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Depuis un quart de siècle, les systèmes publics de santé sont agités par une incessante succession de réformes visant à concilier l’inconciliable, soit de rendre accessible à l’ensemble de la population une gamme appropriée de services tout en respectant un cadre budgétaire d’autant plus restrictif que même les succès de la médecine contribuent à nourrir la demande de services. L’absence de solutions durables à ce problème endémique alimente une vaste littérature composée de rapports de commissions d’enquête, d’ouvrages savants et de plaidoyers en faveur de l’accroissement du rôle du secteur privé dans le financement et la prestation des services de santé. L’hôpital en restructuration. Regards croisés sur la France et le Québec fournit une contribution originale au champ d’étude des réformes des systèmes de santé par l’attention qu’il porte aux hôpitaux et par sa perspective comparative. Plus précisément, l’ambition de l’ouvrage est « de donner à voir les grandes lignes de transformation en cours des structures des hôpitaux, de mieux comprendre les processus de changement, et de faire émerger, par la comparaison, des enjeux pour leur pilotage » (p. 7).

Outre une introduction et une conclusion générales, l’ouvrage comporte un chapitre qui esquisse les contextes français et québécois et cinq parties, chacune d’elles précédée d’une introduction. Chaque partie comporte deux chapitres, l’un qui traite du cas français, l’autre du cas québécois. On y aborde tour à tour le rôle des organisations régionales, des chefs d’établissement puis celui des professionnels dans la restructuration des hôpitaux. La quatrième partie a pour thème la télémédecine tandis que la cinquième aborde la question de la coopération entre l’hôpital et ses partenaires du réseau. Les chapitres rendent compte de recherches menées à la fin des années 1990 et au début des années 2000. Les travaux français sont le fait de chercheurs d’universités et de centres de recherche variés tandis que les recherches québécoises ont été dirigées par des membres du Groupe de recherche interdisciplinaire en santé (GRIS) de l’Université de Montréal.

Qu’entend-on au juste par restructuration hospitalière ? Valette et Denis en précisent le sens dans l’introduction. Ce concept recouvre en fait deux thèmes distincts : d’une part, les « restructurations hospitalières », c’est-à-dire les tentatives de rationalisation de l’offre des services hospitaliers conduites par les autorités gouvernementales et régionales ; d’autre part, la structuration de chaque hôpital, qui échappe en partie aux efforts de régulation des autorités. Ces deux ordres de phénomènes renvoient eux-mêmes à deux conceptions du mot « structure » : la structure formelle et la structure des échanges. La première est celle sur laquelle les dirigeants du système de santé peuvent intervenir directement et avec une certaine efficacité en faisant appel à leurs pouvoirs législatif et financier : fusion d’établissements, fermeture de services, construction de nouveaux bâtiments, mise en place de programmes de services. La seconde échappe largement à leur emprise. C’est la structure locale des échanges qui résulte des interactions entre gestionnaires de différents établissements et cliniciens dont, au premier chef, les médecins. Les restructurations formelles peuvent conduire à une restructuration des échanges, mais elles échouent aussi à y parvenir lorsqu’elles apparaissent illégitimes ou « déconnectées des pratiques » (p. 8). Inversement, les transformations des pratiques locales de collaboration, qu’elles relèvent de changements technologiques ou de mouvements imprimés par l’action de communautés de pratique, peuvent ouvrir la voie à des réorganisations de type administratif.

Le chapitre 1 rappelle les similitudes et les différences des systèmes de production de services de santé français et québécois et brosse un tableau des interventions que les autorités publiques ont menées pour rationaliser l’offre de services hospitaliers depuis le début des années 1990. Une des principales voies de réforme des systèmes de santé québécois et français est la délégation de certains pouvoirs des autorités publiques vers une entité régionale en mesure d’adapter les orientations générales aux caractéristiques de son territoire. Ce mouvement, plus tardif et moins accentué en France, s’est traduit, au milieu des années 1990, par l’instauration d’agences régionales d’hospitalisation. Selon les études présentées dans l’ouvrage, ces organes intermédiaires de gouverne sont parvenus à faire reconnaître leur légitimité et, en dépit des limites de leur pouvoir, à jouer un rôle utile dans la restructuration des hôpitaux.

Qu’en est-il du rôle du chef d’établissement dans les restructurations hospitalières ? Ce rôle est important, mais relatif. En France, l’art du directeur consiste à trouver des compromis entre deux logiques parfois divergentes, celle de l’État, dont il est le représentant, et celle de l’établissement qu’il dirige, dont il doit défendre les intérêts. Les recherches sur lesquelles se fonde le chapitre sur le Québec révèlent de leur côté que la réussite de projets de restructuration repose sur un leadership collectif fort, le caractère pluraliste des hôpitaux obligeant le directeur général à se coaliser avec d’autres acteurs influents, issus principalement du conseil d’administration et du corps médical. Individuellement et collectivement, les médecins exercent un pouvoir incontestable dans le monde hospitalier. S’ils ne tiennent pas toujours un rôle de premier plan dans la réforme des structures formelles, ils constituent sans conteste le groupe le plus puissant dans la structure des échanges, cette « structure profonde » des hôpitaux. Le chapitre 6 se penche sur la manière dont l’action collective des médecins libéraux s’est structurée au fil des années au sein des cliniques privées en France et le chapitre 7 met en évidence que l’organisation des services cliniques des hôpitaux varie selon la complexité des cas à traiter. Cette complexité se répercute sur celle des réseaux intégrés de services que l’on cherche à mettre en place au Québec. Si les avancées technologiques sont susceptibles de modifier substantiellement les pratiques cliniques dans les hôpitaux, elles ne suffisent pas en elles-mêmes à provoquer ces changements. Encore faut-il que les praticiens à qui elles sont destinées y trouvent utilité et intérêt. Le recours mitigé à la télémédecine par les médecins français et québécois illustre l’importance, pour restructurer les services hospitaliers, de s’intéresser aux conditions d’adoption de ces nouvelles techniques. Tant en France qu’au Québec, on brandit à tout vent la nébuleuse notion de réseau comme une panacée aux problèmes d’organisation des services sociaux et de santé. Si la coopération entre partenaires semble en effet indispensable, notamment pour assurer la continuité des services aux personnes dépendantes, il reste à vérifier si les ententes formelles signées à la demande des autorités se traduisent par les changements de pratique visés.

En conclusion, Valette et Denis dégagent les traits saillants des restructurations hospitalières en France et au Québec et se demandent s’il est « raisonnable de penser qu’il peut y avoir un pilotage raisonné du changement […] des organisations de santé » (p. 269). Les auteurs estiment que cela est possible malgré la complexité des systèmes de production des services et la multiplicité des acteurs en présence. Ce livre vient à point pour mettre à la disposition d’un public francophone des travaux de recherche publiés dans des rapports ou des périodiques spécialisés sur les tentatives de rationalisation de l’offre de services hospitaliers. Bien que tous les chapitres ne présentent pas la même qualité et le même intérêt et que leurs auteurs accordent un sens parfois imprécis et une importance très variable au concept de structure, cet ouvrage aidera les personnes intéressées à mieux comprendre la nature des transformations en cours dans l’organisation des services de santé.