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Si les histoires de collèges constituent un genre en soi, la récente monographie consacrée au Séminaire Saint-Joseph de Trois-Rivières en représente certainement une manifestation à tous égards exemplaires. Rédigé dans une langue franche et complice par le supérieur actuel de l’établissement, une école secondaire privée catholique agréée par le gouvernement du Québec, édité et préfacé par Denis Vaugeois, un ancien du collège, révisé notamment par l’historien René Hardy, un autre ancien, publié à l’occasion des 150 ans de la maison, l’ouvrage est sans ambiguïté inscrit dans la logique de l’alma mater. L’exercice d’autocélébration offre un double intérêt. Comme récit historique, il livre au public une foule d’informations précieuses qui font de son objet un cas utile à la reconstitution de l’évolution des collèges classiques, si centraux dans l’histoire des élites masculines du Québec. Comme produit contemporain d’une institution, il se présente comme un document permettant de saisir certaines stratégies de promotion employées dans un marché concurrentiel.

Sur le plan du récit historique, on est inévitablement amené à tenter de partager ce qui, dans cette trame, relève du particulier de ce qui relève du général. Nous sommes en cela peu aidés par l’auteur qui trace l’histoire de son collège sans chercher à la replacer dans un contexte qui dépasse l’échelle locale. Né un peu tardivement à l’initiative de notables trifluviens, l’établissement connut des débuts difficiles en particulier en raison de l’hostilité d’une maison voisine et plus ancienne, le Séminaire de Nicolet. Les difficultés financières de la corporation, l’incapacité des pouvoirs publics à assurer un soutien suffisant, les limites évidentes de la capacité de payer des familles qui poussent à diversifier les programmes pour élargir le bassin de recrutement : autant de traits identifiables dans les commencements de nombreuses institutions du même type et qui conduisirent les acteurs vers une solution commune : se placer sous la tutelle de l’Église catholique. Le « Collège des Trois-Rivières » devint le « Séminaire Saint-Joseph » en 1874. Cette mutation ne changea pas le quotidien des enfants : enseignements, discipline et personnel étaient avant l’affiliation diocésaine compatible avec la promotion des vocations sacerdotales et l’évêque ne tenta pas de faire de l’établissement un petit séminaire « pur », comme on disait à l’époque, c’est-à-dire fermé aux préoccupations professionnelles laïques. Pourtant, le quasi-monopole clérical sur la formation des élites nationales aura sans doute d’autres effets que la croissance du nombre des candidats à la prêtrise ; cette question reste largement à traiter par la recherche historique.

Comme ailleurs au Québec, la section commerciale s’avéra particulièrement dynamique, même si les maisons ont en général tendance à gommer de la mémoire institutionnelle la vigueur de cette filière moins prestigieuse. À quelques reprises, l’auteur aborde l’épineux problème de l’origine sociale des élèves. Faute d’une démarche adéquate, il ne peut que livrer des généralités et affirmer, sans pouvoir le prouver, que le Collège n’était pas, et n’est pas, une « école de riches » (p. 220). La rhétorique égalitariste des adversaires du secteur privé poussa en effet ce dernier à développer dès le 19e siècle un contre-discours visant à convaincre l’opinion de son accessibilité. La politisation de la question n’aide pas à y voir clair et, là encore, une étude scientifique, qui tiendrait compte des filières, des possibilités offertes par l’externat et surtout se fonderait sur une lecture fine du corps social, est attendue.

Jean Panneton suit avec intelligence les actions des dirigeants du collège, qui se débattirent avec des problèmes constants de financement, particulièrement liés à la nécessité d’assurer continûment la croissance de la capacité d’accueil. Il montre la précarité d’une institution qui doit sans cesse inventer de nouvelles sources de crédits et dépendre pour cela des volontés de ses multiples bailleurs de fonds. Les parents produisent les revenus ordinaires, mais il faut être créatif pour subventionner des projets de développement : c’est ici que les réseaux cléricaux et bourgeois sont mobilisés. Les milieux populaires contribuèrent d’une manière plus indirecte à la survie d’un établissement qui ne les concernait que marginalement : en fournissant sans doute le gros des effectifs des religieuses chargées de l’entretien, du linge et des cuisines pour un salaire dérisoire. L’auteur leur rend un bel hommage. Il est possible de croire que les professeurs ecclésiastiques, travaillant eux aussi pour peu d’argent, étaient en majorité issus des familles parmi les plus modestes ayant pu envoyer un fils au cours classique.

L’auteur met les affaires de gestion assez en avant, ce qui rejette un peu dans l’ombre d’autres aspects, tels que le vécu des enfants et des adolescents ou l’histoire des matières scolaires. On ne saurait lui en tenir rigueur. D’une part, c’est un défaut commun de ce champ historiographique, encore assez dominé par les logiques institutionnelles. D’autre part, l’insistance sur les questions matérielles permet les développements les plus neufs de l’étude, particulièrement dans les sections qui abordent la mutation des années 1960. Les rapports Lafrenière (1956) et Parent (1961) ouvrent une période ambiguë, faite d’espoirs d’une croissance possible vers le niveau universitaire et de remises en cause fondamentales : « Est-il encore un devoir, pour l’Église, de maintenir et d’administrer une école, à la poursuite d’autres objectifs que la religion et la patrie ? » (p. 204). Les modifications du programme, la chute des vocations et la nécessité de payer des professeurs laïcs, la fin officielle du monopole clérical sur les études menant à l’université, plongeaient l’institution dans une crise protéiforme et violente. Les idées de tradition et de distinction sur lesquelles était fondée la stratégie de recrutement de l’établissement semblaient soudainement démodées.

C’est ici que l’objet de ce livre peut être appréhendé au-delà du travail historien comme un document pour analyser le spectaculaire processus de reconstruction identitaire opéré par le secteur privé catholique depuis les quarante dernières années, avec un succès manifeste. La contribution de Jean Panneton illustre en effet de manière saisissante à quel point le discours rancunier sur la « fin des collèges classiques » (même si une nostalgie continue d’inspirer certains passages de l’ouvrage, public des « anciens » oblige) a été dépassé pour laisser place à une lecture optimiste de l’histoire institutionnelle qui renoue le fil entre « Le bel aujourd’hui » (titre de l’importante quatrième partie) et les glorieuses pages d’un passé qui n’est plus révolu. La mixité, la démocratie étudiante, la laïcisation et la féminisation du personnel, sa syndicalisation, la modernisation même des savoirs, sont ici présentés comme des évolutions globalement positives qui interviennent sur un fond de continuité composé d’éléments qui forment une image de marque : importance de l’encadrement et des valeurs chrétiennes (mais ouverture à la diversité), sélection des élèves et des professeurs, ancienneté et respectabilité de la maison. Ce livre est donc une belle réussite, qui renoue avec succès avec la formule qui définit le genre : l’illustration d’une modernité déployée sur fond de tradition. Il est encore richement illustré.