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Le travail indépendant est souvent perçu comme une catégorie homogène ou polarisée du travail atypique : des entrepreneurs autonomes prospères versus des travailleurs sans véritable autonomie assumant les risques et la précarité de leur statut. Dans ce livre bien écrit et habilement structuré, Martine D’Amours « a voulu contribuer à une meilleure compréhension de l’hétérogénéité des situations de travail indépendant », également révélatrice des réalités d’un nombre grandissant de salariés. L’ouvrage est une version à la fois simplifiée et enrichie de sa thèse de doctorat.
Les trois chapitres de la première moitié du livre sont précédés d’une introduction qui explique l’itinéraire de l’auteure, le contenu de l’ouvrage et le choix de l’étude du travail indépendant « sous l’angle du travail et non de l’entreprenariat ». Martine D’Amours décrit la croissance de ce statut et ses transformations depuis les années 1970. Elle choisit de limiter son étude aux travailleurs indépendants sans employés, plus nombreux et moins favorisés que les travailleurs indépendants employeurs, pour les transformations structurelles du travail qu’ils permettent d’observer. L’auteure soutient que l’homogénéité de la catégorie des travailleurs indépendants est inhérente à ses constructions juridique et statistique qui la définissent comme l’envers du salariat : non-subordination du travailleur oeuvrant à ses risques, dans sa propre entreprise, avec ses moyens et ses outils de production, dans un but de profit. La justesse de ces distinctions est toutefois critiquée par plusieurs auteurs qui soulignent l’hétérogénéité de cette catégorie et la ressemblance entre les caractéristiques des travailleurs indépendants sans protection sociale et celles des salariés à statut précaire. La revue de la littérature du chapitre 3 s’articule autour de quatre explications de la nature du travail indépendant et de sa résurgence : les caractéristiques sociodémographiques (capital humain et financier), les changements macroéconomiques (chômage, tertiarisation, production flexible), les transformations du travail (flexibilité et segmentation) et les régulations des institutions gouvernementales et du marché du travail.
La contribution principale de l’auteure est développée dans la deuxième moitié du livre. Le chapitre 4 est consacré au cadre théorique et au modèle d’analyse pour « comprendre et expliquer l’hétérogénéité des situations de travail indépendant vécues par des non-employeurs ». L’explication de l’hétérogénéité repose sur la rencontre de la diversité des produits et des formes de mobilisation du travail. Il en découle un modèle d’analyse combinant trois dimensions propres au produit (identité du producteur, identité du client, nature du produit) et deux dimensions propres au travail (organisation du travail, répartition des risques), et quatre hypothèses spécifiques. Les analyses statistiques des données d’une enquête auprès de 293 travailleurs indépendants sans employés soutiennent la pertinence des hypothèses du modèle ; hétérogénéité de chacune de ses dimensions ; association entre certaines dimensions du produit et du travail, par exemple le nombre de clients associé positivement au contrôle du travailleur sur le travail ou le statut professionnel du producteur associé positivement à sa capacité de se protéger contre les risques ; hétérogénéité du travail indépendant révélée par les cinq profils différenciés, non-professionnels indépendants, petits producteurs dépendants, professionnels libéraux, conseillers et consultants, et professionnels bénéficiant d’ententes collectives de travail ; explication d’une partie de l’hétérogénéité par le brouillage des frontières entre le salariat et les profils des petits producteurs dépendants et des professionnels bénéficiant d’ententes collectives.
L’analyse qualitative du contenu des entrevues avec 34 répondants de l’échantillon et de l’étude du cas des journalistes pigistes suggère que l’autonomie au travail et la rémunération du travailleur indépendant sont aussi déterminées par le caractère moins standardisé du produit et la compétence exclusive du travailleur pour sa réalisation. Les règles formelles moins répandues des professions libérales ou des conventions collectives apportent en plus une protection contre les risques sociaux et professionnels, alors que les règles informelles, plus fragiles et liées à la confiance et à la réputation dans l’attribution des contrats, diminuent les risques de sous-emploi et de défaut de paiement et augmentent la rémunération et l’autonomie. Pour la grande majorité des travailleurs indépendants, l’absence de règles institutionnelles ramène leur capacité d’obtenir de meilleures conditions et de réduire les risques à leur pouvoir de marché individuel, à leur prévoyance personnelle, au soutien familial ou aux assurances privées.
Le livre de Martine D’Amours est incontournable pour ceux qui s’intéressent au travail indépendant et aux mutations du travail. S’appuyant sur une vaste littérature, elle nous guide adroitement dans l’élaboration de son cadre d’analyse de l’hétérogénéité du travail indépendant et dans sa vérification empirique. Comme elle le précise, la petite taille de l’échantillon et la surreprésentation des plus scolarisés interdisent la généralisation des résultats statistiques et en commandent une interprétation circonspecte. Son étude exploratoire propose néanmoins une articulation originale de la diversité des travailleurs indépendants par l’interaction des dimensions constitutives du produit et du travail. Cette diversité est illustrée par les inégalités entre les profils quant au contrôle du travail et à la protection contre les risques et quant aux règles régissant les conditions de travail. Ces inégalités soulignent la désuétude du modèle de solidarité sociale et la nécessité de nouvelles institutions pour la protection des travailleurs.
Lors de validations ultérieures de son modèle avec des échantillons plus importants et plus représentatifs de la population des travailleurs indépendants, il serait pertinent de le bonifier en élargissant entre autres la dimension du producteur définie surtout par son capital humain et financier. Des travaux récents retiennent la diversité des aspirations et des motivations des individus en matière de travail pour expliquer les transitions vers et hors du travail indépendant, et ainsi le va-et-vient important entre ce statut et le travail salarié et le caractère éphémère de la majorité des expériences. Les entrées et les retours dans le travail indépendant et la persévérance d’une minorité non négligeable de ceux qui s’y engagent peuvent difficilement s’expliquer par ses avantages extrinsèques moindres. Les travailleurs indépendants se distingueraient aussi par ce qui les motive.