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Dans son ouvrage sur la social-démocratie et les mouvements ouvriers, Serge Denis propose une analyse très fouillée de divers problèmes associés à la transition des relations entre les partis politiques de type socio-démocratique et les organisations syndicales et ouvrières à l’époque de la Guerre froide et celles entre ces instances à l’ère du néolibéralisme actuel. Dans son introduction, l’auteur signale son intention de se pencher sur l’avenir de l’action politique du mouvement ouvrier, le rôle des « partis ouvriers traditionnels » et, plus largement, les caractéristiques et le comportement de « leurs électorats historiques ». Ces thèmes pourraient le rapprocher des arguments de Jelle Visser sur le danger associé à la perte de l’influence par les syndicats, dans le contexte actuel, et sur la nécessité d’agir pour conserver un certain impact sur les décisions et les événements. Ils pourraient également le rapprocher de ceux de Corinne Gobin et Jacques Freyssinet sur les problèmes concrets du mouvement syndical, face à la bureaucratie de l’Union européenne et à la détérioration des relations entre le mouvement syndical et les partis socio-démocrates. Cependant, Denis met l’accent sur les partis politiques.

La référence initiale à la disparition du bloc soviétique, et à son modèle de société, peut créer une certaine confusion à cause de la réalité interne de cette sorte de régime – un syndicalisme rattaché au pouvoir (réduit pratiquement à un rouage de l’État), ainsi que l’absence de démocratie réelle (le parti unique et la proscription de l’opposition). L’accent sur « l’axe de regroupement que l’URSS animait au sein des mouvements ouvriers et syndicaux » à l’extérieur du bloc soviétique est plus pertinent. Une référence plus ample au débat, avant la chute du mur de Berlin, entre l’eurocommunisme et le communisme soviétique, aurait pu sans doute ajouter une dimension à cette réflexion. Les références fréquentes à des partis et des mouvements de « classe » dans l’ouvrage peuvent poser également quelques problèmes. Sommes-nous réellement devant des phénomènes exclusivement de classes sociales ? On se souvient de la définition du sociologue Marcel David du « mouvement ouvrier » : « la série d’institutions où se retrouvent les travailleurs et tous ceux qui choisissent de militer à leurs côtés,conscients les uns et les autres de leur solidarité et de l’utilité pour eux de s’organiser en vue de préciser leurs objectifs communs et d’en poursuivre la réalisation ».

L’euphorie du début du processus d’intégration mondiale à l’économie de marché a cédé graduellement la place au néolibéralisme actuel. Selon l’économiste Joseph Stiglitz, la realpolitik et l’amour propre ont pris le dessus sur la justice sociale et la vision d’un monde intégré. En outre, l’intérêt national d’une certaine superpuissance est entré en collision avec ses propres arguments contre le protectionnisme. Le questionnement actuel et continu, au sujet du rôle des institutions de Bretton Woods (Paul Krugman, Joseph Stiglitz, etc.), complète l’image d’un monde à la recherche de nouvelles réponses, ou du moins de réponses plus efficaces, qui permettraient de renouer l’économique et le social, pourtant si intimement associés dans la Charte de l’Atlantique, la constitution initiale du FMI et celle de la BIRD.

Nous avons l’impression que le syndicalisme est abordé surtout sous l’angle de ses effets politiques, quoique la définition du mouvement ouvrier paraisse plus large : « […] l’expression mouvement ouvrier […] désigne, d’un côté, « les mouvements ouvriers organisés », c’est-à-dire les grandes institutions économiques et politiques qui se présentent comme les porteuses des demandes et des aspirations du monde du travail salarié, et de l’autre, les « mouvements ouvriers » de revendication et de grève, c’est-à-dire les actions collectives de travailleurs salariés. » L’auteur jumelle ainsi ce concept à celui de la « social-démocratie » : « Les termes de “ social-démocratie ” et “ social-démocrate ” font référence […] aux formations politiques précisément liées à l’histoire du mouvement ouvrier […] ». Ce qui semble manquer à l’analyse est le contexte interne du mouvement syndical, sa logique interne, y compris ses contradictions.

Cette façon de procéder permettrait d’élucider davantage, à titre d’exemple, ce qui semble préoccuper l’auteur dans son analyse de l’Ontario sous le NPD, c’est-à-dire les raisons de l’échec du gouvernement de Bob Rae. Un peu à la manière de René Lévesque qui, une fois au pouvoir, devait expliquer aux militants du Parti québécois qu’il lui fallait désormais considérer les intérêts de toute la population du Québec en tant que premier ministre et non pas uniquement les positions des militants de son parti, Bob Rae, d’ailleurs en pleine récession, a pris quelques positions qui l’ont rendu impopulaire en milieu syndical. De façon similaire, mais beaucoup moins élaborée, l’auteur se réfère brièvement à la situation du gouvernement péquiste sous Lucien Bouchard face aux infirmières et au front commun qui émergeait. Une autre analyse aurait pu élucider davantage les problèmes de l’Ontario et du Québec, soit la comparaison avec le gouvernement de la Colombie-Britannique sous Dave Barrett. Les enjeux et les résultats furent similaires, la défaite du NPD et l’élection d’un gouvernement nettement moins favorable à la cause syndicale.

En terminant, Serge Denis nous fournit une réflexion de haut niveau sur un sujet complexe et controversé. Son livre, bien documenté, fait le tour du contexte international de façon poussée et constitue une contribution importante à la littérature actuelle sur les partis politiques de type socio-démocrate, leurs transformations, et les effets de ces transformations.