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La parution du livre Les premiers ministres du Canada : de Macdonald à Trudeau, composé d’articles biographiques par de différents auteurs et tirés du Dictionnaire biographique du Canada sur tous les premier ministres du Canada depuis la Confédération (sauf ceux et celle encore en vie), inspire une certaine réflexion politique et épistémologique. La parution d’un ouvrage dérivé du DBC montre combien les modes de faire l’histoire ont changé depuis la publication originale des premiers articles (notamment l’utilisation accrue de sources en français). Il y a néanmoins de fortes ressemblances générales qu’on remarque à travers les différents chapitres. La biographie officielle ou quasi officielle des leaders politiques, faut-il dire, constitue d’ores et déjà un genre conservateur de la littérature historique, à la fois dans ses origines anciennes, sa vision essentiellement individualiste, sans oublier la fixation rigide des auteurs sur l’action politique, voire législative, comme chef moteur de l’histoire. À la limite, la biographie officielle correspond aussi à la définition par Mark Twain d’un livre « classique » – un ouvrage que tout le monde souhaiterait avoir lu mais que personne ne veut lire.

L’ouvrage collectif qui rassemble les mini-biographies des personnages politiques représente l’archétype du genre. Aux États-Unis, par exemple, on trouve souvent des encyclopédies qui racontent les vies de tous les présidents américains. Hormis l’information qu’ils présentent, ces ouvrages traduisent la volonté de leurs auteurs de construire une histoire nationale, en mettant l’accent sur l’État-nation (non sans un certain chauvinisme) et sur les réalisations des « grands hommes. » Au Canada, colonie britannique longtemps marquée par son appartenance à l’Empire, il n’est guère étonnant que de tels recueils « patriotiques » soient plus tardifs à apparaître qu’au Sud. C’est ainsi que la publication des premiers volumes du quasi officiel DBC à partir de 1966 représente une étape significative dans l’effort de construire une conscience proprement nationale au Canada, une contribution à la mise sur pied d’un projet nationaliste (et implicitement, fédéraliste).

Le public cible pour le présent recueil, surtout en version française, n’est pas tout à fait clair. Son format encyclopédique, l’information sommaire et l’absence de notes de bas de page laissent supposer qu’il n’est pas destiné aux experts (qui seraient capables en tout cas de lire les volumes du DBC particulièrement dans la version en ligne). Par contre, les auteurs semblent présupposer une certaine connaissance des affaires canadiennes, étant donné qu’ils n’ont pas de notes pour expliquer, par exemple, des événements comme l’affaire Louis Riel ou les raisons entourant l’admission de Terre-Neuve dans la Confédération. On doit alors deviner que l’ouvrage est destiné aux écoliers et aux néo-Canadiens francophones, éduqués ou en voie de scolarisation mais sans connaissance en profondeur de l’histoire du pays et de ses chefs. (En tant qu’immigrant récent, originaire des États-Unis, je fais moi-même partie de ce lectorat idéal.) Mais de ma lecture de ce volume, que dois-je apprendre d’autre que des détails plus ou moins intéressants ou pertinents sur les carrières des grands et des petits personnages historiques qui ont occupé le poste de premier ministre ?

La première leçon, si je juge bien, c’est que le Canada est un pays exceptionnel, à étudier en vase clos. L’histoire des États-Unis, à laquelle l’histoire canadienne est intrinsèquement liée, n’apparaît presque pas, sauf quelque peu dans le domaine des relations internationales. Son influence politique et économique sur le Canada et l’histoire commune de l’Amérique du Nord restent inexplorées. Pour ne donner que quelques exemples, on ignore l’évolution de la Prohibition aux États-Unis et son effet économique sur le Canada au temps de Mackenzie King ou Arthur Meighen. Il n’y a pas de référence au « New Deal » de Franklin Roosevelt et à son programme réformateur, qui préfigure dans son appellation et dans un certain esprit le « New Deal » de R. B. Bennett, son homologue canadien.

L’autre leçon est que l’histoire se résume aux débats politiques de l’époque traitée, alors que les autres sujets ne comptent pas. On n’aurait guère constaté, à la lecture de ce livre, qu’il y avait une population autochtone au Canada qui fut assujettie à une politique fédérale explicite, avec des réserves, des traités et des écoles. Naturellement, dans une histoire parlementaire, il est difficile d’évoquer en profondeur l’histoire sociale. Mais la présence de groupes ethnoculturels est presque totalement ignorée ici, même lorsqu’elle entraîne l’intervention du gouvernement fédéral. L’immigration, par exemple, est absente de la discussion, en dépit du fait que des actions comme l’abolition de l’immigration antillaise sous Wilfrid Laurier et la construction d’une politique d’admission sélective au cours du mandat de Robert Borden vont jouer un rôle décisif dans la démographie du Canada pendant un siècle. Il n’est pas question de « rectitude politique » ou de l’inclusion d’éléments marginaux : limiter la discussion aux seules populations anglaises et françaises risque fortement de fausser le narratif. Par exemple, on ne comprend pas l’enjeu ni les motifs de la construction du chemin de fer transcontinental au temps du premier ministre John A. Macdonald si l’on ne tient pas compte du désir des Canadiens de commercer avec l’Asie. En revanche, l’arrivée des Chinois au Canada, en dépit de l’imposition d’une taxe de capitation discriminatoire, entraîne de continuelles difficultés avec les Américains qui se plaignent de l’entrée illicite de Chinois sur leur territoire à partir du Canada. De même façon, le racisme anti-asiatique en Colombie-Britannique a influencé de façon durable la politique fédérale. Les lois anti-asiatiques votées par les Blancs en Colombie-Britannique au début du XXe siècle pour restreindre l’immigration japonaise, annulées par le gouvernement de Wilfrid Laurier soucieux de la politique impériale à l’égard du Japon, aboutirent à une émeute sanglante à Vancouver en 1907. La mission subséquente du ministre du Travail Rodolphe Lemieux au Japon – et l’accord qui limitait l’immigration japonaise de façon officieuse – représentent la première action diplomatique prise par le Canada sans l’encadrement de Londres.

Pire encore, dans cet ouvrage, l’histoire n’est pas seulement blanche mais blanchie. L’admiration de Mackenzie King pour Hitler comme l’homme du destin reste sous silence, de même que le rôle qu’il joue dans le refus du Canada d’accepter les réfugiés juifs à la veille de la Seconde Guerre mondiale. La déportation des Canadiens japonais et autres populations pendant cette guerre (tout comme l’incarcération des Ukrainiens pendant la première), une action officiellement reconnue tyrannique et indigne par la suite, n’est jamais mentionnée. Finalement, de telles lacunes, en cachant la vraie histoire d’une société multiculturelle avant la lettre, portent atteinte à la valeur du projet.