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Le positionnement politique de Dufour en matière linguistique est la prédominance du français sans exclusion de l’anglais. C’est la solution de la Cour suprême au sujet de l’affichage commercial, qu’il voudrait voir généralisée à tous les domaines de la communication publique : travail, administration publique, échanges commerciaux, etc. Sa position est modérée, rejetant autant l’unilinguisme français, qui ne reflète pas la réalité du Québec, que le bilinguisme généralisé qui lui semble suicidaire. C’est probablement la position que partagent la majorité des Québécois. Comme pour l’affichage commercial, l’application de cette politique est une question de dosage. Pour qu’elle s’applique réellement en effet, les Québécois francophones doivent profiter de leur statut de majorité et accorder une préférence marquée au français dans la communication avec les immigrants et les anglophones québécois bilingues. Une préférence marquée implique que le français soit la langue dans laquelle s’amorce la communication et que tout soit fait pour que la communication se poursuive en français dans tous les cas où l’interlocuteur peut échanger dans cette langue, même si ce n’est pas la langue dans laquelle il s’exprime le mieux.

La perception d’ensemble de Dufour est que les échanges linguistiques qui se produisent quotidiennement n’accomplissent pas son voeu politique. Il ne présente pas de données statistiques qui étayeraient sa perception. Il est vrai que ces données sont plutôt parcellaires. Il accuse l’Office québécois de la langue française (OQLF) d’avoir failli à son mandat de présenter le bilan qui révélerait ce qu’est la réalité. C’est en partie vrai, car l’OQLF a quand même déposé un rapport, cinq fascicules et au moins cinq études qui contiennent à n’en pas douter des données permettant de se faire une idée, même encore incomplète, de la situation. Il existe aussi nombre d’études fournissant des données qui ne manquent pas d’intérêt.

Dufour s’en réfère surtout à une étude publiée par le Conseil supérieur de la langue française en 2008 pour fonder son argument selon lequel on ne va pas dans la direction d’une application réussie de la politique de la prédominance. Quelques données présentées dans cette étude soulèvent chez lui les plus vives déceptions, car il y lit que, dans nombre de situations où ils devraient parler français, les jeunes avouent qu’ils ne le font pas et qu’ils optent pour l’anglais. Il explique ce fait par une « abdication identitaire ». Voilà le thème central de son livre.

C’est certainement une explication trop courte. D’abord, d’un point de vue scientifique, l’auteur ne peut citer aucune recherche qui étaye cette explication et pour cause, ces recherches sont à faire. Dans son livre, cette explication n’est tout au plus que de l’interprétation subjective. Il est vrai que les jeunes francophones sont bilingues dans une proportion plus élevée que jamais auparavant et que plusieurs n’ont pas de réticence à utiliser leur compétence en langue seconde dans la communication courante avec les anglophones et les immigrants. À juste titre, Dufour s’inquiète de l’impact de ces accommodements linguistiques sur l’incitation des non-francophones à parler français.

À ce stade de notre connaissance, il faut y voir le signe d’un changement de rapport à l’anglais qui pourrait être autre chose qu’une faiblesse atavique à affirmer une identité d’ascendance française. Utiliser l’anglais n’est pas renoncer à son identité, mais affirmer une autre identité plus complexe qui intègre la maîtrise de la langue majeure de la mobilité continentale et internationale. La recherche seule pourra dire ce qu’il en est. À la place d’approfondir cette question centrale, Dufour défend la proposition d’une société où l’application de la politique de la prédominance serait assurée par une masse d’unilingues poussés, par défaut, à imposer la prédominance du français quand le rapport de force leur est favorable. Un minimum de personnes bilingues pour communiquer avec l’extérieur et l’intérieur anglophone devrait suffire. La question à poser à ce propos est la suivante : par quel genre de politique arrive-t-on à favoriser cet état des choses ? Comment empêche-t-on les jeunes Québécois francophones qui en ont de plus en plus facilement l’occasion et le désir d’apprendre l’anglais pour augmenter leur mobilité et participer à la globalisation ? Qui décide qui aura le privilège de devenir bilingue et qui devra demeurer unilingue ? N’y a-t-il pas quelques problèmes de fond derrière un tel programme ? Ce n’est certainement pas en empêchant les jeunes de devenir bilingues que l’on peut assurer la prédominance du français, mais plutôt en refondant leur motivation à parler français non plus par défaut mais par préférence.

Le mérite du livre est de pointer un phénomène nouveau, celui d’un changement dans le rapport à l’anglais chez les Québécois, qui se manifeste comme une augmentation remarquable du bilinguisme et une certaine propension des francophones bilingues à utiliser l’anglais dans leurs rapports avec des non-francophones. Sa principale lacune est d’occulter la compréhension du phénomène en adoptant le positionnement d’un adulte qui se sent trahi par la génération suivante à qui il reproche de ne pas épouser les mêmes idéaux que lui.