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Les historiens, qu’ils soient spécialistes du Canada, ou plus spécifiquement du Québec, de la science ou de divers aspects de la culture, accueilleront avec bonheur cette nouvelle édition d’un classique, introuvable depuis quelques années. La très attendue réédition du livre Histoire des sciences au Québec, quelque vingt ans après sa première publication en 1987, nous fait aussi espérer qu’une version en langue anglaise paraisse bientôt, surtout à cause du nombre grandissant de cours offerts sur l’histoire de la science canadienne à travers le pays. La structure de cet ouvrage demeure inchangée depuis sa première parution. Par ailleurs, des ajouts à chaque chapitre rendent compte des développements clés depuis 1987 non seulement dans le domaine scientifique comme tel, mais aussi dans la publication de travaux historiques en lien avec le sujet. Certaines additions ont été apportées à la bibliographie mais, curieusement, plusieurs entrées que l’on trouve dans les notes en bas de pages révisées ne s’y retrouvent pas, donnant à penser que texte et bibliographie ont été élaborés par des personnes différentes qui, pour une raison quelconque, n’ont pas cru bon de comparer les nouvelles données.

Si l’on peut dire que l’interprétation générale de cette recherche d’envergure et bien documentée demeure intacte, la conclusion entreprend de clarifier trois importants problèmes soulevés dans des comptes rendus de l'édition précédente. Les auteurs soutiennent que, premièrement, « les institutions et la culture du Canada français ont été plus perméables qu’on ne l’a cru aux influences étrangères » (p. 468) ; que, deuxièmement, « l’Église ne s’est jamais formellement opposée au progrès des sciences, pas plus qu’au développement technologique et au progrès » (p. 469) ; et que, troisièmement, « [l]es historiens de la « modernisation du Québec », à la recherche des ruptures, doivent tenir compte du mouvement scientifique qui prend son élan en 1920 et du rôle intellectuel des scientifiques » (p. 470). Ainsi, il devint possible à la société québécoise d’entreprendre sa Révolution tranquille dans les années 1960. Sur ces trois points cruciaux, plus explicites dans cette seconde édition que dans la première, l’ouvrage réussit brillamment à éliminer tout présupposé d’exceptionnalisme au sujet de l’histoire québécoise, offrant en lieu et place une compréhension plus profonde de la science au Québec, qui, comme ailleurs, s’inscrit dans une perspective plus large et évolue, elle aussi, à l’intérieur d’un contexte complexe et dynamique (p. 463). Cette approche s’appuie sur des recherches érudites précédentes, dont celles menées par le très respecté historien de l’économie, Albert Faucher (1915-1992), qui a tant travaillé à l’époque pour percer les éternelles préoccupations culturelles des Québécois. Faucher, en particulier, s’attaque aux racines historiques de la perception au sujet du retard économique relatif du Québec dans la première demie du XXe siècle en y intégrant des données géographiques et technologiques plus larges. Pour tout ce que les auteurs perçoivent comme « effets pervers » résultant de la très longue domination de l’Église catholique sur les institutions scolaires et sociales (p. 469), les tenants de la thèse du retard économique auraient pu prendre en compte l’impact d’un J. W. Dawson tellement aveuglé par ses propres convictions religieuses qu’il n’a jamais cherché des alliés antidarwiniens parmi ses confrères francophones, dont l’abbé Léon Provencher.

Si la division tripartite d’une étude était le nec plus ultra en 1987, cette fois on aurait pu s’inspirer des idées analytiques plus nuancées publiées depuis. La première époque d’exploration qui se termine en 1815, quoique correctement caractérisée par la pratique de l’histoire naturelle, pourrait aujourd’hui être subdivisée en plusieurs phases comme le fait J. L. Heilbron dans son article intitulé « History of science » dans le Oxford Companion to the History of Modern Science (2003). Une approche plus subtile, telle celle de Heilbron, aurait permis d’inclure dans l’ouvrage non seulement des aspects environnementaux importants pour cette histoire de la science au Québec[1], mais aussi, pour une reconnaissance plus explicite, plus « décentrée », des contributions conceptuelles importantes (c’est-à-dire au-delà des spécimens de plante expédiés en France, par exemple) venant de la Nouvelle-France qui ont permis de nuancer les traditionnelles perceptions de la nature en Europe[2].

La deuxième période – qui se termine à la fin du XIXe siècle tout comme celle d’Heilbron du développement de la discipline classique et institutionnelle dans l’histoire de la science – a vu la prédominance de ce que John V. Pickstone a appelé « the analytical way of knowing » en science, enracinée profondément dans le projet plus large de la « rationalized production » par les processus modernisants d’industrialisation et d’urbanisation[3]. La perspicacité de Pickstone, qui nous ramène à Faucher, fournit une explication contextuelle solide pour des différences apparentes de plus en plus nombreuses entre les pratiques anglophone et francophone dans le domaine scientifique à cette époque au Québec : tandis que les premières s’articulent autour de l’axe Edinburgh-Glasgow construit sur les sciences de l’énergie, surtout avec la création de la Commission géologique du Canada et de la McGill School of Practical Science, les secondes s’inspirent d'autres traditions analytiques européennes, par exemple les applications astucieuses du politicien J. C. Taché à partir du premier recensement « scientifique » de la Province du Canada dans les années 1860[4].

La troisième période – qui va de 1860 à nos jours dans cet ouvrage, caractérisée par « l’institutionnalisation de la recherche et de l’enseignement supérieur » (p. 465) – pourrait utilement reprendre le terme « experimentalist » de Pickstone pour mettre en évidence les approches et objectifs de transformation et de synthèse qui ont marqué les moyens de savoir en science au XXe siècle. Que les auteurs aient choisi ou non de raffiner leur emploi répété du terme « recherche » pour caractériser cette période, ils auraient dû, au moins, évoquer les très importants changements des années 1920 surtout en ce qui concerne l’expérience culturelle particulière du Québec face à la Grande Guerre et la version québécoise de la prise de conscience de la part des Alliés du pouvoir de la science moderne qui a inspiré la mise sur pied du Conseil national de recherches en Grande-Bretagne et au Canada.

Luc Chartrand, Yves Gingras et Raymond Duchesne ont de nouveau fait équipe pour rendre disponible cet important travail de synthèse historique qui aura sans doute de multiples échos à l’étranger[5]. On espère ardemment que, pour une future troisième édition, les auteurs, dès l’introduction, situeront l’écriture de ce livre dans le contexte historique à partir de leurs propres points de vue, de leur formation et de leurs expériences respectives. Nous attendons donc avec impatience cette tout aussi importante contribution historiographique.