de la mère dans son oeuvre, rôle fait souvent d’abnégation et de courage, comme le montrent Rose-Anna Lacasse et Luzina Veilleux, toujours prêtes à aider, contrairement, par exemple, à Alexandre Chenevert, incapable de partage mais « capable de comprendre la souffrance et le drame du monde » (p. 163). Elle livre ses réflexions sur l’acte d’écrire, qui est, pour elle, un besoin essentiel de la vie, comme le boire et le manger. Écrire, « [c]’est presque physique. On ne peut éviter de prendre la plume. De toucher à la page blanche qui est là, étendue. Toute prête à recevoir… Et on écrit justement parce qu’on veut donner. Parce qu’on veut partager avec les autres. Parce qu’on a ressenti, ou compris, la vérité de certains êtres et qu’on doit la dire » (p. 164). Si elle croit que l’écrivain offre un service essentiel (p. 228), si son engagement est synonyme de liberté, d’intégrité (p. 226), elle n’est toutefois pas convaincue « qu’on respecte l’écrivain et qu’on reconnaît la valeur de sa mission » (p. 170).

C’est à Silver Donald Cameron qu’elle livre sa pensée politique sur le Canada français, le Québec et son avenir. Ardente fédéraliste, elle ne caresse qu’un rêve : « que le Québec se réalise pleinement en tant que partie distincte du Canada, qu’il y demeure et qu’il contribue à la richesse de ce pays » (p. 202). Selon elle, les Canadiens français ont en eux « une richesse suffisante pour la partager avec les autres et les aider » (ibid.). Aussi elle ne croit pas que « l’engagement politique fasse bon ménage avec le travail de l’écrivain » (p. 218). Elle condamne l’utilisation du joual, « cette mode [qui] abaisse le peuple au lieu de l’élever » (ibid.). Elle se montre très critique envers le mouvement féministe et craint que ses revendications poussent la femme à perdre de vue son rôle premier, « un rôle d’amour et de générosité » (p. 219).

Dans les dernières entrevues qu’elle a accordées, elle revient sur certains thèmes qu’elle a privilégiés dans son oeuvre, « la joie, l’espoir, la mélancolie, la liberté, la tendresse, la révolte, la nature » (p. 220), « la montagne et la mer, autant que la plaine me sont source de ravissement » (p. 250), confie-t-elle à Gilles Dorion et Maurice Émond de la revue Québec français dans le dernier entretien, qui me semble une sorte de bilan de sa pensée. Car, avoue-t-elle, « [l]a nature, en dépit des cruelles afflictions qui nous guettent tous, me parle de la splendeur de vivre et de ce qu’il doit y avoir juste au-delà de cette ténue frontière qui nous sépare de l’invisible » (p. 258).

Gabrielle Roy a été une visionnaire, qui a perçu avec réalisme, mais aussi avec pitié et sincérité les êtres qui l’entouraient. Elle n’a pas voulu corriger les problèmes du petit monde qu’elle a mis en scène, encore moins ceux de l’humanité. Elle a plutôt voulu attirer l’attention sur les misères des siens pour les aider peut-être à s’en sortir. C’est ainsi qu’elle a compris la mission de l’écrivaine qu’elle était et cette mission transparaît dans son oeuvre mais aussi dans les entretiens et entrevues qu’elle a accordés. À la lecture de tous ces textes, on peut certes dire qu’elle a accompli cette mission : comprendre mais aussi aider les gens.