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Dans Hourra pour Santa Claus !, Jean-Philippe Warren s’est donné pour objectif de comprendre comment la fête de Noël est devenue, au tournant des XIXe et XXe siècles, un phénomène social à la fois commercial et religieux, ouvert sur la modernité mais nourri de traditions diverses, universel de même que national. Son point de départ est simple, et étonnant : « Le Noël d’il y a cent ans met en place à peu près tous les éléments qui sont encore les siens aujourd’hui. » Quels sont ces « éléments » ? Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les Canadiens français célébraient le jour de l’An plus que Noël et ils parlaient plus volontiers du petit Jésus que de Santa Claus. Sur ces deux plans le renversement est net en 1915. On est passé de la fête de la parenté à celle de la maisonnée et de la famille immédiate : « Santa Claus s’est imposé comme figure mythique de Noël […]. La publicité n’affiche que lui, ne parle que de lui ». La transformation commerciale est encore plus radicale : « la fête de la Nativité est devenue l’événement consumériste par excellence de la société contemporaine ». Le 25 décembre, il faut donner, mais donner un objet acheté, non pas quelque chose que l’on aurait fabriqué soi-même. Où trouver ces « étrennes » ? Dans les magasins à rayons qui prolifèrent alors : Scroggie, Dupuis frères, Paquet, Carsley, etc.

Warren a clairement délimité sa recherche. Il a retenu une communauté linguistique – la population canadienne-française vivant au Québec –, ce qui ne l’empêche pas d’offrir de brèves comparaisons avec le Canada anglais, voire les États-Unis, la Grande-Bretagne ou la France. Il a saisi le rapport à Noël de cette communauté essentiellement en deux lieux, Montréal et Québec ; encore ici, des prolongements sont proposés, vers la campagne québécoise. La période étudiée est brève : trente ans, de 1885 à 1915, ces années de croissance de la richesse collective. La principale source documentaire est la presse, et plus particulièrement les publicités publiées dans les journaux par les « emporiums » évoqués plus haut, dont plusieurs sont reproduites dans l’ouvrage. Ces restrictions permettent à l’auteur d’éviter l’éparpillement ou la généralisation abusive.

De même, il ne cache pas ses positions méthodologiques. S’il est sociologue de formation, c’est plutôt à titre d’historien qu’il parle : son « analyse historique » porte sur l’imaginaire de Noël, sur sa « mise en scène » et sur ses discours. C’est donc moins le Noël réel qui l’intéresse que le Noël symbolique, voire le Noël mythique. À ce titre, on pourrait inscrire son livre dans le cadre épistémologique de l’histoire culturelle, dans la mesure où celle-ci, selon Pascal Ory, est une « histoire sociale des représentations » (L’histoire culturelle, Paris, Presses Universitaires de France, 2004, p. 13). C’est précisément de cela qu’il s’agit : saisir historiquement l’évolution des représentations de Noël et l’expliquer par les cadres sociaux qui sont les siens.

Ce faisant, Warren est amené à réfléchir à de multiples facettes de la société canadienne-française. Il doit s’appuyer sur l’histoire économique, car les fêtes qu’il étudie supposent un état particulier du capitalisme industriel et, avec lui, du commerce de détail, de la publicité et du marketing ; la nouvelle « rhétorique du magasinage » n’a de sens que par rapport à cet horizon. L’histoire du catholicisme est également au rendez-vous, car il faut à l’auteur expliquer comment les promoteurs de Noël ont réussi à incorporer à leur discours la dimension sacrée des fêtes de fin d’année, eux que leurs détracteurs accusaient parfois de paganisme. À cet égard, Warren a de fortes pages sur le recyclage de la tradition nationale canadienne-française dans le discours marchand, sur ce qu’il appelle la « traditionalisation » de Noël, « c’est-à-dire [sa] reprise traditionaliste et non plus [sa] reproduction traditionnelle ». Il lui faut encore interroger la culture matérielle. Quel type de cadeaux devait-on offrir au tournant du XIXe et du XXe siècle ? Que privilégier, le besoin ou le désir ? Comment décorait-on son foyer en vue des célébrations ? Qu’était-on censé y manger ? À côté de cette culture matérielle, l’expression culturelle légitime est également mise à contribution, quand il est question des textes littéraires mettant Noël en récit. Sur le plan social, il fallait montrer comment la commercialisation de Noël est d’abord destinée à la bourgeoisie, avant d’essaimer dans les autres classes, comment elle s’inscrit dans l’américanisation de la société canadienne-française et comment elle impose l’enfant en acteur social de plein droit. Si les fêtes de Noël peuvent être définies comme un « phénomène social total », selon l’expression empruntée à Marcel Mauss par Warren, leur interprétation doit faire appel à plusieurs disciplines.

Par son attention à des représentations relevant de ce qu’on a longtemps appelé la culture populaire, par son ouverture disciplinaire et par son souci d’asseoir la démonstration sur des citations, des images et des exemples judicieusement choisis, Hourra pour Santa Claus ! constitue une contribution stimulante à l’histoire des imaginaires au Québec.