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L’ouvrage de David Karel est consacré à l’oeuvre graphique d’Edmond-Joseph Massicotte (1875-1929), dont plus de 1600 dessins et croquis ont été acquis en 1976 par le Musée National des beaux-arts du Québec. L’institution lui a d’ailleurs voué deux événements : Estampes de Massicotte (1981-1982), et récemment, Edmond-Joseph Massicotte, illustrateur (novembre 2005 – avril 2006). L’auteur poursuit ici le travail entamé par l’ethnologue Bernard Genest (Massicotte et son temps, 1979) qui s’était donné pour but de cerner la manière dont l’oeuvre illustrée rejoignait la culture orale et glorifiait le terroir et l’idéal clérico-nationaliste, puis continué par les historiens d’art Denis Martin et Pierre Landry, le premier s’étant consacré au répertoire des thématiques, alors que le second s’est penché sur l’apport de l’Art Nouveau aux arts graphiques en cherchant à dégager les qualités modernes des oeuvres. Cet ouvrage s’inscrit également dans le sillage des recherches qui tendent à rendre justice aux créneaux négligés de l’histoire de la représentation picturale, comme celui de la caricature, de l’illustration journalistique, commerciale, politique ou littéraire. Rapportons notamment l’ouvrage de Silvie Bernier sur le livre illustré (PUL, 1990) et les recherches récentes menées par Hans-Jürgen Lüsebrink sur les littératures populaires.

Karel s’applique ici à reconduire et compléter certaines relectures de ses précurseurs, en rappelant notamment le caractère résolument moderne de ses illustrations qui exprimaient une audace assumée dans le Québec du tournant du XXe siècle. Son langage progressiste était non seulement tributaire de son inspiration pour les motifs allégoriques du symbolisme et de l’Art Nouveau, mais également de cette propension de la modernité à puiser dans les modèles de la marge culturelle, en s’appliquant à en respecter l’essence. Jugées « décadentes » par les tenants de la pensée conservatrice, les productions de la première période se détachent nettement des constructions mythiques traditionalistes. Dans ses représentations du milieu rural et populaire québécois, Massicotte a toutefois réussi, selon l’auteur, à résoudre symboliquement l’éternel conflit du moderne et de l’ancien en « ramenant le passé dans le présent » et en surpassant la tendance qui opposait à l’époque ceux qui louangeaient le milieu rural et ceux qui ridiculisaient ses stéréotypes. En faisant appel à un langage ludique et carnavalesque, Massicotte a fait de l’archétype de l’habitant un être non plus passif et contemplatif, mais actif, voire réactif au discours passéiste de la culture savante. Cette réconciliation s’exprime notamment dans les illustrations publicitaires marquées par l’ambivalence : Massicotte utilise des figures associées à une culture folklorique subversive – comme le légendaire Père Ladébauche – pour défendre la qualité de certains produits manufacturés, et du même coup, revisiter en les renversant les préjugés associés à la modernisation. En vertu de ce renversement et d’une juxtaposition des opposés, la mythologie traditionnelle se serait réincarnée afin d’être réinterprétée.

L’ouvrage relate les différentes étapes de la carrière de Massicotte, des illustrations vaporeuses du style 1900, aux clins d’oeil ludiques de l’illustration commerciale, en passant par le tournant réaliste des scènes détaillées, tirées de ses observations empiriques (mais néanmoins sélectives) et destinées à accompagner les enquêtes ethnologiques de son frère Édouard-Zotique et de Marius Barbeau. Le comparatif avec la démarche plus subjective et imaginative d’Henri Julien nous éclaire alors sur la finalité scientifique et didactique de l’entreprise commune des frères Massicotte. L’intérêt de l’illustrateur s’accordait toutefois beaucoup plus à une recherche du réel pittoresque, de la scène vivante croquée sur le vif, qu’au simple témoignage des données scientifiques ou littéraires. Karel souligne d’ailleurs le fait que, malgré ce cadre, l’illustrateur aurait réussi une fois de plus à concilier tradition et modernité, notamment lors de sa collaboration à l’Almanach du peuple, cette encyclopédie populaire qui se donnait pour mission non seulement de transmettre les traditions mais aussi d’accompagner la transition délicate de la population vers le milieu urbain et la révolution industrielle. À ce stade toutefois, le contenu théâtral et le langage didactique des illustrations réussissent moins à nous convaincre de la présence de cette ambivalence, et témoignent plutôt du fait que les chantres du régionalisme nostalgique utilisaient à leur profit le pouvoir du langage visuel, comme le témoigne le recueil Nos Canadiens d’autrefois (1923). Les versions de ces tableaux qui étaient réédités dans l’Almanachdu peuple suivant un style plus modeste laissent croire toutefois que l’illustrateur aurait réussi, par ce dédoublement, à imposer ses oeuvres aussi bien dans le contexte pragmatique du milieu rural que dans celui de la culture urbaine nostalgique des traditions. Karel conclut plutôt à juste titre que si l’artiste s’est d’abord imposé comme un des pionniers de la modernité artistique, les images qu’il présente quelques années plus tard reflètent plutôt un « réalisme rétrospectif ».

L’ouvrage réussit à plusieurs égards à poursuivre bon nombre d’objectifs prévus, tout en proposant un outil riche en reproductions de qualité et en références. De plus, les pistes livrées sur les stratégies de subversion ou d’accommodement des valeurs modernes mériteraient d’être comparées à celles qui ont été relevées chez les artistes qui ont aussi cultivé l’ambivalence, notamment Ozias Leduc et Marc-Aurèle Fortin.