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L’ouvrage de Danielle Gauvreau, Peter Gossage et Diane Gervais a pour objectif de comprendre le déclin de la fécondité au Québec entre 1870 et 1970 à partir de facteurs propres à la société québécoise. À cet égard, les auteurs entendent montrer que le Québec ne correspond pas au portrait souvent brossé d’une société traditionnelle, en retard sur les changements de son époque et qui aurait fait son entrée dans la modernité seulement lors de la Révolution tranquille. Malgré la surfécondité constante des Québécoises comparativement au Canada anglais, le déclin de la fécondité au Québec s’est amorcé dès la fin du 19e siècle et s’est poursuivi tout au long de la période étudiée.

L’idée centrale de l’ouvrage s’articule autour de deux réalités sociohistoriques. D’une part, la société québécoise est affectée par le développement du capitalisme industriel qui implique l’urbanisation et la prolétarisation des modes de vie. Ces transformations conduisent les hommes et les femmes à des aspirations familiales différentes qui se traduisent par une baisse des taux de fécondité dans les secteurs touchés par l’industrialisation. D’autre part, dans un contexte social et culturel où dominent les prescriptions de l’Église catholique, le déclin de la fécondité au Québec est ralenti jusqu’aux années 1960. La démonstration de Gauvreau et al. vise ainsi à rendre compte de cette tension grandissante au cours du 20e siècle entre des conditions matérielles menant à la réduction de la taille des familles et la soumission à la morale conjugale catholique qui interdit « l’empêchement de la famille ».

L’enquête prend appui sur trois types de données qui forment les trois parties de l’ouvrage en puisant dans les perspectives disciplinaires distinctes de chacun des trois auteurs. Dans la première partie, ceux-ci situent le déclin de la fécondité au Québec dans son rapport avec les discours publics en matière de procréation par l’analyse de multiples sources écrites pour la période antérieure à 1920, et la synthèse des études publiées jusqu’en 1960. L’analyse des transformations des discours publics suivant la baisse de la fécondité fait ressortir d’une manière macroscopique « le caractère spécifique de la société québécoise, mais aussi son appartenance à un monde occidental secoué par les bouleversements économiques et les crises politiques » (p. 12).

La seconde partie repose sur un portrait statistique qui laisse voir que la baisse de la fécondité au Québec ne s’est pas produite d’une manière homogène. Les hommes et les femmes ont adopté des comportements reproductifs différenciés selon divers facteurs socioéconomiques et culturels. D’une part, les auteurs observent un maintien des écarts de fécondité significatifs entre les gens qui vivent la réalité de l’industrialisation et ceux qui conservent un mode de vie axé sur la terre. D’autre part, l’appartenance linguistique et religieuse est un facteur significatif dès le début du 20e siècle, les franco-catholiques affichant un taux de fécondité supérieur à celui des anglo-protestants. Ces écarts perdurent et s’accentuent jusqu’aux années 1950.

Enfin, au moyen d’entretiens fort intéressants réalisés avec des membres du clergé, des médecins catholiques et des personnes ayant vécu maritalement, la troisième partie s’intéresse aux processus menant aux choix et aux stratégies développés par les individus en matière de procréation dans la période 1930-1960. Dans un contexte où seules les pratiques de continence périodique sont tolérées afin de limiter la taille des familles, les témoignages des acteurs font ressortir la tension engendrée par la volonté des hommes et des femmes de réguler les naissances tout en restant fidèles à la morale conjugale catholique. Selon les auteurs, « la transgression peut masquer imparfaitement un fort attachement aux rites religieux, tandis que la conformité peut révéler une confusion entre valeurs religieuses et valeurs sociales » (p. 158).

S’inscrivant dans une approche institutionnelle de la fécondité, Gauvreau et al. s’appuient sur un cadre conceptuel souple qui favorise la compréhension fine des forces à l’oeuvre dans le processus de transition de la fécondité au Québec. À cet égard, prendre en considération tant les facteurs matériels que culturels enrichit et renforce considérablement la démonstration. Comme le rapportent les auteurs, certaines théories classiques s’attardent à rendre compte des transformations matérielles pour expliquer le déclin de la fécondité en négligeant l’effet des facteurs culturels. À l’opposé, d’autres théories veulent montrer que seule la diffusion de valeurs modernes suscite une volonté de réduction de la taille des familles. Force est de constater que la démonstration de Gauvreau et al. sensibilise à l’importance tant des facteurs matériels que culturels.

La force de cet ouvrage réside dans la diversité des matériaux analysés : analyses statistiques, témoignages et analyses de discours publics. Poser le regard à partir de trois angles d’analyse différents permet de dépasser les limites de chaque méthode. Les analyses quantitatives sont particulièrement efficaces pour rendre compte de l’évolution des comportements reproductifs des individus selon leurs appartenances culturelles et leurs caractéristiques socioéconomiques. L’analyse des discours publics permet plutôt de rendre compte du rapport entre la baisse de la fécondité et les idées exprimées à son propos, laissant voir le contexte général dans lequel s’effectue le processus de transition de la fécondité, ainsi que les acteurs sociaux sensibles aux enjeux relevant de ce phénomène. Enfin, l’approche biographique enrichit considérablement la démonstration en accordant une place importante à l’acteur et à son vécu. Les témoignages permettent une analyse fine des choix reproductifs des hommes et des femmes et de leur articulation avec les rapports sociaux de sexe. Ainsi, le recours à trois types de données offre l’avantage d’aborder la question du déclin de la fécondité à plusieurs échelles d’observation.

Par contre, l’ouvrage présente une faiblesse quant à la cohérence d’ensemble. Si les différentes méthodes d’investigation se complètent, elles ne se répondent pas. Il ne s’agit pas d’incohérences logiques dans l’argumentation développée par les auteurs, mais plutôt d’une absence de dialogue entre les différentes parties de l’ouvrage. Certes, le lecteur parvient à saisir le sens de l’argumentation développée, mais l’enchaînement des sections ne va pas de soi. Par exemple, l’analyse des discours publics des années 1920-1930 a permis de faire ressortir l’émergence progressive d’un discours faisant état des problèmes sociaux liés à la famille nombreuse. Dans le contexte de la crise économique, la pauvreté, la misère et la mortalité infantile des familles ouvrières rendent illégitime la tenue d’un discours populationniste glorifiant la vertu des familles nombreuses. Or, la section suivante qui rend compte des résultats statistiques de l’étude n’aborde que très indirectement la pauvreté, en plus d’évacuer complètement la mortalité infantile au cours de la décennie 1930. D’une certaine manière, cet ouvrage semble en partie inachevé, en ce sens qu’il apparaît moins comme le fruit d’une collaboration étroite entre trois chercheurs que le résultat de la mise en commun de trois contributions individuelles.

Enfin, si l’étude des discours publics et les témoignages des acteurs ont permis des analyses riches et des interprétations stimulantes, force est d’admettre que la présentation des résultats de l’assise statistique est décousue et aride à la lecture. Des données se succèdent rapidement sans trop d’explications. Certes, le lecteur initié à l’analyse quantitative comprend qu’il existe des écarts de fécondité selon l’appartenance culturelle et les caractéristiques socioéconomiques. Mais l’interprétation générale des résultats est excessivement discrète, une phrase parfois suffit à résumer une abondance de données.

En dépit de ces faiblesses, l’enquête menée par Danielle Gauvreau, Peter Gossage et Diane Gervais s’avère une source importante pour une relecture de l’histoire du Québec et de son entrée dans la modernité. L’ouvrage de Gauvreau et al., sans nier l’importance des multiples changements des années 1960, permet sans contredit de situer l’apparition du libéralisme québécois et l’avènement de la modernité bien avant la Révolution tranquille. De manière générale, Gauvreau et al. réussissent à mener à terme une interprétation « révisionniste » du déclin de la fécondité au Québec au cours de la période 1870-1970.