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Voici un petit ouvrage collectif paru « à compte d’auteur » car il n’émane pas de presses universitaires ou commerciales mais directement de la « Chaire de recherche de l’Université d’Ottawa : enjeux sociaux et culturels dans une société du savoir ». Il est composé de trois articles précédés d’une brève introduction du titulaire de cette chaire, Patrick Imbert, qui signe aussi le premier chapitre intitulé « Société du savoir et transformations culturelles » qui forme près de la moitié de l’ouvrage. Le second de Robert Boily d’Inforex inc. porte sur les « Problématiques et défis liés au savoir scientifique et technologique à l’aube du XXIe siècle ». Enfin, le dernier chapitre signé par Pierre Lévy de l’Université d’Ottawa aborde la vaste question de la société du savoir et du développement humain à partir de sa propre conception de « l’intelligence collective ».

Ce qui frappe le plus dans ce petit ouvrage est le haut degré de généralité des discours et la grande quantité et diversité d’auteurs qui sont cités sans que cela semble bien nécessaire car rien n’est approfondi et tout reste à la surface des choses et ressemble souvent à du « name dropping ». Par exemple, on peut lire « comme le souligne Pierre Lévy, un cortex cérébral interconnecté mondial se met en place » (p. 40). Belle métaphore mais qui ne dit pas grand-chose en fait. On y trouve peu de données sur l’ampleur réelle de cette société du savoir au Canada par exemple où l’économie réelle semble encore fortement liée aux ressources forestières et minières. Les quelques statistiques proposées ne sont que livrées sans analyse (p. 67-70). Le tout est en effet un amoncellement de descriptions diverses sans trop de cohérence. On y propose des définitions diverses, mais peu utiles, dont celle sur le changement donne une idée du ton du livre : « Le changement peut être envisagé comme lié au déplacement et à la rapidité, et visant l’expansion maximum vue comme accumulation, complexification et destruction créatrice » (p. 35). Autre exemple d’un discours qui ne dépasse pas les généralités et présente comme allant de soi les prévisions souvent superficielles des gourous qui s’amusent (et s’enrichissent) à prédire l’avenir : « Les richesses créées dépendent de plus en plus des productions liées à la cybernétique, aux biotechnologies, et à leur capitalisation dans des banques de données comme les séquences d’ADN. On assiste à l’universalisation de la sémiotisation du monde naturel… » (p. 37). Évidemment, en disant « de plus en plus », on est immunisé contre l’erreur, mais on ne donne aucune idée de l’ampleur exacte des contributions de ces secteurs à l’ensemble de l’économie. Et ce, d’autant plus que « cybernétique » est un terme très vague. On se demande après cela comment il se fait que les sciences sociales sont parfois perçues comme du verbiage…

Le chapitre 2 aborde lui aussi des questions diverses sans trop d’ordre. L’auteur, qui présente davantage ses réflexions personnelles fondées sur quelques lectures de sources secondaires ou tertiaires, y donne même une liste des prix Ig Nobel, ces Nobel « ignobles » attribués aux auteurs de travaux scientifiques aux allures bizarres. Il aborde des sujets anciens comme les publications scientifiques et les fraudes mais sans trop se soucier des travaux des sociologues des sciences sur ces questions depuis des décennies. Enfin, au chapitre 3, Pierre Lévy présente son programme de recherche qu’il synthétise en un diagramme. Comme toujours dans ces schémas, les flèches joignent tous les éléments entre eux, ce qui montre bien que le monde est « complexe ». Ici « l’intelligence collective », placée au centre, est en lien avec le « capital éthique », le « capital pratique », « le capital communication » et le « capital biophysique », le « capital social » et le « capital épistémique ». Comme on vit dans l’ère des réseaux, chacun de ces capitaux correspond à un type de réseau : réseaux de vouloir pour l’éthique, de pouvoir pour le capital pratique, de savoirs pour le capital épistémique, documentaires pour le capital communication et enfin, réseaux corporels pour le capital biophysique. Tout étant relié à tout, un tel schéma peut donner l’illusion de tout comprendre enfin…

Résultat typique de ces nombreux colloques qui visent davantage les soi-disant « décideurs » que les véritables chercheurs, ce volume vient s’ajouter aux nombreux autres qui remplacent l’analyse des réalités concrètes par des prévisions de l’avenir conformes à ce que veulent entendre les « décideurs » à propos de cette « société du savoir » qu’ils ont toujours en bouche sans s’apercevoir que dans leur pratique quotidienne ils font pourtant l’économie de ces savoirs… On aura compris que je considère cet ouvrage inutile, sauf peut-être comme exemple pédagogique du type de discours à éviter si l’on veut vraiment tenter de comprendre la réalité au lieu de répéter en boucle les discours dominants dans un jargon encore plus impénétrable.