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Les recherches sociographiques et historiques ont montré que la société québécoise avait profondément changé lorsque débuta officiellement la modernisation des institutions associée à la Révolution tranquille, après le décès de Maurice Duplessis en 1959. L’après-guerre 1939-1945 est en effet caractérisé au Québec par ce que nous avons appelé ailleurs le décalage entre les genres de vie d’un côté – les moeurs, les manières de vivre, la vie quotidienne, l’urbanisation, etc. – et les institutions et les normes sociales dominantes, de l’autre. Les Québécoises avaient alors largement commencé à limiter le nombre de naissances, l’urbanisation s’accélérait avec le développement des banlieues, la radio d’abord, puis la télévision ouvraient les fenêtres sur le monde, les emplois de cols blancs augmentaient en nombre et la société de consommation s’implantait partout, à la campagne comme à la ville. L’enquête de Marc-Adélard Tremblay et Gérald Fortin, Les comportements économiques de la famille salariée au Québec (1964), a bien montré que la société québécoise de l’époque n’était plus « la société traditionnelle » que certains dépeignaient encore dans leurs écrits et dans les romans du terroir (mais l’avait-elle déjà été ?) et qu’elle était déjà bien de son temps, engagée dans le fordisme mais aux prises avec un cadre législatif dépassé.

L’ouvrage de Marc Robitaille propose un portrait des années 1950-1959 – avant le début officiel et le plus communément admis de la Révolution tranquille – décrivant en détails la vie familiale, l’éducation et la santé vécues au quotidien, la vie économique, la vie religieuse, les loisirs et les vacances ainsi que la vie culturelle et les médias de la société québécoise, qui apparaît alors, avec le support d’une riche iconographie, en pleine ébullition. On ne cherchera pas dans cet ouvrage, à visée d’abord descriptive, d’interprétation historique ni d’exploration de thèses sociologiques, car il offre plutôt le portrait – bien réussi, il faut le souligner – de toute une époque. L’accent est mis sur l’avènement de la société de consommation marchande et son impact sur les modes de vie, mais de nombreuses allusions sont faites aux valeurs et aux normes sociales de ce temps, alors que la pratique religieuse catholique était encore élevée, que le divorce n’était pas encore légalisé, que les femmes étaient considérées comme mineures sur le plan légal, que « les pères ne poussaient pas un carrosse de bébé dans la rue », que le port de la ceinture en auto était inconnu et que les enfants « illégitimes » étaient confiés en adoption.

L’ouvrage décrit minutieusement l’arrivée des principaux biens de consommation durables – auto, équipements ménagers, équipements de loisir, premiers appareils de divertissement – mais aussi celle des biens de consommation les plus courants, alors nouveaux, comme les boîtes de « kleenex », les tampons « tampax » ou les produits de soins personnels Avon. Défile ainsi d’un chapitre à l’autre la présentation détaillée de tout ce qui était alors considéré comme des marques de progrès.

La vie matérielle à l’hôpital et à l’école n’est pas oubliée, avec la description du quotidien des malades et des élèves, sans oublier la vie de pensionnaire dans les 45 collèges classiques pour jeunes hommes et les 16 collèges pour jeunes filles (ce qui rappellera des souvenirs plus ou moins heureux aux lecteurs âgés de plus de 55 ans, comme l’assistance obligatoire à la messe du matin, après une brève période d’étude en salle commune, le tout avant le petit déjeuner…). Reflet de la division du travail caractéristique de l’époque, le Québec comptait alors 66 écoles normales pour filles et 6 seulement pour les garçons, nombre auquel il faut cependant ajouter 14 scolasticats pour la formation des frères enseignants. L’ouvrage donne aussi certaines anecdotes sur la vie des universitaires, comme le rappel que les professeurs de l’Université Laval étaient invités, en début d’année universitaire, « à renouveler annuellement, lors de la messe du Saint-Esprit qui marque la reprise des cours, la profession de la foi catholique et le serment anti-moderniste » (p. 79). Époque qui paraîtra bien lointaine aux jeunes lecteurs d’aujourd’hui, mais qu’ont connue leurs parents et leurs oncles et tantes des premières cohortes de baby-boomers. Le gouvernement Duplessis a construit 3 600 écoles dans les années cinquante, un rattrapage qui n’a pas empêché le Québec d’occuper le dernier rang au Canada pour le niveau de scolarité de sa population en 1959, à l’aube du changement de régime. Rappelons au passage que les résultats du Recensement de 1961 avaient causé tout un choc aux élites québécoises de l’époque et aux élus du gouvernement Lesage, qui avait alors mandaté les membres de la Commission Parent pour étudier les solutions à apporter à cette situation jugée « catastrophique ».

La description de la vie économique – et en particulier celle de l’effervescence du commerce – est bien détaillée, avec de nombreux exemples illustrant à quel point les comportements de consommation changeaient rapidement. L’auteur souligne que le premier vol régulier Montréal-Paris a été inauguré le 3 octobre 1950 et que la Trans-Canada Airlines (ancêtre de l’actuel Air Canada) a augmenté ses ventes moyennes annuelles de billets d’avion de 750 000 en 1950 à 3 200 000 en 1959. L’ouvrage décrit aussi l’occupation des temps libres, marquée par la marchandisation accélérée des loisirs et, notamment, l’arrivée des jouets « achetés » à l’intention des enfants nés dans l’après-guerre, comme les premières « poupées Barbie » et les camions « Tonka », en métal très robuste. Les 225 premiers Ski-Doo de Bombardier sont sortis de l’usine de Valcourt en 1959, le Carnaval de Québec est né à l’hiver 1955 et les OTJ (Oeuvre des terrains de jeux) ont occupé pendant l’été les nombreuses cohortes d’enfants élevés dans les villes, en forte croissance démographique. L’auteur rappelle que la majorité des partisans de l’équipe de hockey Les Canadiens qui assistaient aux matches étaient des hommes « portant complets et chapeaux » et qu’il y avait peu de femmes et de jeunes dans les gradins.

Enfin, la description de la vie culturelle n’est pas négligée dans le livre de Robitaille. De 1950 à 1959 il se publie moins de 20 romans par année ; la poésie est fortement représentée (Alain Grandbois, Gaston Miron, Anne Hébert, Rina Lasnier), mais elle « n’est pas nécessairement lucrative pour ses auteurs », et le Québec d’alors compte très peu de bibliothèques publiques, le fait est connu et a été longtemps déploré. Le premier numéro de Playboy arrive au Québec en 1953, avec en vedette nulle autre que… Marilyn Monroe. (Les curieux iront voir sa photo reproduite page 267 dans l’ouvrage.) La télévision s’implante rapidement et le téléroman La famille Plouffe démarre en 1953.

J’arrête ici l’énumération des faits, accompagnés d’une riche iconographie, rapportés par l’auteur. L’ouvrage se termine par l’évocation, trop brève et allusive, de certains « enjeux de société », notamment l’état des institutions religieuses et politiques, sans oublier le syndicalisme. Cet ouvrage est agréable à parcourir en parallèle à la lecture de travaux savants qui se penchent sur l’interprétation à proposer de cette période fascinante – marquée par l’arrivée de la nouvelle culture matérielle qui n’a cessé de s’étendre jusqu’à nos jours – mais dans le contexte d’une société encore prise dans le carcan d’institutions publiques de moins en moins adaptées aux changements et dans celui de valeurs et de normes sociales sur le point d’éclater, de quoi alimenter une interprétation assez matérialiste du changement social, mais l’espace manque ici pour nous engager plus avant sur ce terrain.