Notes critiques

La mémoire décatieXavier Gélinas, La droite intellectuelle et la Révolution tranquille, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2007, 486 p. (Cultures québécoises.)[Record]

  • Jean-Jacques Simard

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Qui diable a inventé l’image de la « Grande noirceur », par contraste avec la radieuse Révolution tranquille ? L’ex-conseiller du Prince et ministre Claude « Talleyrand » Morin prétend que c’est lui, dans un discours rédigé pour Jean Lesage (Mes premiers ministres, Boréal, 1991). Mais les qualités qui ont fait la réputation méritée de M. Morin n’incluent ni la modestie excessive ni la totale fiabilité. Quoi qu’il en soit, trois choses demeurent certaines : la trouvaille était géniale, aucun historien sérieux ne l’a jamais reprise à son compte, et la fortune qu’elle conservera dans l’imaginaire commun est telle qu’il faudra consacrer beaucoup d’énergie à démontrer qu’elle était abusive. Lancée dès le début des années 1970, l’opération « révisionniste » (Ronald Rudin, Faire de l’histoire au Québec, 1997) s’est d’abord occupée d’illustrer comment, sur le terrain des conditions de vie et des moeurs, la société québécoise avait toujours suivi la marche américaine de la modernisation, même en franglais et malgré quelques digues « superstructurelles » de plus en plus lézardées qui ont effectivement cédé aux alentours de 1960. Puis, fidèles à l’Ecclésiaste historiographique (« Révision des révisions, tout n’est que révision »), un certain nombre de plus ou moins jeunes chercheurs – cet âge est moins sans pitié qu’auparavant – s’y sont plus récemment mis à leur tour, mais cette fois à l’envers, en relevant les continuités spirituelles, idéologiques et culturelles, pour ne pas dire canadiennes-françaises-catholiques, du pas si révolutionnaire ni si tranquille virage des décennies cinquante-soixante… et quelque. Xavier Gélinas, diplômé des Universités de Montréal et de York, actuellement conservateur en histoire politique au Musée canadien des civilisations à Gatineau et co-directeur de Mens : Revue d’histoire intellectuelle de l’Amérique française, fait partie de cette relève prometteuse à tout point de vue. Dans cette version remaniée de sa thèse de doctorat, charitablement purgée des manies académiques (sauf les « ismes », mais nul n’y pare qui traite de configurations idéologiques – tenez-vous bien, je ferai pareil), il fait voir que la droite intellectuelle nationaliste et traditionaliste d’après-guerre n’était pas aussi bête ou butée que l’ont fait accroire ses caricatures subséquentes et qu’à bien des égards, elle avait pris le pas de l’époque, en contrepoint, certes, fidèle à ses principes, mais en prise sur les événements, à tel point que la suite de l’histoire lui ait souvent donné écho – pas sur tout, bien entendu, et sans le reconnaître, l’ingrate. Tirant un peu fort la couverture de son bord, une de ses principales figures s’en consolera rétrospectivement : « Nous avons eu le tort d’avoir raison ; il faut bien que nous en payons le prix » (F.-A. Angers, cité p. 153). Qui ça, « nous » ? Une vingtaine d’auteurs qu’on ne saurait réduire à une génération de vieilles badernes, quoique presque tous littérateurs, éducateurs, prêtres, journalistes ou professionnels formés aux humanités classiques : quelques anciens combattants encore d’attaque, comme Lionel Groulx, Anatole Vanier, Esdras Minville, Victor Barbeau (tous dans la lignée de L’Action française puis canadienne-française des années vingt, ressuscitée en nationale au début de la Crise), Paul Bouchard (directeur-fondateur du juvénile hebdomadaire pré-indépendantiste mais pas encore post-antisémite de Québec, La Nation, de 1936 à 1939) ; des figures de proue alors dans la force de l’âge, comme le pastoral économiste Angers, l’historien de cabinet Robert Rumilly, les pères Richard Arès, s.j., et Gustave Lamarche, c.s.v., l’essayiste franco-ontarien de naissance Léopold Richer et son épouse-collaboratrice Julia ; et des recrues dans la vingtaine ou la jeune trentaine, comme le linguiste Raymond Barbeau, le philosophe André Dagenais, le politologue André D’Allemagne (bientôt cofondateur …