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S’il est une pensée tout originale et énigmatique qui a cherché d’un même souffle à embrasser le fédéralisme et le nationalisme, le catholicisme et le libéralisme, c’est bien celle de Claude Ryan. C’est à cet « homme de l’équilibre » que s’est attaqué Olivier Marcil pour son mémoire de maîtrise en science politique, base de ce livre. Ambitieux, l’ouvrage se présente comme une interprétation synthétique de la pensée de Ryan à partir, essentiellement, de ses articles dans le Devoir à titre de rédacteur en chef. Le livre – le premier écrit sur Claude Ryan depuis celui d’Aurélien Leclerc en 1977 (autre mémoire de maîtrise) – prend non seulement une importance renouvelée du fait que Claude Ryan est décédé le 9 février 2004, mais aussi parce que depuis, ils sont de plus en plus nombreux à s’intéresser à l’étude de son oeuvre et de son engagement. C’est notamment le cas de l’historien Michael Gauvreau qui travaillerait à la rédaction d’une biographie de cet homme. Jusqu’à ce jour le meilleur ouvrage que l’on puisse trouver sur Claude Ryan, le passionnant essai de Marcil tisse en quelque sorte la trame des questionnements et des hypothèses fortes pour qui désire comprendre le sens de l’oeuvre et de l’engagement de l’ancien secrétaire national de l’ACC, de l’ancien rédacteur en chef du Devoir et de l’ancien chef du Parti libéral du Québec. Sur cette question, nul ne pourra faire l’économie d’un dialogue avec les idées proposées par Marcil. Pour un mémoire de maîtrise et un premier ouvrage, admettons-le : c’est une entrée pas mal réussie !

L’ouvrage de Marcil reprend trois grands thèmes de l’oeuvre et de l’engagement de Ryan (la question nationale, la question linguistique et la question religieuse) qu’il conjugue chronologiquement à partir de trois périodes historiques en amont de la Révolution tranquille (grosso modo, celle de la commission Laurendeau-Dunton et de ses suites ; celle de l’élection du PQ et de la loi 101 ; et, d’une manière moins définie, celle de l’aggiornamento de l’Église catholique lors de Vatican II et de ses suites). Outre la dernière partie qui n’égale pas la qualité des deux autres (nous y reviendrons), le tout se tient très bien – surtout si l’on considère l’immensité du corpus analysé : environ 3000 éditoriaux et articles de 1962 à 1978. L’une des forces de l’ouvrage tient dans son va-et-vient constant entre la chronique et l’interprétation de l’oeuvre de Ryan. Reposant essentiellement sur les écrits journalistiques, le lecteur est ainsi replongé au coeur de l’actualité et, à rebours, peut considérer de nouveau la contribution sociale, politique et religieuse de Ryan non pas dans l’absolu, mais au coeur de l’événement. Cette façon de faire – aussi ingénieuse que classique – porte fruit et remet radicalement en question le bien-fondé de maints discours stéréotypés au sujet du personnage Ryan. L’auteur s’inscrit donc à sa manière dans une nouvelle sensibilité historique qui, à partir de l’histoire des idées, cherche à interroger, sinon à critiquer les récits dominants.

L’une des idées fortes de Marcil est de montrer combien le libéralisme de Ryan a été conjugué, sinon forgé, à partir d’une conception nationaliste cherchant à asseoir une conception dualiste, bilingue institutionnelle et bi-sociétale du Canada. On y retrouve évidemment l’idée du pacte des deux nations, mais aussi la conception biculturelle mise de l’avant notamment par Laurendeau-Dunton. Si Marcil prend soin de montrer l’évolution fine du nationalisme de Ryan et ce, jusqu’à sa transformation dans une affirmation d’un fédéralisme asymétrique, il ne situe malheureusement pas son discours par rapport aux autres écrits de l’époque. Cela aurait aidé à mieux illustrer le degré d’originalité ou de conformité idéologique des propos de Ryan. Marcil préfère s’en tenir à la recherche d’un programme interne qu’il tente de dévoiler à partir des prémisses idéologiques et religieuses – le nationalisme étant ici posé comme une de ces bases. En revanche, à sa décharge, la mise en contexte historique et sociale de la production de l’oeuvre écrite de Ryan – surtout pour les deux premiers chapitres – est très bien effectuée. Marcil ne tombe que très rarement dans le « ronron » biographique ; au contraire, c’est l’histoire du Québec contemporain qu’on peut lire à travers l’oeuvre et l’homme. L’analyse très fine de l’affrontement idéologique entre Trudeau et Ryan au sortir de la commission Laurendeau-Dunton en témoigne et montre à voir toute l’actualité de cette confrontation. Qui se souvient que quelques années plus tard, Ryan, espérant donner « un choc salutaire » au gouvernement fédéral et au Canada anglais[1], appuya le Parti québécois lors des élections de 1976 ?

L’analyse de la question linguistique semble néanmoins faire contrepoids au nationalisme de Ryan, remettant de l’avant les préceptes libéraux de sa pensée. C’est notamment le cas alors que Marcil analyse les tribulations entourant la loi 101. Devant l’audace idéologique du gouvernement péquiste, Ryan se fait « pragmatique » et met en garde contre la dérive potentielle d’un projet de loi trop radical – pensons ici entre autres à feu « la clause Québec », considérée ni plus ni moins comme « un recul dangereux et stupide qui reflète bien le nationalisme pessimiste, étroit et chauvin […] »[2]. Dommage que Marcil n’ait pas fait entorse à sa méthode et ne soit pas sorti de sa périodisation pour analyser comment, quelques années plus tard, aux commandes de la question linguistique alors qu’il était ministre dans le gouvernement libéral de Robert Bourrassa, Ryan viendra consacrer ses principes et ses objections. On ne peut tout faire dans un même ouvrage.

La troisième partie est la plus faible. Cela tient d’abord à une connaissance moindre du contexte historique qui prévaut dans la catholicité à cette époque. Contrairement à ce qu’il avait réalisé avec un certain brio dans les chapitres portant sur le nationalisme et le libéralisme, Marcil semble incapable de situer adéquatement la pensée religieuse de Ryan. Il reprend ici des idées convenues à son sujet : notamment celle de l’importance de Newman à qui, d’ailleurs, Marcil attribue l’idée de la promotion du laïcat. Si l’influence de Newman demeure une question capitale qui doit être élucidée, elle doit être mise en relation avec la transformation de l’éthique catholique au XXe siècle. La promotion du laïcat, à laquelle Ryan a été si sensible, fut l’un des thèmes majeurs de la rénovation philosophique et théologique du catholicisme des années 1930 au concile Vatican II. Marcil aurait certes pu mieux situer ce contexte de changement doctrinal au sein de l’Église auquel Ryan a participé à plus d’un titre.

Néanmoins, l’analyse de la question religieuse vient renchérir sur le caractère novateur de la lecture de Marcil. Si Ryan est connu pour sa foi, l’auteur va plus loin et tente de comprendre la compatibilité de ses convictions politiques et de son catholicisme. « De la même manière, affirme-t-il, qu’avec les concepts de libéralisme et du nationalisme, Ryan démontre que les idées de modernité politique et de tradition religieuse, antinomiques en apparence, peuvent être réconciliées » (p. 261-262). Mais s’agit-il véritablement d’une conciliation ? N’y a-t-il pas tension entre les deux termes ? N’y aurait-il pas plutôt primauté des valeurs religieuses sur les valeurs politiques, fondation rendant ainsi possible l’expression même du libéralisme de Ryan ? La réponse de Marcil n’est pas limpide. Et, malheureusement, on ne sait trop si l’ambiguïté provient de la pensée de Ryan elle-même ou bien de sa propre lecture. Si la place et le statut du nationalisme de Ryan par rapport à son fédéralisme sont clairement définis, il n’en est pas de même pour ce qui est de la question religieuse par rapport à la question politique. Les termes mêmes que Marcil emploie pour traiter de cette thématique suggèrent implicitement l’existence d’une dualité au sein de la conviction et de l’engagement de Claude Ryan. Certes, cet intellectuel catholique savait bien distinguer le temporel et le spirituel, mais il ne les opposait pas dans l’analyse comme le fait Marcil en tentant – dans un jeu qui ressemble à celui de la poule et de l’oeuf – de savoir qui vient avant quoi. Jacques Maritain lui-même ne suggérait-il pas que l’autonomie relative du temporel est trace d’une volonté divine donnant à l’Homme toute sa liberté (quitte à ce que celui-ci se détourne des fins spirituelles) ? Autrement dit, la question de l’autonomie et/ou de la primauté du politique sur le religieux chez un croyant est une question délicate, difficilement compréhensible en dehors des cadres théologiques et culturels qui définissent le rapport à la foi. Pour ce qui est de Ryan, cette question a été peu élucidée dans le livre de Marcil. Cela est d’autant plus dommage que c’est peut-être dans cette curieuse indétermination du politique par rapport au religieux (et vice versa) que se dessine la singularité de Ryan, notamment en comparaison avec ses contemporains. Nous pensons ici aux Fernand Dumont, Pierre Vadeboncoeur, Camille Laurin, Jacques Grand’Maison et autres intellectuels catholiques qui, tous à leur façon, ont été des artisans de l’horizon personnaliste de la Révolution tranquille. Dommage que ces comparaisons n’aient pas été effectuées ; cela aurait aidé à situer l’originalité de la pensée religieuse de Ryan, mais aussi la particularité de l’articulation foi et culture qu’il proposait. Chez Ryan comme chez bien d’autres penseurs et acteurs de cette époque, le rapport religion/politique, tout comme le rapport religion/science, demeurent ici à élucider. Il en va de même de la compréhension générale de l’intention des réformistes tranquilles, mais aussi des fondements théologico-politiques du Québec moderne.

Ça fait beaucoup de questions, nous en convenons, qui illustrent bien la pertinence, la qualité et l’interpellation de ce très bon ouvrage.