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Né à Québec en 1936 – « au pied de la pente douce », rappelle-t-il en privé –, diplômé de l’Université Laval et de Queen’s University, Gilles Paquet a oeuvré quarante-cinq ans à l’Université d’Ottawa comme professeur et doyen de faculté, mais il a oeuvré aussi sur la scène publique comme intellectuel activement engagé dans les affaires québécoises et canadiennes, sans oublier ses incursions dans les médias. Ses collègues et amis viennent de lui offrir, selon une coutume bien établie en milieu universitaire, un livre d’hommages, un Festschrift auquel ont collaboré une trentaine de personnes de divers horizons, témoignant de l’importance de l’oeuvre de Paquet et de ses contributions à la cité, autant scientifiques que critiques. L’ouvrage réunit des témoignages sur l’homme et le collègue, ainsi que des contributions sur le Canada et le Québec prolongeant les perspectives ouvertes par les travaux de Paquet.

Le portrait de l’homme transparaît à travers les nombreux témoignages de ses amis, collaborateurs et collègues, dont plusieurs adoptent le ton humoristique caractéristique de Paquet, qui savait manier le verbe plus que tout autre – en français, nous le savions déjà, mais aussi en anglais apprend-on de ses collègues anglophones. Retenons quelques traits qui décrivent Gilles Paquet, « cet admirable contestataire » (P. Fortin). Ruth Hubbard insiste sur son grand talent de communicateur, tant à l’écrit qu’à l’oral, et elle souligne qu’il a toujours tenu à établir des liens entre le monde académique et le monde des politiques publiques. Elle ajoute : « Paquet describes himself as ‘homo hereticus’, someone who is always critical and sometimes controversial, and whose standard advice is to ‘scheme virtuously’ » (p. 8). John Meisel le décrit comme « national figure, professional giant, and public intellectual » et il insiste sur ses qualités de coeur, sa chaleur et sa disponibilité en privé, des qualités que ceux qui l’ont côtoyé reconnaîtront d’emblée. Thomas Courchesne parle de lui comme d’un « superb communicator and interpreter of Canadian policy and practices ». Le témoignage de Jean-Pierre Wallot revêt une importance particulière, car il fut le principal collaborateur de Paquet-historien, co-auteur de Patronage et pouvoir dans le Bas-Canada (1973) et de Un Québec moderne 1760-1840 (2007). Wallot, issu de « l’école historique de Montréal », à l’époque connue pour son nationalisme canadien-français (Séguin, Brunet, Frégault) et Paquet, marqué par « l’école historique de Québec », moins ouvertement nationaliste, et en particulier par Albert Faucher dont le nom est souvent rappelé dans ce livre, ont produit ensemble plus de cinquante contributions sur l’histoire socioéconomique du Québec actuel (l’ancien Bas-Canada), dont certaines ont été rassemblées en livre au terme de quarante ans de collaboration (Un Québec moderne, recensé dans le précédent numéro de cette revue). Le portrait que Wallot trace de son ami et collaborateur aidera à comprendre le sens du sous-titre de ce liber amicorum. « Gilles Paquet est une personne d’une très grande qualité, d’une intelligence aiguisée, d’une vivacité sans pareille, qui aime d’ailleurs (parfois) les combats pour eux-mêmes ou s’affiche spontanément ‘chef de l’opposition’ pour nous acculer dans nos derniers retranchements » (p. 85).

Économiste patenté, Gilles Paquet est à l’aise chez les sociologues et les politologues autant que chez les historiens et les administrateurs. L’un des traits typiques de son oeuvre est d’avoir emprunté à une discipline pour en nourrir une autre. Il a écrit avoir retenu de Caillois (lu dans ses années de formation) cette idée que « le génie consiste presque toujours à emprunter ailleurs une méthode éprouvée ou une hypothèse fertile et à les appliquer là où personne encore n’avait imaginé qu’elles pouvaient l’être » (Caillois, cité dans l’ouvrage page 7). Il aimait fréquenter les sociologues et il a écrit sur nombre d’entre eux, critiquant au passage un peu rudement Fernand Dumont. L’histoire économique et sociale du Bas-Canada d’après la Conquête lui doit (ainsi qu’à son ami Jean-Pierre Wallot) des travaux qui font encore autorité. Plus récemment, la science politique et l’administration publique ont été ses champs d’intérêt, travaillant sur la gouvernance, thème sur lequel il a fait paraître ces dernières années plusieurs ouvrages qui ouvrent des perspectives nouvelles. Il a souvent critiqué l’approche technocratique et « les politiques top-down » dans les entreprises et les administrations publiques, plaidant pour l’analyse empirique de réalités concrètes, pour l’étude du cas par cas, soit un approche tocquevilienne bien que Paquet (à ma connaissance) ne se réfère pas explicitement à l’auteur de L’Ancien régime et la Révolution. Paquet plaide aussi pour la reconnaissance des « connaissances delta», cet ensemble de savoirs pratiques et non vraiment articulé des travailleurs expérimentés et des professionnels d’une organisation, tirés de la pratique et de l’expérience plutôt que des derniers manuels en usage dans les écoles de gestion. Selon lui, il faut souvent faire remonter à la surface des éléments connus de la base, mais trop souvent ignorés par l’approche qui vient d’en haut. Paquet a milité pour le « learning by doing », une approche que Ralph Heintzman résume ainsi : « We do not learn and then act. We act and then learn » (p. 305). On reconnaîtra aussi dans les travaux de Paquet sur les organisations l’influence de la sociologie. Pour lui, celles-ci ne sont pas seulement des hiérarchies technocratiques, mais aussi des « réseaux basés sur la confiance » et des « nexus of moral contracts ». « Nos systèmes sociaux sont construits de plus en plus sur la collaboration et l’interdépendance », avance-t-il.

Outre les portraits et les éloges – inévitables dans ce genre d’ouvrage –, les Mélanges Paquet comprennent aussi des textes d’analyses sur des thèmes abordés dans l’oeuvre de celui à qui il est rendu hommage. Plusieurs d’entre eux portent sur les études québécoises et canadiennes. Pierre Fortin livre une intéressante analyse de la croissance économique du Québec au XXe siècle, qui permet notamment de prendre la mesure de l’interprétation que Paquet a proposée de la Révolution tranquille dans son ouvrage Oublier la Révolution tranquille. Pour une nouvelle socialité (1999). « Le travail de Paquet sur la Révolution tranquille n’a cependant pas encore la solidité empirique de celui qu’il a accompli avec Wallot sur la période 1760-1840 », écrit Fortin (p. 286). Paquet y critiquait « l’étatisme et le corporatisme » qui ont marqué selon lui la Révolution tranquille, et qui ont par ailleurs malmené les institutions traditionnelles du Québec et miné le capital communautaire qui avait assuré jusque-là non seulement sa survie mais aussi son développement économique et social. Les explications et hypothèses de Fortin, qui compare le Québec et l’Ontario en analysant une longue période, nuancent l’analyse de Paquet, mais confirment l’importance qu’il accordait au corporatisme sur le marché du travail québécois.

Fortin adopte une approche qu’il a déjà mise en oeuvre ailleurs dans ses travaux – « le nez collé sur les faits » – en comparant le Québec à l’Ontario, ce qui élimine l’influence des facteurs d’origine extérieure communs aux deux provinces. Avec l’aide d’un indicateur, la croissance cumulative du revenu réel par habitant d’âge actif, Fortin dégage cinq épisodes de croissance comparée entre le Québec et l’Ontario entre 1927 et 2007 et il en tire des observations qui relativisent l’interprétation de la Révolution tranquille avancée par Paquet. Fortin montre d’abord que « la trajectoire du revenu par habitant du Québec est restée constamment inférieure à celle de l’Ontario » pendant les soixante ans qui ont suivi la Confédération, une analyse connue depuis les travaux de A. Raynauld en 1961. Il avance ensuite que la position relative du Québec s’est détériorée à partir des années 1930 et durant la guerre de 1939-1945 (implantation en Ontario du complexe militaro-industriel, solde militaire plus élevée en Ontario, etc.) et que la récupération n’a pas été forte dans les années 1950 et 1960, à cause de l’avènement de la Voie maritime du Saint-Laurent, du Pacte de l’automobile et de la hausse du taux d’activité des femmes, plus marquée en Ontario. Pour Fortin, la modernisation du système éducatif du Québec a mis du temps à produire ses effets, et il explique la détérioration de la situation relative du Québec entre 1975 et 1989 par la réforme du régime des relations de travail issue de la Révolution tranquille « qui a pu être une cause importante de la grave détérioration du climat social et de l’explosion salariale » de cette époque. La situation relative du Québec s’est par ailleurs beaucoup améliorée à partir de 1989 avec le retour de la paix sociale, la place accrue des femmes sur le marché du travail et la scolarisation plus marquée de la population active. Le travail de Fortin, bien que bref, complète et nuance celui de Gilles Paquet sur la Révolution tranquille, une période de l’histoire québécoise dont l’interprétation d’ensemble reste encore à entreprendre. On retiendra cependant que Fortin situe l’intervention de l’État québécois dans l’économie et les institutions dans un contexte plus large afin d’en mesurer la portée réelle.

Les Mélanges Paquet sont donc à lire pour en apprendre plus sur le travail d’un homme qui a ratissé large, qui a ouvert des perspectives nouvelles sur bien des questions en puisant dans plusieurs disciplines. L’ouvrage mérite aussi d’être consulté pour les études originales sur plusieurs questions de société, abordées dans l’esprit et les perspectives si caractéristiques des travaux scientifiques de Gilles Paquet.