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C’est avec consternation que ses amis et ses collègues ont appris le 26 avril dernier le décès de Luc Racine. Il est difficile en quelques lignes de rendre un hommage approprié à son oeuvre tant Luc s’est distingué dans plusieurs domaines d’activités : poète[1], essayiste, musicien, militant politique à la genèse du marxisme[2] et du mouvement de la contre-culture au Québec, membre fondateur de la revue Parti Pris et intellectuel explorant au cours de sa carrière plusieurs champs de recherche des sciences sociales.

Né le 29 novembre 1943 à Montréal, Luc Racine a fait une maîtrise en anthropologie à l’Université de Montréal en 1965. L’année suivante, il a entrepris ses études doctorales sous la direction de Marcel Rioux dont il fut l’assistant de recherche de 1966 à 1972. Identifié au marxisme et à Mai 68, ce n’est pas sans appréhension, ni beaucoup de détermination face à l’administration universitaire d’alors, que ses collègues du Département de sociologie de l’Université de Montréal proposeront une première fois sa nomination comme professeur adjoint en 1972. En 1973, il dépose sa thèse à l’Université Sorbonne Paris VI et deviendra professeur en titre à l’Université de Montréal jusqu’en 2004.

Mais résumer ainsi la carrière de Luc aux registres des institutions dans lesquelles il ne se plaisait pas, c’est passer à côté de l’esprit qui animait son oeuvre intellectuelle, soit de faire avancer certains débats sociaux majeurs au Québec ainsi que la sociologie et l’anthropologie de son époque. Une des clés de l’architecture de la pensée intellectuelle de Luc est à retrouver dans ses rencontres avec Lucien Goldmann lors de ses fréquentes venues dans les années soixante à l’Université de Montréal[3]. Sa conception structuraliste de la sociologie et de l’anthropologie, son intérêt pour l’approche cognitive et épistémologique des sciences humaines, notamment le structuralisme génétique de Jean Piaget, y prendront leurs sources et seront durables.

Sans aucune prétention à vouloir rendre compte ici de l’ensemble des apports de Luc aux différents domaines qu’il a abordés, je voudrais souligner ici quelques-unes de ses contributions marquantes.

On retiendra, il me semble, des analyses des classes sociales faites par Luc Racine seul et avec des cosignataires, publiés dans les revues Parti Pris et Socialisme, leur caractère rigoureux, nuancé et approfondi, évitant plusieurs des pièges du marxisme d’alors. Celles-ci s’inscrivaient dans la volonté d’un certain nombre d’intellectuels marxistes d’allier théories scientifiques et pratiques sociales. Dans le cas de Luc, manifestant sa grande capacité d’assimilation d’une diversité de savoirs avec rigueur, son travail évitait de les confondre dans un mélange éclectique de philosophie sociale.

C’est probablement cette remarquable faculté d’assimilation qui explique la rapide désillusion de Luc dans les années 1970 pour le cadre des débats politiques du marxisme et sa réorientation intellectuelle peu de temps après avoir intégré son poste de professeur à l’Université de Montréal. Cette réorientation visait pour lui à acquérir des savoirs et des expériences sociales sur la constitution des rapports de domination en étudiant la socialisation humaine dès l’enfance qui, impensée du marxisme et des marxistes, s’en trouve reproduite dans leurs actions politiques.

Durant cette période, Luc assimile une vaste littérature en anthropologie et en éthologie sociales. Il publiera pour son agrégation une version augmentée et remaniée en profondeur de sa thèse de doctorat, Théories de l’échange et circulation des produits sociaux, lui permettant selon ses dires mêmes de mettre au jour un outil formel. En 1975, il développait une recherche sur les rapports hiérarchiques et coopératifs au cours de l’enfance dont il nous parlait avec beaucoup de verve lorsqu’il donnait le cours d’introduction à la sociologie avec Robert Sévigny. En 1978, il se joint à l’équipe de recherche de F. Strayer sur les processus d’adaptation sociale de l’enfant en milieu de garderie. Le livre Enfance et société nouvelles illustre bien sa curiosité intellectuelle tout azimut, fondée aussi sur des expériences sociales, travaux qui donnent de nouvelles assises à l’analyse des pratiques émancipatoires dont parlait Marcel Rioux. On y retrouve savoirs anthropologiques, éthologie sociale et analyse des représentations utopiques des rapports sociaux.

Durant la même période, ses articles explorent divers aspects de la contre-culture (écologie, expérience des communes, nouveaux rapports de genre, etc.) visant toujours à élucider les conditions d’une socialisation nouvelle. Dans les années 1980, ses travaux se concentrent sur l’analyse de nombreux systèmes d’échanges cérémoniels et ont pour but de mettre à l’épreuve le langage formel relatif à la réciprocité et aux échanges qu’il a développé depuis sa thèse. Il jouit d’une reconnaissance certaine dans ce domaine, car on lui confie la définition de l’échange dans le Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie de Pierre Bonte et Michel Izard et il devient chercheur associé au Laboratoire d’anthropologie sociale (Collège de France, EHESS, Paris) dirigé par Lévi-Strauss auquel succédera Françoise Héritier. Il développe aussi une perspective d’analyse de l’analogie et des classifications sociales qui donneront lieu à un article avec Gilles Houle proposant une relecture critique de la notion d’homologie structurale de Lucien Goldmann. La ligne directrice de ses recherches, tant sur la circulation des produits sociaux que sur les classifications sociales et l’analogie, est d’élaborer des modèles formels systématiquement mis à l’épreuve de l’observation ethnographique existante.

Dans les années 1990, s’accentuent ses collaborations de recherche dans les champs de la méthodologie et de l’épistémologie de l’anthropologie comme de la sociologie. D’abord en 1992, avec sa participation au séminaire de Serge Robert, philosophe et épistémologue de l’UQAM et celle par la suite du groupe Logiques et méthodologies de l’AISLF dirigé par Jean-Michel Berthelot. Posant la problématique du rapport entre le sens et les pratiques sociales à partir d’une analyse méthodologique de travaux exemplaires, notamment ceux de R. Boudon, prônant la constitution de démonstration rigoureuse tels ceux des expérimentations en psychosociologie sur la transmission des valeurs néolibérales de Dubois et Beauvois, ou encore mettant en évidence la nécessité d’intégrer l’éthologie sociale dans la constitution de la sociologie, Luc réagissait vigoureusement contre l’arrivée du postmodernisme qui lui apparaissait une dérive des sciences sociales. Constatant la généralisation de cette conception du travail en sociologie dans les années 2000, à sa retraite, il préféra se consacrer à sa vocation de musicien…

Son oeuvre prolifique affiche une grande cohérence qui a pour objectif de constituer les savoirs anthropologiques et sociologiques en une science. Il me semble lui-même vouloir faire ressortir cette ligne de force dans un de ses derniers écrits où il s’interroge avec ses collègues lors d’un colloque sur la normativité scientifique et la sociologie. Dans ces pages, ne transparaît pas trop un certain découragement, voire une frustration, qu’avait Luc face à la confusion mentale en ce qui a trait à la conceptualisation du social et aux visées de la connaissance qui règne dans les « sciences » sociales, ce dont il nous parlait comme un enjeu fondamental à leur existence.

Nombreux seront à dire que Luc fut un pédagogue généreux de son temps et un initiateur inlassable de groupes de discussions intellectuelles. Je pense ici à plusieurs de ces groupes hors des cadres institutionnels qu’il a mis sur pied, tel le CERES réunissant pendant plus de 20 ans des sociologues et anthropologues, professeurs et étudiants ou bien encore le groupe de discussion épistémologique du vendredi après-midi au Département de sociologie de l’Université de Montréal avec Gilles Houle et d’autres collègues, des étudiants, réunions auxquelles je participais et qui étaient un ravissement par la culture intellectuelle qui s’y manifestait.

Que peut-on dire comme dernier mot à un ami et un intellectuel à la fois aussi engagé que rigoureux dans son éthique de la recherche et qui nous a fait tant partager ses aspirations ? Adieu Luc, ce monde n’était pas le tien comme tu aimais le dire, il nous restera de toi beaucoup, tout ce que tu as fait pour qu’advienne celui dont tu rêvais.