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John Demos est professeur d’histoire à Yale. Il a publié de nombreux livres, en particulier sur la vie des premiers colons de Nouvelle-Angleterre. Cette fois, il a cherché un sujet pour produire une « histoire narrative ». Ayant beaucoup étudié et écrit sur les premiers « colons » anglais, il voulait traiter des « peuples qui étaient déjà là » (préface, p. xi). Il a réussi à le faire à partir de l’histoire d’une captive qui a choisi de rester chez les Iroquois. Il s’agit d’une histoire bien documentée puisque le père de cette captive, le révérend John Williams, ne cessera de travailler à la libération de sa fille tant par ses voyages en Nouvelle-France que par ses nombreuses lettres envoyées au gouverneur de Boston ainsi qu’à d’autres leaders politiques et spirituels de Nouvelle-Angleterre jusqu’à sa mort en 1729. Dès le début, Demos explique son choix d’utiliser le terme « indien » plutôt que celui d’« autochtone », bien qu’aucun de ces deux termes ne le satisfasse vraiment.

Les lignes qui suivent présentent un bref résumé de l’histoire racontée. Le gouverneur Philippe de Rigaud, marquis de Vaudreuil, a besoin de prisonniers anglais qu’il pourra échanger pour faire libérer un certain nombre de prisonniers français détenus à Boston. Il veut, entre autres, récupérer un corsaire de grande renommée mais considéré par les Anglais comme un pirate abominable, le « Capitaine Baptiste », et, pour ce faire, il a besoin d’un prisonnier de rang égal. À cette époque, le nord de la colonie du Massachusetts se situe à la frontière du développement et est vulnérable. Un petit village aux fortifications déficientes, Deerfield, y est visé. Un pasteur jouissant d’une certaine renommée, John Williams, y vit avec sa famille. Il se présente comme un captif potentiel présentant une bonne valeur d’échange.

Vaudreuil prépare l’expédition au cours de l’automne 1703. Une cinquantaine de Français, soldats et officiers, ainsi que 200 Indiens en feront partie : Abénaquis de Saint-François, Hurons de Lorette et Mohawks de Kahnawake. Il convient de rappeler que la « Grande paix » de 1701 a réconcilié Iroquois et Français. Vaudreuil confie la direction de cette expédition à un jeune lieutenant dont la famille est renommée pour ses prouesses militaires : Jean-Baptiste Hertel de Rouville.

L’attaque aura lieu dans la nuit du 29 février 1704. Les combats se dérouleront entre quatre et neuf heures du matin. Des renforts viendront des villages voisins. Le bilan montre 48 tués, 112 prisonniers et 140 survivants. Plusieurs femmes et enfants périront dans les flammes de leur maison, d’autres sauvagement tués. Dix-sept maisons et leurs granges furent brûlées à l’intérieur et à l’extérieur du fort, 9 maisons resteront à l’intérieur du fort et 15 à l’extérieur. Du côté des assaillants, les témoignages des pertes sont contradictoires mais celles-ci peuvent être évaluées entre 40 et 50 tués dont trois Français et une dizaine de blessés. Parmi les captifs, se trouvent John Williams et son épouse, laquelle décédera au cours de la longue marche de retour vers Montréal qui durera jusqu’en avril, de même que cinq de leurs enfants dont leur fille Eunice (1696-1785). Celle-ci sera amenée captive chez les Mohawks de Kahnawake où elle passera le reste de son existence.

Une fois libéré, son père réussira à faire rapatrier ses autres enfants, mais Eunice refusera de retourner vivre en Nouvelle-Angleterre. Elle refusera de voir son père et de le suivre lorsqu’il fera des voyages pour aller la chercher à Kahnawake. En fait, une bonne partie du livre, à compter du deuxième chapitre (p. 47) porte sur les efforts de son père pour la ramener à Deerfield. Cela nous amène à connaître tant le mode de vie d’une famille de Nouvelle-Angleterre que celui des Iroquois, en particulier le système social des Mohawks de Kahnawake, village considéré à l’époque comme une sorte de république, ayant une forme démocratique de gouvernement et présentant un lieu d’échanges commerciaux prospère (p. 157).

Phénomène intéressant, bon nombre de prisonniers, tant anglais que néerlandais, décidaient de demeurer chez les Mohawks et de s’intégrer à cette société. Ce nombre était plus grand chez ceux qui avaient été faits captifs plus jeunes de même que parmi les femmes (p. 195). Demos tente d’expliquer ce phénomène en se référant aux historiens qui ont étudié les moeurs et coutumes des Iroquois, en particulier des Mohawks. L’espace laissé à chaque personne y était plus grand que dans les sociétés européennes de l’époque, les normes sociales y étaient moins rigides, les femmes y exerçaient un pouvoir qui leur conférait une supériorité certaine : elles étaient propriétaires des champs et des récoltes, décidaient du sort des captifs, des guerres, des mariages, et des éléments majeurs qui influencent la vie des sociétés (p. 194-195).

Demos livre une oeuvre remarquable, extrêmement bien documentée : le livre comprend 47 pages de notes et références. Le récit se lit comme un roman et reflète une profondeur exceptionnelle quant à la toile de fond des enjeux, des acteurs et des tensions entre la Nouvelle-France et la Nouvelle-Angleterre à cette époque. Le récit permet de vivre l’histoire en se plaçant dans les diverses perspectives des acteurs de l’époque. Il s’agit d’un ouvrage qui permet de comprendre à travers l’histoire d’une personne tant le fonctionnement d’une société indienne que la vie d’une famille de Nouvelle-Angleterre.

Ce récit n’est pas sans susciter un certain nombre de réflexions chez le lecteur. Par exemple, au travers des différents faits rapportés, nous sommes amenés à comprendre les complexités de l’organisation de la Nouvelle-France où les ressources étaient limitées, où les prisonniers de guerre n’étaient pas gardés dans des lieux de détention prévus à cet effet comme c’était le cas à Boston, mais essentiellement chez les Indiens tandis que bon nombre d’enfants étaient hébergés et même parfois adoptés par des familles de Français. Cette façon de faire était plus économique mais rendait les échanges de prisonniers plus difficiles à gérer car le gouverneur devait négocier non seulement avec les Anglais mais aussi avec une panoplie d’instances qui considéraient les captifs comme du butin de guerre. Il est intéressant de voir jusqu’à quel point le gouverneur Vaudreuil était personnelle­ment impliqué dans tous ces échanges de prisonniers, comment il mettait la main à la pâte, un peu comme un dirigeant de PME qui touche à tout. On ne peut qu’être impressionné par son sens de l’organisation et sa grande efficacité, le tout étant décrit par un historien dont on ne peut s’attendre à un parti pris trop favorable au sujet du gouverneur français.

Le récit nous fait comprendre à quel point tout le système de défense de la Nouvelle-France était articulé autour d’une multiplicité d’alliances fragiles avec des tribus indiennes aux coutumes différentes et qui n’avaient pas l’habitude d’oeuvrer ensemble. Plusieurs avaient même été dans le passé des ennemis traditionnels, comme cela avait été le cas, entre autres, des Hurons et des Iroquois. Le récit permet de voir les tensions et les discordes entre ces tribus, tout au long de l’expédition, par exemple, en ce qui a trait au partage des prisonniers. Le lecteur constate que les chefs militaires français avaient développé une façon relativement moins coûteuse de faire la guerre. Mais ils devaient passer beaucoup de temps et avaient développé des expertises particulières pour négocier les différends entre tribus indiennes. Ils devaient tenir compte de ces différences lors de la conception et de la mise en oeuvre de toutes les activités d’une expédition, et en particulier de leurs stratégies militaires.

Nous sommes amenés à prendre conscience de l’influence qu’ont pu exercer les dizaines de missives envoyées par le révérend Williams ainsi que par d’autres leaders religieux et sociaux au gouverneur de Boston, missives qui décrivaient les atrocités commises par les Indiens au cours des expéditions menées avec leurs alliés français. Ces missives circulaient des deux côtés de l’Atlantique. La compassion de ces parents qui avaient été témoins des massacres de leurs proches ne laisse pas indifférent. Cette activité médiatique soutenue sur plusieurs décennies a certes fini par exercer un pouvoir d’influence sur l’ensemble des sociétés anglaises et américaines de l’époque.

Le livre permet aussi de comprendre les causes profondes qui conduiront les habitants de la Nouvelle-Angleterre à vouloir se débarrasser à tout prix de ces expéditions guerrières et massacres qui causaient morts et destructions et rendaient leur développement difficile. Un ensemble de raisons peuvent sans doute expliquer pourquoi on en était venu en Nouvelle-France à faire la guerre à l’indienne, une manière plus sauvage et plus totale que ce qui était la tradition européenne. Cette façon de faire allait permettre à la Nouvelle-France de survivre en utilisant moins de ressources mais, à long terme, elle est probablement devenue une des raisons qui ont causé sa perte. En fait, les alliances avec les Indiens ont fait en sorte que ce type de guerre a fini par être pratiqué à différents degrés par tous les belligérants. Mais quelles auraient pu être les alternatives ?

Il convient de souligner l’excellent travail de la traductrice qui note l’ampleur du travail de recherche réalisé pour remonter aux sources afin de citer les versions originales des nombreux documents français auxquels il est fait référence dans le texte.