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Issu d’un colloque tenu à Hearst en 2004, Thème et variation, ouvrage collectif dirigé par Lucie Hotte et Johanne Melançon, réitère « la fin du “service communautaire” » (p. 57) de l’écrivain franco-ontarien. Il se fonde sur un parti pris de diversité, avec pour souci de tenir compte de l’évolution à la fois du corpus et de la critique. Dans une perspective rassembleuse, on a demandé aux participants de réfléchir sur les thèmes présents dans la littérature franco-ontarienne. Ont répondu à l’appel tant des praticiens et des chercheurs à la réputation établie que des étudiants commençant leurs travaux de maîtrise. Le résultat est un inégal fourre-tout : témoignage de pionniers (Doric Germain et Yolande Grisé) sur la naissance de l’institution littéraire franco-ontarienne, articles savants, table ronde donnant la parole à des écrivains arrivés en Ontario d’Afrique ou du Proche-Orient (Melchior Mbonimpa, Didier Leclair, Jean Mohsen Fahmy, Arah Mohtashami-Maali), discussions animées… À la lecture de ce recueil, nul ne pourra plus concevoir la littérature franco-ontarienne comme un corpus homogène. De même, l’ouvrage révise et déplace plusieurs conceptions attendues sur cette littérature.

Le thème de l’espace, traditionnellement associé à la nordicité, est ici revisité de manière à inclure non seulement l’espace torontois mais également « l’exil et le voyage » (p. 8). À propos de Toronto, Kathleen Kellett-Betsos montre que sa perception comme territoire ennemi, commune à plusieurs écrivains du Nouvel-Ontario et fréquente ailleurs au Canada, est absente d’Ainsi parle la tour du CN de l’écrivain d’origine tunisienne Hédi Bouraoui et de Toronto, je t’aime de l’écrivain d’origine rwandaise Didier Leclair. Pourtant, on ne saurait parler d’esthétique commune entre ces auteurs, puisque le premier célèbre la diversité de Toronto de façon abstraite et en prenant parti pour certains groupes contre d’autres, tandis que le second « explore surtout les relations interpersonnelles qui se tissent entre les individus d’origines diverses » (p. 117). Lucie Hotte, de son côté, étudie l’espace chez des dramaturges franco-ontariens canoniques, mais pour montrer comment ils le font imploser, ouvrant la voie à un théâtre qui pourra se libérer de son milieu et de son rapport à un référent aliénant. Dans une autre section, Nicole Bourbonnais fait valoir comment les intertextes français chez Maurice Henrie et québécois chez Agnès Withfield permettent à ces auteurs de renouveler la littérature franco-ontarienne – mais aussi, dans le cas de Withfield, de subvertir leur modèle. Signalons également le texte de Lélia Young sur La femme d’entre les lignes de Bouraoui qui, à partir d’une analyse linguistique, fait ressortir le rapport complexe, irrésolu, à la misogynie qui se joue dans cette oeuvre.

L’ouverture à de nouvelles perspectives et de nouveaux corpus est un aspect stimulant de Thèmes et variations. Il est toutefois dommage que, dans plusieurs cas, les auteurs rarement étudiés soient abordés ici à partir d’approches qui ne dépassent pas l’analyse thématique et négligent de mettre les textes en rapport tant avec l’histoire littéraire franco-ontarienne qu’avec les avancées théoriques auxquelles son étude a donné lieu. Sur ce point, les sections les plus satisfaisantes de l’ouvrage sont celles qui font preuve de cohérence et d’érudition, celles qui entrent en dialogue non seulement avec les oeuvres mais avec les traditions critiques et les concepts qu’elles ont engendrés. Composée d’articles de François Paré, de Carmen Fernández Sánchez et de Jimmy Thibeau, la section sur Daniel Poliquin répondra aux attentes d’un lectorat exigeant. Sánchez aborde l’humour mais ne s’en tient pas à son repérage ; grâce à un solide appareil théorique et critique, elle fait ressortir les effets complexes de lecture que ce procédé génère. Paré fait dialoguer les romans de Poliquin avec les théories de Marc Angenot, de Fredric Jameson et de la critique postcoloniale, pour montrer comment cet écrivain qui refuse les discours victimaires médiatise « l’histoire singulière et collective d’un sujet franco-ontarien toujours en exode de lui-même et du territoire de sa culture » (p. 123). Et Thibeault se penche sur l’ambiguïté générique et identitaire des Nouvelles de la capitale, qui redéfinit la collectivité minoritaire « dans la conscience qu’elle a de son éclatement » (p. 179). Certains articles de la section sur la poésie offrent également un riche écheveau de réflexions en écho. François Ouellet, en particulier, fait une lecture magistrale de l’impossibilité du romanesque chez Desbiens à partir d’une analyse de « l’envahissante présence de la Mère » (p. 224) et du rejet de la figure du Père. Robert Dickson met la poésie identitaire franco-ontarienne en lien avec son pendant acadien de façon à montrer comment cette poésie est loin d’être uniforme et à quel point, contrairement à un présupposé répandu, elle est chargée des « marques esthétiques de [l]a modernité » (p. 202). Johanne Melançon, pour sa part, montre que, si la chanson franco-ontarienne est ancrée dans une tradition d’engagement social, le Groupe Brasse-Camarade se détache de cette tradition dans les paroles de ses chansons, tout en s’y inscrivant dans certains choix liés à sa pratique.

Il faut lire Thèmes et variations pour s’informer des nouvelles tendances en littérature franco-ontarienne et pour prendre le pouls des préoccupations de ses praticiens. De ce riche matériel, on peut effectivement conclure que l’étape de la représentation d’une communauté exiguë est terminée pour cette littérature. La prochaine étape sera peut-être, d’une part, de ne plus autant sentir le besoin de le signaler et, d’autre part, de baliser le souci d’inclusion par une plus grande exigence de qualité. La critique franco-ontarienne – l’ouvrage le montre d’ailleurs – possède suffisamment d’experts compétents pour se le permettre.